Solidarité et égalité, valeurs des Trente Glorieuses ; responsabilité et équité, valeurs du siècle nouveau

par La fronde économique
samedi 16 août 2008

Les valeurs de solidarité et d’égalité, triomphantes pendant les Trente Glorieuses, semblent désormais en perte de vitesse, en France comme ailleurs dans les autres démocraties européennes et occidentales.

De nombreux facteurs y contribuent : l’exacerbation de la concurrence entre nations, territoires, entreprises et personnes ; le renforcement du « capital » (libéralisation effrénée des marchés, globalisation des échanges et flux financiers…) au détriment du « travail » (déclin des syndicats, chômage de masse, précarité, modération salariale…) ; la fragilisation des outils de régulation historiques (bureaucratisation de l’Etat social, usure des Etats-Nations,…) et des repères traditionnels de la société (famille, travail, école…) ; l’individualisation et la fragmentation des trajectoires personnelles ; etc.

Pas de solidarité sans équité

La solidarité ne va ainsi plus de soi. La solidarité nationale (Etat social : sécu, assédics, retraites…), par exemple, est de moins en moins vue comme une manière de faire société où chacun contribue et bénéficie à la fois, mais de plus en plus comme un système tendant à l’arbitraire et à l’injuste, un système qui « me prend à moi pour donner aux autres » [1], c’est-à-dire la voie ouverte vers le chacun pour soi et l’individualisme marchand. Bref, une régression de civilisation. , souvent suspects, en outre, de ne pas le mériter… (Sarkozy a d’ailleurs joué avec habilité, pendant la présidentielle 2007, sur cette impression que « ce sont toujours les autres qui reçoivent de l’aide », des autres « qui font moins d’effort »).

Les gens ont ainsi de plus en plus tendance à percevoir ce que la solidarité « leur prend », beaucoup moins comment ils en bénéficient. Ce qui se profile derrière, c’est l’idée qu’« en gardant mon argent pour moi, j’en ferai un meilleur usage »

Ceci dit, cela ne veut pas dire que la solidarité est rejetée ; mais elle ne peut plus être acceptée sans garantie d’équité qui devient une valeur importante de la société. L’équité, c’est-à-dire non pas une « égalité au rabais » (ce terme est parfois utilisé avec ce sens), mais la capacité à « donner à chacun, de manière juste, ce qui lui est dû ».

Pas d’égalité sans responsabilité

Même constat de défiance à l’égard de l’égalité, aujourd’hui souvent comprise a priori comme un « égalitarisme » (vouloir tout le monde pareil), ce que la société refuse maintenant dans son ensemble. L’époque tranquille où une majorité (la « classe moyenne ») voulait (et souvent pouvait avoir) les mêmes produits et formulait les mêmes aspirations est révolue. Bienvenue dans la « société de consolation » où, dans le chaos contemporain, Ma télé, Mon mobile, Ma paire de basket m’aident à construire Mon identité, forcément différente et singulière.

Cette « égalité égalitariste » passe d’autant moins bien que la France se caractérise par un grand écart hypocrite entre un discours emphatique de « liberté, égalité et fraternité républicaines » [2] ! et une réalité digne d’une monarchie, combinant inégalités socio-économiques, reproduction des élites et ghettos territoriaux… Inutile d’être bourdieusien pour se rendre compte que l’ascenseur social ne monte plus et même qu’il descend

Il existe aussi une version plus positive de l’égalité, qui passe beaucoup mieux : celle de « l’égalité des chances », des potentiels (vs égalité des trajectoires). Donner plus à ceux qui ont moins sur la ligne de départ, pour qu’ils puissent concourir plus justement avec ceux déjà bien dotés (capital culturel, social, économique). Passer d’une égalité formelle (hypocrite et abstraite) à une égalité réelle (vécue et concrète).

Cette vision de l’égalité, valorisée par la société, est indissociable d’un devoir de responsabilité : elle ne se prononce pas sur ce qui arrive « après le départ de la course », qui ne dépend plus que du mérite, des efforts et de la responsabilité de la personne concernée.

Chacun a une responsabilité première dans l’évolution de sa vie, ce que « l’égalité égalitariste » a eu tendance à nier, du moins à effacer. Le contexte personnel (famille, milieu, école, territoire…), s’il est important, ne prédétermine pas tout. « L’essentiel, disait Sartre, n’est pas ce qu’on a fait de l’homme mais ce qu’il a fait de ce qu’on a fait de lui ». A la politique de rééquilibrer les conditions de départ, au profit de ceux handicapés par des circonstances indépendantes de leur volonté (lieu de naissance, milieu familial, maladie…).

Responsabilité et équité infiltrent l’économie, lentement mais sûrement

Après des années 80 bling-bling, les années 90 ont vu un retour en force de la conscience morale dans l’économie, à travers les notions de responsabilité et d’équité.

Les développements du commerce équitable et de la responsabilité sociale des entreprises en sont deux illustrations frappantes. Elles mettent en évidence l’émergence d’une véritable citoyenneté économique, c’est-à-dire l’implication du citoyen dans les affaires de l’Economie, pour la rendre plus responsable et équitable.

Autres exemples (parmi d’autres) de cette montée en puissance : les scandales provoqués par les 9,8 millions d’euros d’indemnités accordées à Daniel Bernard, évincé en février 2005 de la direction de Carrefour pour performances insuffisantes (+ une retraite complémentaire allant jusqu’à 29 millions d’euros) ou plus récemment l’affaire Kerviel - Société Générale et ses 5 milliards d’euros partis en fumée… ; la responsabilité environnementale des entreprises (désormais chargées de prévenir ou de réparer les dommages graves qu’ils pourraient causer à l’environnement), adaptation d’une directive européenne, votée début août ; une droite qui parle maintenant explicitement (et c’est nouveau) de la nécessité d’un « partage de la valeur » plus équitable en faveur des salariés, à travers notamment un renforcement de la participation et l’intéressement (projet de loi prévu en septembre) ; etc.

La nécessaire évolution de la gauche

La gauche met traditionnellement en avant les deux valeurs de solidarité et d’égalité, mais sans vraiment les articuler avec celles de responsabilité et d’équité. De ce point de vue, elle n’est plus en phase avec la société et n’est plus audible et crédible au-delà des milieux militants et convaincus.

La solidarité promue traditionnellement par la gauche apparaît au pire comme une façon de prendre aux "méritants" pour donner aux "fainéants" (« assistanat »), au mieux comme un doux rêve déconnecté des réalités et non crédibles. L’égalité portée par la gauche apparaît, elle, comme une volonté de niveler les individus et de pénaliser les « meilleurs » de peur qu’ils sortent du lot…

Ségolène Royal (que je ne soutiens pas particulièrement) a compris cela avant tous les autres leaders du PS. Elle a investi plus clairement ces notions de responsabilité et d’équité (par exemple avec son fameux "ordre juste"), ce qui a contribué à la rendre beaucoup plus audible auprès de la population que les autres prétendants à l’investiture, pendant la pré-campagne présidentielle.

Mais globalement, la gauche n’a pas encore compris comment intégrer ces notions de responsabilité et d’équité, pour construire un discours de solidarité et d’égalité qui soit audible et crédible (ce qui, par ailleurs, est plus que jamais nécessaire !).

Il est vrai que la droite, sous la férule de Sarkozy, a su les préempter et les traduire politiquement, d’autant plus qu’elles sont en phase avec son identité culturelle. Pour autant, la société française de 2008 n’est pas plus responsable ou équitable qu’hier, et ne semble pas en prendre la voie.

Il y a là une opportunité à saisir pour la gauche (ou tout autre mouvement se réclamant de l’humanisme) : avoir une approche plus juste de la responsabilité (tout le monde doit exercer sa responsabilité, à proportion de son pouvoir) et une approche plus responsable de l’équité (donner à chacun son dû, répartir les richesses avec justice, en distinguant les richesses de rente et les richesses entrepreneuriales, les richesses créées de manière responsable et celles focalisées sur le profit à court terme, les richesses globales et les richesses strictement économiques).

Nous sommes aujourd’hui à un croisement : nous avons quitté le « tous ensemble », c’est sûr ; soit nous nous dirigeons vers le « chacun pour soi » ; soit vers le « libre ensemble », c’est-à-dire une vision où chacun peut exprimer sa singularité et réaliser son potentiel, tout en étant relié aux autres et en évoluant dans un cadre collectif, ouvert et solidaire, équitable et responsable.

Faites vos jeux !

La fronde économique


[1] Pour l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le système de santé français, (encore) essentiellement « socialisé », est globalement le plus performant du monde ; le système des États-Unis, majoritairement privé, est lui classé 37ème. Et en plus d’être plus efficace que celui des américains, le système français est également moins coûteux : moins de 10 % du PIB en France contre 14 % aux USA. Source : OMS, Rapport sur la Santé dans le monde 2000, pour un système de santé plus performant. Rapport disponible sur http://www.who.int/fr/

[2] Sur ce sujet, à lire (entre autres) : Les classes moyennes à la dérive, Louis Chauvel, Seuil, 2006 et Le descenseur social, enquête sur les milieux populaires, Philippe Guibert et Alain Mergier, Fondation Jean Jaurès, Plon, 2006


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