Relisons Marcuse pour comprendre la France de Sarkozy

par Bernard Dugué
mercredi 30 mai 2007

Les élections récentes ont marqué, à travers les résultats des deux scrutins, une rupture dans la vie politique. En deux mots, l’opposition historique gauche/droite, celle issue de la Troisième République, puis refondue après 1971 et le congrès D’Epinay, elle-même héritée du clivage gaullisme/communisme, n’est plus. Cette opposition a non seulement fourni du sens aux individus, à travers les pratiques discursives, mais elle a constitué une force historique, une puissance de transformation de la société, accompagnant les nouvelles aspirations nées de la civilisation et du progrès matériels. En vérité, cette opposition n’a pas disparu mais son impact a fortement diminué. Pour preuve, les résultats très médiocres de la gauche antilibérale qui pourtant n’a pas démérité dans la campagne. Le Pen s’est effrité avec son nationalisme dépassé (et sa morale récupérée par la droite républicaine) alors que Sarkozy l’a emporté au premier puis second tour en proposant une synthèse pragmatico-morale et historique.

Les analystes politiques n’ont pas vraiment brillé, tant pendant la campagne qu’après les résultats, lorsque la passion une fois éteinte, la pensée reprend ses droits et ses prérogatives sur un réel qu’elle sonde pour en saisir la vérité. Par contre, le commentaire de style sportif ne nous a pas été épargné. Madame Royal et sa distance avec les gens, son attitude moderniste, les éléphants ci, les militants ça, les réactions à chaud de DSK, pas très à propos le soir du vote, les atermoiements des Lang et Fabius, les récriminations contre Hollande, l’observation du positionnement, les guerres de clans. Vous êtes archaïques au PS, vous avez été ringardisés, vous n’avez pas écouté vos mentors, Rocard, Kouchner, vous n’avez pas réformé vos idées, vous n’êtes plus dans le coup, etc. Voilà la vulgate que répandent les médias. Allégoriquement parlant, c’est comme si on avait assisté à une compétition de saut en hauteur avec un parti pratiquant le saut dorsal, et un autre, le PS, adoptant le ciseau ou le rouleau, comme on faisait sur les stades en 1960.

Pourtant, quelques ouvrages de penseurs permettent de comprendre les grandes lignes de ce qui s’est passé en France et ailleurs ces dernières années. Je verrais bien Foucault convoqué au procès de l’histoire présente pour témoigner sur la théorie politique et les glissements de pouvoirs, sur l’Etat, l’individu, le droit etc. Mais si je devais en choisi un seul, c’est Marcuse que j’inviterais à la barre, avec son livre majeur, L’Homme unidimensionnel. Marcuse est connu comme l’un des acteurs de l’école de Frankfort où s’est développée la théorie critique. Mais que signifie critique, mot issu du grec krisis signifiant décision ? Critiquer, c’est donc trancher mais aussi, séparer. En distillation, le point critique permet de séparer les substances d’une solution, l’alcool du vin par exemple.

Dans le cas de l’analyse effectuée par Marcuse, la critique sépare un ensemble relativement homogène, celui du système intégrateur, technique, social et politique, créateur de normes et directives, d’un autre ensemble, celui des forces sociales amenées à faire « éclater » le système en vue d’une émancipation généralisée de ses membres. Il n’a échappé à personne le lien entre ce propos édité en 1964 et les mouvements de la jeunesse qui, par coïncidence des dates, ont commencé en 1964 à Berkeley pour culminer en 1966 puis décliner dans cette localité alors qu’à l’échelle mondiale, la rébellion juvénile et critique devait durer une bonne décennie, entrecoupée de l’emblématique Mai 68. Voici quelques citations du maître livre de Marcuse

« Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui, à son tour, dirige le progrès et crée des formes de vie (et de pouvoir) qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes, et de ce fait rendre vaine toute protestation au nom des forces historiques, au nom de la libération de l’homme » (L’Homme unidimensionnel, Minuit, p. 18)

« L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie » (p. 16)

« A mesure qu’il se développe, il façonne l’univers du discours et de l’action, de la culture sur le plan matériel et intellectuel. Par le truchement de la technologie, la culture, la politique et l’économie s’amalgament dans un système omniprésent qui dévore et repousse toutes les alternatives » (p. 22)

« L’indépendance de pensée, l’autonomie, le droit à une opposition politique sont privé de leur fonction essentiellement critique dans une société qui, par son organisation, semble chaque jour plus apte à satisfaire les besoins individuels. Une telle société peut exiger l’acceptation de ses principes et de ses institutions ; il faut débattre des alternatives politiques et les rechercher à l’intérieur du statu quo, c’est à cela que se réduit l’opposition (...) La fin de la rationalité technologique est un objectif que pourrait réaliser la société industrielle. C’est la tendance contraire qui s’affirme actuellement (...) Le totalitarisme n’est pas seulement le fait d’une forme spécifique de gouvernement ou de parti ; il découle plutôt d’un système spécifique de production et de distribution parfaitement compatible avec un pluralisme de partis, de journaux, avec la séparation des pouvoirs » (p. 28-29)

On pourrait multiplier les citations à souhait tant ce livre de Marcuse colle de près aux tendances de notre époque, de 2002 à 2012. Pourtant, ce propos a été pensé par l’auteur sur la base d’une observation minutieuse d’une société particulière, celle des Etats-Unis, à une période décisive, les années 1960. A souligner l’excellente traduction dont a bénéficié ce livre, supervisée par Marcuse lui-même. En un clin d’œil, l’esprit qui connaît l’histoire du XXe siècle se saisit du sens des élections en 2007. On sait que dans les années qui ont suivi Mai 68, les forces émancipatrices ont gagné un peu de terrain et quelques batailles. Mais en 2007, c’est bien un anti-mai que représente l’élection de Sarkozy. Non pas une liquidation comme il s’est plu à le dire pour satisfaire le ressentiment populiste droitier lors des meetings de campagne, mais plutôt une synthèse hégélienne qui dépasse Mai en le niant mais en conservant quelques traits, ceux qui peuvent s’intégrer dans la conduite du système technicien. Autant dire que le retour en grâce de Marcuse (et quelques autres) s’annonce si l’on veut comprendre ce qui va se passer les prochaines années. Deux ou trois traits essentiels peuvent être soulignés en faisant coïncider les extraits ci-dessus et le cours actuel des événements.

Le trait dominant est certainement l’emprise de la technologie sur la société, au point que l’opposition politique soit condamnée à une alternative, ou bien se radicaliser, comme le fait la gauche antilibérale avec ses archaïsmes hélas, ou bien s’accorder aux tendances à l’efficacité, au pragmatisme, chose qu’a tentée le PS et qu’a mieux réussi la droite qui, elle, n’a pas peur de foncer dans la culture du progrès technique. Pour illustration, on mentionne cette idée de franchise annuelle dans les soins médicaux, additionnée à la franchise à l’acte déjà en vigueur. Le vocabulaire est le même que celui des assurances automobile. Une maladie est un accident de la vie qu’on va réparer dans un garage de soins et qui sera remboursé avec une assurance prévoyant une franchise.

D’où un second trait, corrélé au premier. Celui d’un discours intellectuel et politique façonné selon les nécessités du système. On l’a constaté dans les interventions des socialistes et encore plus dans les discours de droite. Résultats, évaluation, performance, efficacité. Le travail crée du travail. Gagner plus en travaillant plus. Bouclier fiscal, compétitivité, effort. Gestion, réforme, pilotage. Formation, employabilité... Et j’en passe. Tous les observateurs auront constaté l’évolution de cette novlangue technico-politique adaptée à l’usage du système technicien. On est parfaitement dans la conjoncture tracée par Marcuse (p. 22), celle d’un amalgame du discours au système technologique qui absorbe en le façonnant le politique, le culturel, l’intellectuel (à noter un constat similaire dès 1932 par Jünger. Le travailleur n’a pas besoin d’un langage riche et subtil).

D’où le troisième constat, celui du positionnement de l’opposition, en l’occurrence, la gauche qui, à l’occasion de ses élections, a laissé transparaître son impuissance. Marcuse avait déjà constaté ce problème dans les années 60 ; allant même jusqu’à évoquer un totalitarisme technologique parfaitement compatible avec un pluralisme politique et médiatique. Actuellement, l’opposition est désarmée et n’a même plus accès à la critique. Si bien que son marasme, elle tente de l’expliquer et le conjurer en surestimant largement les velléités d’un Sarkozy portant son emprise sur les grands médias. L’échec de la gauche n’est seulement politique ; il est culturel, il est social, il est anthropologique. Les citoyens sont sensibles aux émotions, aux commentaires sportifs, aux discours techniques ; mais ils ont perdu le sens de la radicalité critique, cette faculté qui, selon les dires de Marcuse, constitue la réelle opposition à l’emprise du fonctionnalisme technologique. De ce fait, les sympathisants réformistes de gauche et les partisans de Royal n’ont fait que se situer à l’intérieur du système, sans recul critique. Et les mêmes de pleurer et pester contre quelques supposés fautifs. La presse, tant contestée, n’est pas tant que ça aux ordres du politique, comme dans l’ancienne URSS ; elle se soumet tout simplement aux règles du fonctionnalisme, satisfaisant les goûts moyens d’une majorité de citoyens. L’impuissance de gauche ne veut pas être examinée, alors on cherche ailleurs l’explication de ses propres failles et échec, on diabolise l’adversaire. Pourtant, c’est bien le système qu’avait décrit Marcuse, ce système technologique devenue encore plus puissant, qui explique l’impuissance de la gauche à s’y opposer.

Il n’y aura pas de nouvelle ère politique, à gauche, sans ce travail critique portant sur la société technologique et l’économie qui a été décidée, pour mettre fin à cette rationalisation technique sans vergogne, comme le suggérait Marcuse ; auteur que l’on peut recommander et dont le maître livre, longtemps épuisé, a été réimprimé en 2006.


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