Révolution numérique et fin de l’Histoire
par Jacques-Robert SIMON
mercredi 11 mai 2016
RÉVOLUTION NUMÉRIQUE ET FIN DE L’HISTOIRE
Jacques-Robert SIMON
Une révolution implique nécessairement un progrès ou ce qui est ressenti comme un progrès : une société n’est stable que si elle évolue, sinon elle s’enlise dans les archaïsmes. Une progression collective, qui n’est pas forcément une amélioration pour tous, économique, scientifique, culturelle est donc nécessaire.
Depuis l’apparition de la roue plusieurs millénaires avant Jésus-Christ, beaucoup des inventions les plus importantes permettaient d’augmenter la vitesse de communication et donc le nombre d’échanges possibles pour un être humain donné : télégraphe, machine à vapeur et locomotives, avion, téléphone, automobiles… Pour essayer d’estimer l’effet de cette connectique sur le monde des humains, le parallèle avec un réseau de neurones peut être fait.
Chaque cerveau humain, possède 80 à 100 milliards de neurones. Chaque neurone est connecté en moyenne avec 10 000 autres neurones par l’intermédiaire de synapses. La liaison entre neurones amont et neurone aval est hautement non linéaire : ce dernier effectue une sommation des signaux d’entrée, jusque 10 000, et si la valeur trouvée excède un seuil un potentiel d’action est émis : le neurone « conduit ». Le traitement de l’information par un réseau de neurones dépend, en plus du nombre de neurones et de la connectique, de la qualité du traitement des signaux au niveau du synapse.
Qu’en est-il d’une population humaine dont les individus interagissent les uns avec les autres par la discussion, l’échange de données, l’union des forces ou la rivalité ?
Il y a 7,1 milliards d’habitants sur la planète. Lorsque les communications devaient se faire par une marche à pieds ou une course à cheval, la distance correspondante était de quelques dizaines de kilomètres pour un individu donné. Cette phase était rapide et l’information peu déformée. Cette information pouvait alors diffuser lentement lors du déplacement aléatoire d’individus ou de groupes d’individus et l’information pouvait s’en trouver altérée. La connectique est bien différente de nos jours, les populations étant immergées dans un bain télévisuel fait d’émissions politiques, de films dits populaires et de séquences publicitaires qui formatent, ou tentent de le faire, l’inconscient des téléspectateurs à l’échelle mondiale. Les réseaux sociaux peuvent fournir une connectique plus ciblée et moins incohérente. Des chercheurs italiens (Bruno Gonçalves et al.) ont suivi pendant quatre ans les conversations sur Twitter de 3 millions d'utilisateurs. Ils se sont aperçus qu’au delà de 100 à 200 « followers », les utilisateurs recentrent leurs conversations autour d'un nombre limité de contacts. Une connectique opérationnelle lointainement associable à un potentiel d’action (du moins qui peut engendrer une action commune) ne peut donc mettre en jeu que 150 contacts environ. Indice supplémentaire, sur le site Facebook, le nombre moyen d’amis est de 177 (en France pour 2015). Ce nombre recoupe des observations antérieures faites par Robin Dunbar qui a analysé la taille du néocortex de différents primates et l’a comparé au nombre d'individus de leurs groupes respectifs. Le nombre théorique maximum d'amis avec lesquels une personne peut entretenir simultanément une relation stable est ainsi déterminée comme étant environ 150. Au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle ne suffit plus à assurer le fonctionnement du groupe et un système hiérarchique se met en place. Les réseaux sociaux ne semblent pas bouleverser la formation des consciences. En conséquence, un groupe doit être limité s’il veut être efficace pour imposer un point de vue.
Mais la stabilité d’une connexion neuronale est acquise par la répétition de la stimulation et ce caractère répétitif dépend de l’environnement. Si la construction des structures du cerveau est dictée par les gènes, les connexions s’établissent elles tout d’abord de façon aléatoire, puis certaines deviennent fonctionnelles grâce à une rétroaction avec l’environnement. Un individu ne réinvente pas les techniques mises au point par ses prédécesseurs, il les acquiert au cours d’un lent apprentissage. Un façonnement progressif des connexions neuronales se produit par la répétition d’une fonctionnalité constamment répétée grâce aux comportements sociaux. Seule la répétitivité permet d’échapper à la labilité synaptique. Autrement dit, le « développement individuel reproduit dans ses grandes lignes le développement collectif » (Eugène Michel).
Le bain collectif, l’environnement informationnel, pour les humains est fournit par les moyens télévisuels qui dispensent partout dans le monde le même message : le libre échange (en fait les échanges régis par les marchés) est seul possible pour améliorer le bien être de tous et de chacun. En plus du message, les moyens développés pour le faire passer sont également partout du même ordre : jouer sur les émotions en mettant en avant celles qui permettent de forger les mentalités d’une façon jugée convenable. Ce formatage des opinions par les médias est scientifiquement et sciemment utilisé par la classe dominante pour son profit.
La télévision pour le bain informel, les réseaux sociaux pour l’établissement de liens forts transnationaux permettent de construire un autre monde, une sorte de néo-néo-colonialisme : au sein de chaque continent, de chaque nation, de chaque profession, de chaque classe politique émergent une élite qui proclame crânement que les personnes les plus fortunés sont les plus capables d’exercer des responsabilités, il s’agit du cœur central limité en nombre des décideurs. Proposition évidemment incompatible avec toute espèce de foi chrétienne, communiste ou socialiste, de philosophie, de savoir construit mais qui a le mérite de quantifier les rapports sociaux des plus riches qui dominent aux plus pauvres dédiés à servir. Ce que l’on nomme encore la Démocratie dans les médias universels se rapproche alors de celle qu’il y avait à Athènes où les citoyens avaient à disposition des esclaves sans aucun droit. Les nouveaux esclaves exercent déjà les emplois précaires, flexibles et mal payés de personnel de ménage, caissier, gardien, membre de la sécurité, serveur … Les personnels politiques nationaux n’ayant plus que l’apparence du pouvoir, des élections peuvent bien être organisées pendant lesquels le « peuple » pourra s’abstenir : la Démocratie est bien vivante.
Le dessein des « libéraux », et il existe réellement, est bien d’uniformiser la planète en proposant comme seule valeur commune à tous et à toutes : l’attrait du gain, la volonté non pas d’être bon mais d’être le meilleur, de haïr l’égalité pour ne parler que de liberté, du moins de la liberté de quelques-uns au détriment de tous, de détruire les différences en invoquant le droit des minorités ? Est-ce possible de construire un monde raisonnable sans la raison de chacun ? Peut-on obtenir les mutations sociétales indispensables en optimisant par le marché l’échange de biens qui ne servent à rien, à pas grand-chose voire qui sont nuisibles ? Peut-on obtenir l’intérêt général en se contentant de sommer les égoïsmes particuliers en creusant jour après jour les inégalités ou ne luttant plus contre elles ? La démonstration reste à faire !
La « révolution » numérique servira-t-elle à parachever la fin de l’Histoire qui fut annoncée lorsque le mur de Berlin qui séparait deux sociétés structurellement incompatibles tomba ? La victoire de la « liberté » sur « l’égalité », du vouloir convaincre sur l’autorité voire le despotisme semble acquis. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural possédait encore une large avance culturelle, artistique, scientifique et même technique sur les Etats-Unis : internet permet de dominer la planète sans avoir à surmonter cet handicap en installant une société de la jouissance sur celle judéo-Chrétienne de la sainteté. Ceci représente bien une révolution sociétale mais guère technique.
- Les nouveaux monstres