Thatcher Reagan : destins croisés

par Romain LEFFERT
lundi 13 juillet 2009

 Septembre 1975. Margaret Thatcher, alors leader de l’opposition en Angleterre, entreprend une tournée aux États-unis où elle rencontre les hommes politiques de premier plan. Parmi ceux-ci, le gouverneur de Californie retient tout particulièrement son attention. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle entend parler de cet individu.

 En 1960, Denis Thatcher, son mari, lui avait fait part de son enthousiasme pour un orateur remarquable qu’il venait d’entendre à l’Institut des dirigeants d’entreprise, un certain Ronald Reagan. Lors de leur entretien, quinze ans plus tard, elle est immédiatement conquise par le charme, l’humour et la franchise de cet Américain au physique d’acteur ; à tel point qu’elle lira chaque discours, écoutera chaque intervention radiophonique ou télévisuelle envoyée par l’attaché de presse de celui-ci.
 
 Elle se sent proche de ce franc-tireur de droite dénigré par l’élite politique. Elle admire son absence d’affectation. Peut-être pressent-elle, déjà, que leurs destins sont liés.

 Travail, Église, Culture

 La proximité évoquée par la future premier ministre est avant tout une proximité de valeurs, valeurs forgées par l’éducation. Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont tous deux grandi dans des familles très modestes de la classe moyenne.

 A Grantham, petite ville de l’Est de l’Angleterre, les Roberts habitent un appartement dénué de tout confort, situé au-dessus de l’épicerie familiale dans laquelle les parents travaillent plus de soixante dix heures par semaine. La vie des deux soeurs est rythmée par le travail - à l’école et dans le magasin, et la religion méthodiste. Le père, Alfred Roberts, a une préférence certaine pour Margaret, en laquelle il retrouve la force de caractère qui l’anime. Sa fille chérie est une grande "bûcheuse", une véritable machine de guerre qui obtient systématiquement les meilleures notes.

 A quelques milliers de kilomètres de là, dans l’Illinois, son aîné de quatorze ans, n’avait pas démérité non plus. Malgré l’alcoolisme de son père et des conditions de vie peu avantageuses, Ronald avait été un très bon élève jusqu’au collège. Sa mère avait fait en sorte qu’il reçoive une éducation très religieuse - celle d’un "pasteur en herbe" diront certains - et lui avait appris à déclamer des récitations et des poèmes, exercices qui allaient susciter une vocation tout autre.

 De l’autre côté de l’atlantique, Margaret éprouve le même penchant pour l’art dramatique, qui est, avec le débat [1], la seule passion à laquelle elle puisse s’adonner. Monsieur Roberts, qui a donné son autorisation, perçoit combien cette activité peut être utile : un jour, il faudra surmonter cette rudesse naturelle, il faudra charmer. En 1943, sa fille chérie, admise à Oxford (sur liste d’attente), doit le quitter. Au sein de l’élite de sa génération [2], elle gomme, consciemment ou inconsciemment, les aspérités de son origine sociale, mais conserve sa façade froide et hautaine. Son ton de maîtresse d’école déplaît à ses camarades.

 Au même âge, le futur président américain avait déjà renoncé à l’excellence académique [3]. Priorité était donnée au football américain et autres activités extrascolaires [4] qui ne lui permirent pas d’obtenir plus que les notes minimales requises [5]. Les petits boulots (sauveteur [6], plongeur) payaient les frais de scolarité.

 Au sortir de l’université, Margaret accepte un emploi de chimiste dans l’industrie pour subvenir aux besoins de son ambition politique ; doté d’un physique avantageux et d’une voix suave, Ronald Reagan avait décidé de tenter sa chance à Hollywood. 
 
 Renier le père

 Analysées dans le détail, les deux parcours laissent augurer la future similitude des idéologies. Parvenus aux sommets en défendant l‘idée d‘un État minimaliste, la « dame de fer »[7] et le « grand communicateur » (great communicator [8]) ont été éveillés à la politique dans des familles acquises au Welfare State [9].

 A Grantham, les repas sont animées par les discussions politiques entre père et fille. Indépendant patriote, Alfred Roberts est élu maire en 1945 et optera pour une politique d’après-guerre interventionniste : un vaste investissement pour améliorer les routes, les transports publics, développer les services de santé et de puériculture.

 Monsieur Reagan était tout autant convaincu que l’argent public doit servir le bien commun. Victime de la Grande Dépression [10], il avait repris espoir avec l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt, dont le petit Ronald imitait les "causeries au coin du feu" [11], un fume cigarette au bout des lèvres. Certainement enthousiaste, il fut embauché comme directeur de projets de travaux publics pour le New Deal [12].

 Ces souvenirs de l’enfance ne furent pas suffisants pour retenir Ronald Reagan ; ses convictions glissèrent progressivement à l’opposé de celles son modèle. Le virage fut engagé par l’anticommunisme. Très actif à la Screen Actors Guild, puis président de celle-ci (1947-1952 et 1959-1960), il dut faire face à une grève de projectionnistes qu’il mit assez rapidement sur le compte d’un complot communiste. Dans les autres associations auxquelles il avait adhéré, les méthodes communistes le rebutaient. Ironie du sort, le FBI le soupçonna, au printemps 1946, d’appartenir au parti communiste parce qu’il avait signé un (inoffensif) appel en faveur d’une Indochine libre. On ne l’y reprit plus. En pleine chasse aux sorcières [13], il devint lui aussi informateur du FBI, sous le nom de code T-10, et dénonça plusieurs acteurs supposés communistes.

 Le virage fut achevé peu de temps après. En 1954, Ronald Reagan accepta le rôle de mascotte - contre substantielle rémunération [14] - pour General Electric, et y développa un conservatisme anti-étatique dont la raideur étonnait même les cadres de la firme. Dix ans plus tard, le désormais champion des grandes entreprises faisait un discours très célèbre, "A time for choosing" [15], en tant que cochairman des républicains de Californie pour Barry Goldwater. Et en 1967, il était confortablement élu gouverneur de Californie [16] (58%).

 Margaret semble avoir adopté les idées conservatrices beaucoup plus précocement, et sans tergiversations. En 1943, à peine entrée à Oxford, elle adhère à l’Oxford University Conservatory Association (OUCA), ce qui lui donnera l’opportunité, une fois présidente, d’accueillir les hommes politiques conservateurs pour leurs interventions. Elle renonce aux idées les plus en vogue dans son université, ainsi qu’à celles de son père. En application du précepte que celui-ci lui avait ressassé durant toute son enfance : « Décide par toi-même ».
 
 Rendez-vous avec le destin [17]

 1981. Ronald Reagan est élu président des États-unis. Son succès n’est pas un évènement totalement indépendant de l’élection de la première dirigeante de l’Angleterre deux ans plus tôt : William Brock, alors président du parti républicain américain, était allé observer la campagne victorieuse de celle qui, en février, est le premier chef d’État étranger en visite officielle à la maison blanche. Margaret Thatcher se réjouit de pouvoir travailler avec quelqu’un « qui pense et sent instinctivement comme elle ». Elle ne cache plus son admiration pour cette personnalité optimiste, confiante, accommodante et très emblématique du rêve américain.

 Elle ne ménagera pas ses efforts pour le défendre. Il est sous-estimé par tout le monde. Certes, sa façon de travailler et de décider peut apparaître « cavalière et simpliste », mais c’est parce qu’il ne se préoccupe que des idées générales, la big picture, et délègue les "détails" à ses collaborateurs [18]. Le premier ministre britannique sera la seule, parmi les alliés américains, à lui donner son appui pour le raid contre le palais de Kadhafi [19]. En plein Irangate [20], alors que Nancy Reagan passe son temps à relever les commentaires des chaînes privées pour les transmettre à son mari en pleurnichant, Margaret Thatcher déclare aux journalistes que Ronald Reagan n’est pas coupable parce qu’il est un homme intègre et que son honnêteté fondamentale ne doit pas être remise en question. L’intention est là.

 Malgré les quelques différends - invasion des îles Malouines (ou îles Falkland) en 1982 [21], invasion des îles Grenades en 1983 [22], lancement de l’Initiative de Défense Stratégique [23] (IDS) en 1983 - les leaders anglais et américain ont porté des vues mondiales équivalentes [24], d’où un alignement diplomatique quasi-systématique.

 Take from the needy and give to the greedy [25]

 Dans leurs pays respectifs, ils ont mené deux politiques économiques issues de la même base doctrinale - un État minimaliste, une fiscalité minimale, déréglementation et privatisations - puisée aux mêmes sources - théorie de l’offre du courant monétariste (Milton Friedman [26]), libéralisme de Friedrich Hayek, théorie de l’impôt d’Arthur Laffer. N’attendons néanmoins pas des mêmes causes qu’elles produisent les mêmes effets. Margaret Thatcher est parvenue à assainir les finances de l’État tandis que la dette nationale américaine a quasiment triplé sous Ronald Reagan [27], en grande partie du fait de l’ampleur des investissements dans le secteur de la défense - lesquels furent qualifiés d’ « investissements pour la paix » [28]. En Angleterre, le poids de la fiscalité a diminué ; aux États-unis, les experts s’accordent à dire - après de fastidieux calculs - que le poids des taxes a faiblement changé, voire augmenté (? !). La douzaine Thatcher a vu le chômage stagner (de 5 à 5,8%) ; les mandats Reagan ont contribué à le faire diminuer (de 7,5 à 5,5%).

 Enfin, les deux bilans se rejoignent sur un point : l’évolution de la pauvreté. En 1979, la « dame de fer » prend en main un pays qui compte 5 millions de pauvres ; à son départ, en 1991, il en compte 13,5 millions, soit une augmentation de... 170% !! Chiffre d’autant plus inquiétant qu’au cours de le même période la moyenne générale des revenus a cru de plus d’un tiers. Son homologue américain, s’il n’est tout de même pas parvenu à rivaliser - qui le pourrait ? - n’est toutefois pas en reste. Durant l’ère reaganienne, la pauvreté a augmenté de 33% et le nombre de sans abris explosé, tout cela parallèlement à un fort accroissement du produit national brut. [29]

 Postérité

 Ces constats, si négligeables puissent-ils paraître à l’establishment, ternissent cependant considérablement le bilan de la révolution conservatrice. C’est peut-être pourquoi celui-ci est souvent assimilé à la fin de la guerre froide, la « libération de l’Europe de l’Est » dont les deux dirigeants « partagent la responsabilité », ce que « personne ne devrait jamais oublier », dixit Margaret. L’ « empire du mal » a été mis à genoux, et son jeune chef dynamique, Mikhaïl Gorbatchev, converti par les charmes de l’Empire du Bien. Ce dernier peut ainsi, quelques années plus tard, un chapeau de cow-boy sur la tête, se faire promener en jeep autour du Rancho del Cielo - le ranch californien de Ronald Reagan - pendant que leurs femmes (aimantes) préparent des cookies dans la cuisine. C’est quelque chose, la liberté.

 Et ses dividendes... Une fois le monde libéré du joug soviétique, fort d’une solide popularité, l’ex-président des États-unis n’en oublia pourtant pas de passer à la caisse. Outre son salaire annuel assuré (199 500 dollars) et ses nombreux avantages en nature[30], il signa un contrat d’édition (7 millions), toucha des honoraires pour sa participation à divers conférences et séminaires, et fit fructifier ses placements financiers (300 000 dollars par an). Enfin, il déclencha un scandale [31] en acceptant la présidence de cérémonies dans un festival japonais pour la rondelette somme de 2 millions de dollars. Loin de lui l’image du sage qui se retire. Comme le répétait feu Alfred Roberts, tout doit être utile.

 L’après règne de sa fille est moins délicieux. En dépit d’une reconnaissance nationale et internationale, sa cote de popularité est faible, son image est désastreuse. Sa guerre contre les syndicats, sa dureté à toute épreuve ont marqué la culture populaire. A sa démission, en novembre 1990, et après encore, elle est une des figures politiques les plus détestées. Son ancien partenaire américain compte, pour sa part, parmi les personnalités préférées des américains, toutes catégories confondues [32]. Inégale postérité (ingrate ?), mais chacun aura sa statue de bronze [33] - malheureusement le fer rouille.

 Poudre aux yeux 

 Son action politique mise à part, Margaret Thatcher ne peut laisser indifférent. Comment ne pas admirer la détermination, la force de caractère, l’obstination qui l’ont conduite de l’épicerie familiale à la chambre des Lords. Elle, la bosseuse, l’intellectuelle, qui à ses débuts en politique passait un temps fou à la bibliothèque à s’immiscer dans les détails, resta fascinée par le « deuxième homme le plus important de sa vie », un cow-boy toujours décontracté au sourire hollywoodien, capable de déconcerter ses interlocuteurs par son étroitesse d’esprit [34]. Tout au long de leur amitié, elle ne semble jamais déceler chez lui la superficialité, la part de l’escroc.

 En juin 1982, en visite officielle à Londres, Ronald Reagan prononce un discours brillant, sans la moindre note, devant les deux chambres du Parlement réunies dans la galerie royale du palais de Westminster. Margaret Thatcher est en admiration. « Je vous félicite pour votre mémoire d’acteur » lui glisse-t-elle. « J’ai lu le discours entier sur ces deux écrans de plexiglas » lui répond-il en lui désignant ce qu’elle avait pris pour du matériel de sécurité. « Vous ne connaissez pas ça ? C’est une invention britannique [35]... ». 
 
 
 
Romain LEFFERT
 
 
 
[1] Elle s’entraîne au sein de la debating society (club de débat) de son école.
[2] Oxford et Cambridge (Oxbridge) ont fourni 50% des premiers ministres britanniques.
[3] De son propre aveu, il passait la plupart de son temps « loin des livres ».
[4] Basket-ball, théâtre, journal de l’école, manifestation (!).
[5] La note minimale requise était C.
[6] Il a déclaré avoir sauvé 77 personnes, dont la majorité le lui ont reproché.
[7] Le journal soviétique L’étoile rouge lui a donné ce surnom à la suite d’un discours sur les relations Est-Ouest.
[8] Surnom donné par les journalistes américains.
[9] Cette expression signifie État-providence, c’est-à-dire l’État dans son rôle de protection sociale.
[10] La veille de Noël 1931, il reçoit une enveloppe censée contenir sa prime de fin d’année. Il l’ouvre et découvre la terrible feuille bleue annonciatrice de licenciement.
[11] Discussions radiophoniques dans lesquelles F. D. Roosevelt présenta son programme au peuple américain.
[12] La "Nouvelle Donne", en français, est la politique mise en place par F. D. Roosevelt dans les années 1930 pour lutter contre les effets de la Grande Dépression.
[13] Le sénateur Joseph McCarthy traquait d’éventuels agents, militants ou sympathisants communistes (1947-1953).
[14] 125 000 puis 150 000 dollars par an.
[15] Ce discours contient tous les grands thèmes reaganiens, et notamment celui de la liberté. Les États-unis y sont le dernier îlot de liberté, le dernier lieu vers lequel s’échapper (the last place to escape on earth). La performance orale est excellente - diction, intonation, regard. On retrouve certaines techniques de la communication politique moderne, telles que le storytelling (discours parsemé d’anecdotes). Selon le New York Times, ce discours est le plus efficace de l’histoire (1 millions de dollars de contributions partisanes).
http://video.google.com/videoplay?docid=-1777069922535499977
[16] Il fut réélu en 1971 (53%).
[17] « Vous et moi avons rendez-vous avec le destin ». Extrait de son discours télévisé de 1964, A time for choosing.
[18] En réunion de cabinet, il lui arrive de dessiner des caricatures, voire même de dormir.
[19] Ronald Reagan accuse le président libyen d’être le chef d’orchestre du terrorisme international. Il prétend qu’il a commandité un attentat contre une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des GI’s. En rétorsion, il ordonne le bombardement de son palais, en avril 1986, tuant environ 80 personnes.
[20] Vente illégale d’armes à l’Iran, ennemi avoué des États-unis, par deux membres de l’administration pour en distribuer le bénéfice aux guérillas anticommunistes du Nicaragua. La révélation fut faite en novembre 1986. Reagan admit finalement qu’il avait approuvé la vente d’armes à l’Iran.
[21] Les troupes argentines envahirent les îles et en furent chassées par le Royaume-Uni - qui possède ce territoire d’outre-mer - au bout de deux mois. Le gouvernement américain était très divisé sur la conduite à apporter.
[22] Les américains les ont envahies sans consulter Londres.
[23] Ce projet, aussi appelé "Guerre des étoiles", avait pour but de protéger les États-unis par un bouclier spatial.
[24] Anticommunisme actif, promotion des intérêts occidentaux.
[25] Les programmes d’aides sociales « prennent aux nécessiteux et donnent aux avides ». A time for choosing.
[26] Ce dernier s’est souvent plaint que ses idées n’avaient pas été bien appliquées.
[27] De 85 milliards de dollars en 1980 à 252 milliards en 1988 (2,96 fois plus).
[28] « Les dépenses pour la défense sont un investissement pour la paix car ce ne sont pas les armements en soi qui sont à l’origine des guerres ». Il faut donc dépenser pour la paix, et non pour « les avantages sociaux et le développement de l’assistanat ».
Les Chemins du Pouvoir, Margaret Thatcher.
[29] La conséquence naturelle est le creusement des inégalités.
[30] Ils comportent, par exemple, les prestations de sécurité assurées par le Secret Service, pour un montant annuel de 3 million de dollars.
[31] Sa cote de popularité, qui était de 68% à sa sortie de la maison blanche, descend à 47% suite à cet épisode.
[32] D’après une enquête nationale réalisée par une chaîne de télévision américaine en 2005.
[33] Le Reagan de bronze, qui se situe sous la rotonde du Capitole, à Washington, fait partie de la National Statuary Collection. La Thatcher de bronze est dans la Chambre des Communes.
[34] François Mitterrand à propos de Ronald Reagan : « Reagan, je l’ai trouvé comme il est : habité de certitudes. Américain typique, il n’est pas très exportable » (sommet d’Ottawa, juillet 1981). « Son étroitesse d’esprit est évidente. Cette homme n’a quelques disques qui tournent et retournent dans sa tête » (sommet de Williamsburg, 1983).
[35] L’autocue est un téléprompteur qui fut inventé par la firme britannique éponyme dans les années soixante.
 

 

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