Stéphane Hessel ou l’argument imparable de la Résistance

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 27 février 2013

C’est très rare. Stéphane Hessel fut adulé de son vivant, prophète en son pays. S’il a su donner une voix à de millions de personnes qui ne se sentent plus à l’aise dans la société actuelle, exclues de ce monde postmoderne, il n’a pour autant rien esquissé pour les faire sortir dignement de cette situation.

Allez, je me lance : je ne souhaitais pas vraiment l’écrire mais je sens que la journée va être saturée. Alors, je vais le faire surtout dans un but purement préventif. Cette journée va voir fleurir les mille oraisons funèbres de l’honorable vieillard et ancien diplomate qui vient de s’éteindre à 95 ans (il est né à Berlin le 20 octobre 1917). Stéphane Hessel vient en effet de mourir et tout le monde en parle.

Auprès de sa personne, que je ne connais pas, je ne peux qu’éprouver un sentiment d’admiration et de respect : je suis toujours fasciné par la longévité d’une vie humaine et même si ce n’est pas un exploit (les gènes y sont parfois pour quelque chose, ainsi que les hasards heureux), et cette fascination se décuple quand je vois des personnes si âgées s’intéresser encore à la vie de la cité, participer aux discussions qui, généralement, sont plus courantes lorsqu’on sort de l’adolescence et qu’on veut refaire le monde. Veiller à une heure tardive de la soirée sur le plateau d’une émission politique nécessite beaucoup d’énergie et d’enthousiasme.

Stéphane Hessel, comme Edgar Morin, comme plein d’autres personnes nonagénaires, avait mon admiration pour cette capacité, malgré la fatigue de l’âge, à continuer à vivre, à penser, à transmettre. Edgar Morin est venu d’ailleurs dire, très ému, sur France Culture : « Je ne l’ai jamais vu vieux. ».

Cette admiration va également au résistant, car être résister sous l’Occupation, risquer sa vie quand on pourrait la protéger égoïstement et un peu lâchement en attendant que les choses tournent mieux, c’est toujours exceptionnel. Le courage est admirable, alors que je ne pourrais jamais maudire la lâcheté. La lâcheté ne se commande pas, elle s’explique, ne serait-ce que par l’instinct de survie, pas forcément de soi mais aussi des siens, de ceux qu’on aime. Alors que le courage, lui, replace la vie sous le sens des valeurs fondamentales.



Bon, cela posé, je dois bien avouer maintenant une chose.
La publication le 21 octobre 2010 de son petit livre "Indignez-vous !" m’avait assez "irrité".

Non par le succès en librairie et dans les médias (vendu à quatre millions d’exemplaires dans une centaine de pays, traduit dans trente-quatre langues). Au contraire, je m'en suis réjoui car cela a permis à son auteur de se faire connaître sur le tard, et sa personnalité, comme je viens de l’expliquer, méritait largement d’être connue (des "vrais" résistants, de nos jours, c’est relativement rare !).

Mais surtout par la démagogie un peu facile qu’il véhiculait. D’ailleurs, il y a certains de ses "disciples" qui n’ont pas compris son positionnement durant l’élection présidentielle de 2012 : ils le pensaient révolutionnaire mais finalement, il a soutenu celui qui, aujourd’hui, est en charge de la destinée de la nation. Révolutionnaire ? Contre-révolutionnaire ?



Ce fascicule d’une trentaine de pages, il est quasiment vide. Il n’est pas vraiment écrit avec un beau style littéraire (il a l’avantage de la lecture facile et accessible au plus grand nombre), sans doute trop rapidement rédigé, et surtout, s’il a le mérite de faire un diagnostic, il ne propose rien de vraiment concret pour relever tous les défis de notre société actuelle.

Son succès, qu’il ne devait sans doute pas imaginer (enfin, je l’espère, je reste convaincu que ce n’était pas qu’une simple opération marketing éditoriale), c’est le signe qu’il y avait un grand besoin, non seulement en France mais dans le monde, d’une sorte de grand "râle" mondialisé. On râle un bon coup et ça fait ensuite du bien ! De la thérapie de choc, donc. Mais ce n’est pas très constructif.


Comme Edgar Morin, en qui je voue une immense admiration (lire ici), mais qui, s’il tisse une réflexion très pertinente en hauteur, m’a paru avoir beaucoup moins de résonance sur la politique économique et sociale à court terme, l’âge et la grandeur d’âme n’empêchent pas de commettre quelques erreurs de jugement (Edgar Morin a d’ailleurs corédigé un livre avec Stéphane Hessel en 2011, "Les Chemins de l’espérance").



L’argument d’autorité de l’ancien résistant pourrait faire passer n’importe quelle idée farfelue dans l’esprit des médias. C’est cela qui m’a choqué le plus, d’avoir utilisé le passé de résistant pour avancer ses réflexions et les imposer. Il avait cosigné avec en particulier Raymond et Lucie Aubrac (disparus récemment), Georges Séguy, Maurice Kriegel-Valrimont et Germaine Tillion un "Appel à la commémoration du soixantième anniversaire du programme du CNR" le 8 mars 2004.

Il y a une idée qui est passée et reste ancrée visiblement dans les tête, c’est d’avoir érigé le programme politique du Conseil national de la Résistance (CNR) comme un Évangile immuable qui résoudrait tous les problèmes d’aujourd’hui.

Or, ce programme date de 15 mars 1944, date à laquelle il fut adopté à l’unanimité des membres du CNR. En ces temps troublés, il était indispensable d’avoir cette unanimité des résistants pour pouvoir reconstruire la France au lendemain de la guerre. Ce n’était pas facile puisqu’il fallait mettre d’abord sur un programme politique tant les communistes que des gaullistes se positionnant sur la droite modérée, en passant par les démocrates-chrétiens, les radicaux et les socialistes.



À l’époque, ce programme avait constitué d’incontestables avancées dans la démocratie sociale, dans la démocratie tout court aussi (notamment par le vote des femmes, enfin reconnues comme citoyennes), et par des considérations économiques qui ont paru indispensables pour la reconstruction (en particulier, les nationalisations).

Le problème, c’est que la situation de 2010 est loin de celle de 1945.
Les enjeux sont complètement différents.
Les défis complètement autres.

Ce fut une chance pour la France d’avoir eu des femmes et des hommes qui ont su avoir une si belle vision de l’avenir en 1945. Cela a marché pendant une trentaine d’années, qu’on a appelées les Trente Glorieuses. Avant les crises qui ont commencé dès 1973 et qui n’en finissent plus depuis quarante ans de miner à la fois l’économie et l’emploi en France et en Europe.

La pensée visionnaire d’il y a soixante-cinq ans n’est plus une pensée visionnaire aujourd’hui. Elle pourrait même être une pensée rétrograde. Il s’agit aujourd’hui d’avoir des responsables qui puissent avoir aujourd’hui la même puissance visionnaire pour préparer la France et l’Europe des décennies prochaines. On les cherche encore !…

Comme pour répondre par avance aux indignations de Stéphane Hessel, Denis Kessler n’avait pas hésité à faire de la provocation, pour soutenir les premières réformes de Nicolas Sarkozy : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » ("Challenges" du 4 octobre 2007).

Évidemment, pour l’ancien vice-président du Medef, il s’agissait d’être provocateur et de choquer les esprits en touchant à un sujet quasiment tabou. Il n’a évidemment pas forcément raison (c’est aussi dogmatique de vouloir « défaire méthodiquement » le programme du CNR que de vouloir le conserver ; il y a forcément du bon à garder aujourd’hui) mais il a eu le mérite de rappeler qu’un programme politique visionnaire est basé sur des circonstances très particulières dans un pays et qu’il faut en permanence repenser en fonction des réalités et des événements qui surviennent par la suite.

C’est d’ailleurs pour la même raison que le gaullisme en tant que tel n’existe plus vraiment, puisque avant tout, c’est un pragmatisme. Comment réagirait De Gaulle en 2013 ? Impossible de l’imaginer, comme il devait être bien difficile d’imaginer en 1958 que De Gaulle allait négocier les Accords d’Évian en 1962. S’adapter à la situation du moment. À l’évidence, 2013 n’est pas 1945.

Cela n’empêche pas que certaines valeurs qu’a véhiculées le programme du CNR restent importantes, même essentielles, mais peut-être faudrait-il les développer en tenant en compte de l’ouverte généralisée du monde actuel, où la liberté de circulation des personnes et des biens et la généralisation du réseau Internet donnent un autre sens à la notion de frontières.

C’est en ce sens qu’il faut prendre en compte des sujets aussi importants que l’immigration et la religion, qui doivent être traités avec le même respect des droits de l’Homme mais dans un contexte économique et social très différent.

Parmi les principales critiques faites à propos du livre "Indignez-vous !", il y a eu aussi l’utilisation de l’émotion comme moteur de raisonnement, dénoncée par des personnalités aussi différentes que Pierre Assouline (qui a critiqué un essai « dégoulinant de bons sentiments »), Luc Ferry et Boris Cyrulnik.

Le phénomène créé par le livre de Stéphane Hessel est pourtant un fait sociologique indiscutable. Quelques mouvements sociaux à l’étrangers se sont basés sur son diagnostic notamment en Espagne, en Grèce et en Belgique). C’est aux gouvernements d’apporter des réponses admissibles pour améliorer la situation de personnes de plus en plus laissées de côté.

En ce jour de la disparition de Stéphane Hessel, qui a eu lieu au même moment que les adieux prononcés par le pape Benoît XVI, je rends donc hommage à l’ancien résistant, mais pas à celui qui, avec le mérite d’avoir su mettre des mots sur une situation économique et sociale révoltante, n’a donné aucune clef pour l’avenir : après le diagnostic, il faudrait le traitement. On ne peut pas être clairvoyant toute sa vie. Sous l’Occupation, c’était déjà un exploit. Paix à son âme.


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Sylvain Rakotoarison (27 février 2013)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Edgar Morin.
Germaine Tillion.

 


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