Serge Moati dans le piège Le Pen

par Le Hérisson
mercredi 29 novembre 2006

Serge Moati, animateur de l’émission Ripostes sur France 5, recevait Jean-Marie Le Pen dans le cadre des émissions Ripostes spécialement dédiées aux présidentielles. Le moins qu’on puisse dire, c’est que « Ripostes » n’a jamais aussi peu mérité son nom.

Je suis de ceux qui aiment - en général - beaucoup ce que fait, réalise et scénarise Serge Moati. Certaines soirées de mon enfance furent notamment rythmées par Le pain noir, une admirable fresque sociale qu’il a créée en 1974. Depuis, il a réalisé quantité de fictions, d’émissions et reportages, et je manque assez rarement son émission Ripostes, sur France 5.

Incongru

Moati a décidé de réaliser une série spéciale de Ripostes sur les présidentielles. Il a d’ailleurs commencé cette série par D. de Villepin (!). Dimanche 26 novembre, il recevait Jean-Marie Le Pen. La caractérisation de « cinéaste engagé » convient assez bien au Français d’origine tunisienne et sépharade qu’est Serge Moati. C’est peut-être la première raison qui créait comme un malaise à regarder ce numéro de Ripostes. Le voir interviewer Le Pen avait comme quelque chose de parfaitement incongru. Que ceux qui ont vécu ces heures terribles me pardonnent, mais c’est un peu comme si un ancien déporté de la Seconde Guerre mondiale, devenu journaliste, avait interviewé un nazi au coin du feu ! Mais le plus grave est ailleurs. Contrairement à d’autres émissions, où le leader du Front national peut être bousculé par les journalistes et contradicteurs, nous avions l’impression d’assister dimanche à une aimable conversation de salon. Visiblement satisfait d’être invité par Moati, Le Pen a pu développer toute son argumentation avec facilité, pédagogie presque, sans que jamais des questions dérangeantes (la torture en Algérie, le « détail », la suppression de l’impôt sur le revenu, etc.) ne lui soient posées.

Comment traiter Le Pen ?

Visiblement, Serge Moati avait dû réfléchir à cette question sans cesse rebattue depuis que le score du Front national a grimpé aux élections européennes de 1983 : comment aborder une rencontre avec Le Pen ? A la décharge de Moati, il faut bien avouer que les journalistes ou les hommes politiques n’ont guère trouvé de réponse efficace et qu’ils s’y sont souvent cassé les dents, à l’exception du face à face mémorable avec Bernard Tapie. A dire vrai, cet exemple montre que pour affronter Le Pen, il faut être au moins une aussi forte bête de scène que lui. Contrairement à ce qu’ont essayé certains journalistes, le présentateur de Ripostes avait visiblement fait le choix du débat « soft » dimanche 26 novembre, cela sans doute pour ne pas « victimiser » Le Pen. Oui, mais voilà : à utiliser cette voie, J.-M. Le Pen s’est fait un loisir d’apparaître en leader politique « comme les autres ». Pour un peu, on aurait donné au papy d’extrême droite l’image de la « force tranquille » ! D’autant qu’elle était servie sur un plateau par un Moati difficile à reconnaître. Bref. Revient l’éternel question : si on n’invite pas Le Pen, il se plaint de censure, si on l’agresse, il fait la victime, et si on agit comme avec un leader politique républicain ordinaire, il fait le paon devant ses admirateurs (et ceux qui pourraient le devenir), médusés.

Où est la riposte ?

Pour ajouter à la confusion de l’émission, les contradicteurs politiques choisis par S. Moati semblaient eux aussi comme sous influence du leader d’extrême droite, et la faiblesse de leur pugnacité faisait peine à voir. Il s’agissait de Maurice Leroy, Christiane Taubira ou encore Eric Raoult... Là aussi, on se dit que les contradicteurs auraient dû être choisis avec un peu plus d’habileté. Quand on lit les forums consacrés à cette soirée, on peut voir que les partisans de Le Pen ne s’y trompent pas, eux. Ils louent, pour la plupart, la déontologie journalistique de S. Moati ! Un comble pour un parti qui s’insurge contre le nombre, selon lui, trop élevé de journalistes juifs dans les médias... D’autres se félicitent que Le Pen ait pu s’exprimer aussi complètement et sans chausse-trappe. Un aficionado parle même d’émission pour une fois « véritablement démocratique ».

On s’en doutait déjà, mais n’importe qui ne peut pas interviewer Le Pen ou débattre avec lui. Sans pour autant lui réserver un « régime spécial », il est évident qu’interroger l’énergumène demande une connaissance parfaite de son programme, de son histoire et de ses propos. Ce n’est pourtant pas mission impossible. Après le 21 avril 2002, la plupart des journaux de la presse écrite, et même audiovisuelle, faisant pour une fois grandement œuvre de pédagogie, ont expliqué en long et en large ce que "Le Pen au pouvoir" pouvait signifier, notamment pour les ouvriers et employés. Alors, cher Monsieur Moati, que je respecte pourtant, plutôt que d’attendre le lendemain de premier tour pour enfin parler des frasques et relents nauséeux du Front national, mieux vaut aiguiser ses armes dès maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard.


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