Travail : quand les contrats remplacent la loi

par Cedric Citharel
mardi 21 juin 2016

Le monde de l’édition est une jungle, ce n’est pas nouveau et j’en avais déjà parlé dans cet article. Les choses ne se sont pas améliorées en un an et les pratiques malhonnêtes continuent de croître sur le désir des jeunes écrivains d’être édités. Mais l’expérience à laquelle j’ai été confronté récemment permet aussi d’imaginer à quoi ressemblera le monde du travail de demain si, à cause de cette fameuse inversion de la hiérarchie des normes, il se rapproche de celui de l’édition, là où les contrats priment sur la loi.

Frisco Parano, c’était le titre de l’ouvrage - Une tragi-comédie en trois actes

Acte I – Scène I – Le décor

Un éditeur me contacte pour me dire qu’il est intéressé par le dernier roman policier que j'ai écrit. Il me félicite et me précise qu’il ne reste plus qu’à signer les contrats avant de commencer le travail éditorial.

 

Acte II – Scène I – L’appât

Le contrat est signé, et même s’il est particulièrement déséquilibré (l’éditeur peut refuser un texte final, après des heures de travail effectué par l’auteur), je sais que je n’obtiendrai pas mieux. Ce milieu fait partie de ceux où il faut compter sur la bonne volonté du patron, je le déplore mais c’est comme ça.

 

Acte III – Scène I – L’élément déclencheur

Après des heures de travail pour rééquilibrer la taille des chapitres et raccourcir les phrases trop longues (je n'adhère pas forcément à ces corrections mais je respecte la ligne éditoriale de mon employeur), l’éditeur mentionne une « erreur ». Nous avons travaillé sur les deux tomes alors que dans l’immédiat, il nous suffit de travailler sur le tome 1.

 

Acte I – Scène II – Le monologue intérieur

Mon roman était un polar avec un « twist » au milieu. Se servir de ce passage pour l’articuler en deux parties me semble un peu artificiel, mais pourquoi pas ? En revanche, publier un roman policier de taille standard (environ 100 000 mots) en deux tomes, je trouve ça un peu malhonnête avec les lecteurs. Malgré ces réserves, je décide de ne pas m’y opposer. Après tout, je suis l’auteur et je ne compte pas interférer avec la stratégie de l’éditeur. En revanche, rendu soupçonneux par ce revirement, je lui demande de me confirmer que le contrat porte bien sur les deux tomes.

 

Acte II – Scène II – Le masque tombe

La réponse est claire, le contrat ne porte que sur le tome 1, d’ailleurs, le tome 2 n’a pas été lu. Mais il ne faut pas que je m’inquiète. S’il a été écrit aussi bien que le tome 1 et si je joue le jeu des corrections éditoriales, il sera publié plus tard.

 

Acte III – Scène II – Le piège

Pour ma part, je m’imagine déjà chercher des lecteurs, les convaincre d’acheter le tome 1 de mon roman, et devoir en chercher d’autres jusqu’à ce que l’éditeur soit rentré dans ses frais et daigne donner suite. Je m’imagine aussi m’excuser auprès de mes amis ayant acquis ce fameux premier volume si cet éditeur refuse de publier le second.

 

Acte I – Scène III – La négociation

J’explique mes réserves à l’éditeur. Les messages fusent et ils se contredisent. Dans certains, le tome 2 a été lu, dans d’autres non, et dans l’un d’eux, la directrice éditoriale me dit qu’elle a hâte de lire la suite (avec un smiley en prime, parce que c’est une copine). Pour ma part, je demande la confirmation que le tome 2 sera publié dans les mêmes conditions que le tome 1, avec éventuellement un délai supplémentaire, pour peu que ce délai soit précisé.

La réponse ne se fait pas attendre, la publication de la fin du roman est garantie à condition que j’aie « conservé la même plume durant le tome 2 » (sic).

Comme j’ai bien compris qu’il s’agissait de ne donner suite qu’aux ouvrages dont la vente de la première partie permet de financer la confection de la seconde, je précise à l’éditrice qu’elle a déjà reçu et lu le tome 2. Elle peut constater d'elle-même qu’il a été écrit comme le tome 1, d’autant que je n’avais jamais envisagé de séparer l’ouvrage en deux tomes.

 

Acte II – Scène III – Le Climax

Je finis par recevoir un mail qui m’explique que j’exige « des garanties alors que la vie elle-même n'en offre pas », que « rien ne dit que dans un an [j’aurai] envie de faire les corrections, que des évènements extérieurs ne viendront pas empêcher la publication de livre, que [j’aurai] encore la santé nécessaire pour le faire etc... » Son message se termine par : « Je suis éditrice pas médium... »

Je réponds qu’il n’y a pas besoin d’être médium pour savoir si on va publier un recueil dans son intégralité ou non, le statut d’éditrice-eur doit suffire. De même, c’est justement parce que la vie n’offre pas toutes les garanties que nous signons des contrats.

 

Acte III – Scène III – La conclusion

J’ai reçu un mail qui stipule que le gérant m'enverra un courrier de rupture de contrat. De plus, je ne pourrai me prévaloir d’un quelconque accord puisque mon ouvrage « ne peut pas être publié dans l’état ». En d’autres termes, et malgré les heures de travail déjà effectuées (celle de la confection du roman, mais aussi celles des premières corrections), je suis viré.

 

Épilogue :

À l’heure où l’on nous dit que le droit des contrats doit primer sur celui du travail, il est bon de rappeler que dans tous les milieux où c’est déjà le cas, ceux qui sont en situation de force (les employeurs) exploitent leurs employés. Il suffit d’ajouter dans un contrat une clause assez subjective (dans mon cas, la « qualité de la plume ») pour placer un individu en situation de dépendance absolue et de précarité permanente. Quant à compter sur la bonne foi des patrons, autant essayer d’apprendre à un porc à manger avec une fourchette…


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