Travailler moins pour vivre mieux : du début à la fin du Travail

par Marsupilami
jeudi 13 décembre 2007

Cet article étant assez long, il a été divisé en deux parties pour ne pas lasser le lecteur. Dans cette première partie, on se posera la question de ce qu’est le Travail humain, de ce qu’il signifie et de sa fin inéluctable lorsque les machines, « intelligentes » ou non, seront capables de tout faire ou presque à notre place. Dans la seconde partie, en se basant sur Le Livre noir du libéralisme de Pierre Larrouturou (éd. du Rocher, sept. 2007), on se livrera à une critique impitoyable de l’ultralibéralisme (ou du capitalisme financier spéculatif mondialisé, c’est comme vous voulez) et on démontrera, programme à l’appui, qu’un autre monde est possible, réaliste et crédible, alternatif à l’altermondialisme illusoire prôné par l’extrême gauche. Dans la première partie comme dans la seconde, pour rester dans un cadre hexagonal, on ne se privera pas de ne pas prendre au sérieux le slogan « Travailler plus pour gagner plus » de notre omniprésident de la droite décomplexée. Car ce mot d’ordre creux et mensonger, c’est de la poudre de Perlimpinpin aspergée sur un cautère posé sur une jambe de bois.

La Valeur Travail dévalorisée

"Travailler plus pour gagner plus" : tel était le principal slogan de la campagne électorale du désormais président Sarkozy. Le Travailleur (avec un "T" très majuscule) hissé au rang de figure mythique du néolibéralisme (entendez par là l’hypercapitalisme financier mondialisé qui va droit dans le mur en klaxonnant à bord de ses rutilantes automobiles fonctionnant de plus en plus aux agrocarburants générateurs de famines). Que ce soit dans la majorité UMP ou dans la simili-opposition PS, on fait semblant de s’écharper sur un même thème obsession : la Valeur Travail (et la durée de celui-ci) et le Pouvoir d’Achat. Ceci alors que nous allons inéluctablement vers la fin du travail humain, de plus en plus remplacé par des machines de plus en plus autonomes et intelligentes, des machines qui bientôt sauront s’auto-reproduire en se passant des hommes, à l’exception de quelques ingénieurs à leur service. Nous nageons en pleine absurdité.

La société post-industrielle dans laquelle nous sommes entrés est une dévoreuse d’emplois. Sous la pression des mutations technologiques et des actionnaires de l’hypercapitalisme financier mondialisé, on licencie à tour de bras des travailleurs devenus inutiles et dont les salaires grèvent les bénéfices des entreprises. Les emplois qu’on ne peut pas encore supprimer, on les délocalise dans des pays à la main d’œuvre low-cost, lesquels, dès qu’ils ont acquis le savoir-faire technique et bénéficié des transferts de technologies nécessaires à l’enrichissement de quelques-uns, les délocalisent à leur tour vers des zones encore plus néo-esclavagistes. Le chômage, le sous-emploi et la précarité s’installent partout tandis que les profits des entreprises oligopolistiques explosent et ne savent plus où s’investir, à tel point qu’elles rachètent leurs propres actions pour "créer de la valeur" (? ??), "valeur" qui nourrit une multitude de folles bulles spéculatives qui sont sur le point d’exploser. Et quand elles exploseront, les ravages économiques qui s’ensuivront causeront des quantités de faillites qui aggraveront le chômage.

Nous vivons à flux tendus dans l’hyper-court-terme, nos temps de cerveaux disponibles anesthésiés par la propagande du néolibéralisme et du matérialisme consumériste et mercantiliste qui veut nous faire croire que nos existences se réduisent au Travail et à la Consommation. Nos sociétés se délitent, les solidarités collectives de désagrègent sous les coups de boutoir d’un individualisme moutonnier prôné par ce même néolibéralisme qui ne conçoit la condition humaine que sous l’angle aveugle de l’homo economicus gaspilleur d’énergie et pollueur.

"Travailler plus pour gagner plus !". Quelle stupidité, quel aveuglement ! Au Travailleur mythique du communisme s’est substitué le Travailleur mythique du néolibéralisme. Au fond, c’est toujours le même... à ceci près que le premier appartenait à une société industrielle du plein emploi qui vivait dans la perspective d’un avenir meilleur, alors que le second sue sang, eau et stress dans une société où le salariat se réduit comme peau de chagrin sous l’offensive du machinisme "intelligent" et numérique, où l’avenir meilleur s’est transformé en horizon bouché et irrespirable.

Qui n’a pas de Qualification (entendez : une formation pointue dans les domaines du High-tech, de la Communication, du Divertissement, du Droit des Affaires ou de la Finance) est un moins-que-rien dont la nouvelle économie post-industrielle n’a plus besoin, une variable d’ajustement vouée à la misère et au désœuvrement. Car nous allons inéluctablement vers la fin du Travail. Les ouvriers et employés ont été les premières victimes de la désindustrialisation et des délocalisations. Désormais, c’est au tour de la classe moyenne de voir ses emplois passer à la trappe. On ne délocalise plus seulement les manœuvres, mais aussi les cadres et les ingénieurs superfétatoires et trop chers. Avant la fin du siècle, une minuscule élite d’ingénieurs et une multitude de robots "intelligents" suffiront pour faire tourner (à vide) la machine économique.

Le "droit à la paresse" et la Ford "T"

La première révolution industrielle prend son essor et s’étend à toute l’Europe et en Amérique du Nord au milieu du XIXe siècle, chamboulant à une vitesse vertigineuse des sociétés qui étaient alors très largement agricoles. Les paysans se transformèrent progressivement en ouvriers, les usines et manufactures ayant besoin d’énormes masses de main-d’œuvre pour assurer leur production, tandis que les entrepreneurs capitalistes se substituaient aux seigneurs féodaux.

En 1880, en plein début de la révolution industrielle donc, le socialiste français Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, publiait un livre prémonitoire, Le Droit à la paresse. Contrairement à ce que pourrait faire penser ce titre, l’auteur ne s’y livrait en aucune façon à un éloge de la feignasserie. Il avait tout simplement eu une intuition visionnaire : les machines allaient de plus en plus remplacer l’homme, travailler à sa place. Voici par exemple ce qu’il écrivait  : "Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des ’sordidoe artes’ et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté".

Lafargue, dans sa prophétie, n’a commis que deux erreurs majeures. La première est de n’avoir pas compris, fasciné qu’il était par l’essor du machinisme, que l’industrie naissante aurait pendant longtemps besoin d’énormément de main-d’œuvre, donc de travail humain, pour faire fonctionner ses machines encore rudimentaires dont les rouages ne pouvaient être fluidifiés qu’à l’huile de coude. La seconde est de ne pas avoir imaginé que la révolution industrielle accoucherait d’une société de consommation de masse très éloignée de celle qu’il pouvait espérer, animé de ses idéaux généreux et humanistes.

La première erreur réside principalement dans la datation. Il imaginait probablement que la disparition du travail pénible grâce au machinisme interviendrait au début du XXe siècle, alors que c’est à la fin de ce siècle que le chômage et le sous-emploi de masse ont commencé à apparaître dans les sociétés industrielles, préfigurant la fin proche du travail salarié de masse. La seconde erreur, elle, est plus profonde, structurelle. L’industriel états-unien Henry Ford, lui, ne l’a pas commise.

Le 27 septembre 1908, ce concepteur et constructeur d’automobiles lance la fabrication industrielle de la légendaire Ford "T", fabriquée et assemblée à la chaîne. Le travail en pièces détachées à grande échelle était né. Dans le même temps, Henry Ford, qui n’avait rien d’un socialiste utopiste, s’est aussitôt posé la question de savoir à qui il pourrait vendre ce nouveau produit. Pour rentabiliser sa production massive, il lui fallait trouver des masses d’acheteurs. La caste très réduite des nantis ne pouvait suffire. Il fallait donc qu’un maximum de travailleurs puisse acheter ses guimbardes. Il décida ainsi que les ouvriers de ses usines toucheraient un salaire proportionnel au prix de la Ford "T". Il se garantissait ainsi un marché fiable et des bénéfices sûrs. Il chercha à convaincre ses collègues entrepreneurs de faire de même : en payant mieux leurs ouvriers, ils se garantiraient des débouchés pour leurs produits industriels. Mais les capitalistes de son époque restèrent sourds à ses arguments... jusqu’à ce que l’essor des syndicats et l’avènement du communisme ne commencent, bon gré mal gré, à les faire changer d’avis.


Résultat : jusqu’à l’effondrement du communisme et tandis que les progrès du machinisme rendaient possible la production massive de produits industriels avec de moins en moins d’ouvriers, la révolution industrielle version fordienne a accouché, sous les pressions socialistes et social-démocrates, de la société de consommation de masse dans laquelle nous vivons, et non de la société de "loisirs et de liberté" qu’imaginait Lafargue et qui aurait pu surgir après la fin de la civilisation du travail salarié.

N’empêche que sur l’essentiel la prophétie de Lafargue était juste. Elle est actuellement en train de se réaliser. Les machines-robots remplacent le travail humain. Bientôt la production de marchandises sera une activité purement machinique. Que vont alors devenir les défunts travailleurs (c’est-à-dire l’immense majorité de l’humanité) et la société de consommation qu’ils nourrissent de leurs achats ? Poser cette question, c’est poser celle de la valeur sociale du travail. Et c’est aussi douter fortement du slogan "Travailler plus pour gagner plus". Comment et pourquoi "travailler plus" quand il y a de moins en moins de travail vu que ce sont les machines qui s’en chargent et que les plans de licenciement massifs se succèdent ? Comment et pourquoi "gagner plus" quand le travail salarié disparaît ?

"Travailler plus pour gagner plus", c’est un cautère sur une jambe de bois. Ce qu’il faudrait plutôt, ce serait anticiper les conséquences sociales de la fin inéluctable du travail salarié industriel afin d’éviter une catastrophe humaine sans précédent. Ce qu’il faudrait plutôt, c’est apprendre à "travailler moins pour vivre mieux ensemble" et donc de partager le temps de travail qui reste en attendant qu’il disparaisse. Et ce qu’il faudrait surtout, et plus profondément, ce serait d’apprendre à se désintoxiquer de la valeur sociale "Travail". Car comme le disait Albert Camus en 1938, "On parle beaucoup en ce moment du travail, de sa nécessité (...). Mais c’est une duperie. Il n’y a de dignité du travail que dans le travail librement accepté".

Mais au fait, c’est quoi, le Travail ?

On peut toujours s’interroger sur la pertinence signifiante des étymologies, mais on ne saurait les ignorer. Le mot "travail" est né du croisement entre les mots latin tripalium et trabicula, qui désignaient à la fois un chevalet de torture et un outil de contention destiné à immobiliser des animaux d’élevage lors des opérations de ferrage, d’accouchement, de marquage au fer rouge ou d’interventions vétérinaires, outil dont on peut penser qu’il était aussi utilisé sur les esclaves. Le verbe trabiculare signifie "torturer". Les suppliciés étaient "travaillés au corps" ; l’enfantement était considéré comme un "travail", en ce sens que l’enfantement est accompagné d’intenses souffrances - on utilise d’ailleurs toujours cette expression aujourd’hui. Jusqu’au XIIe ou XIIIe siècle, le mot "travail" était donc synonyme de souffrance et d’asujettissement. Le "travailler plus" de l’époque était donc un surcroît de douleur. D’ailleurs avec Sarkozy, on commence à la comprendre, notre douleur...

En ces temps pré-industriels, donc essentiellement agricoles, le terme qui désignait ce que nous appelons aujourd’hui le "travail" était celui de labeur. Le verbe latin laborare signifiait à la fois "mettre en valeur, cultiver" et "se donner du mal". Aïe : on est toujours dans la souffrance. Cela d’autant plus que l’effort fourni, le labor, désignait aussi la lourde charge sous laquelle on chancelait ou glissait. Labor est ensuite devenu labeur, qui en ancien français signifiait "affliction, peine, malheur". Le travail des champs étant très pénible, il fut appelé labourage (même étymologie). Travail ou labeur, ce n’est pas la joie quand on y est contraint...

Une autre activité essentielle pour la survie en ces temps pré-industriels était la chasse, alors appelée exercice, du latin exercere qui signifiait à la fois "poursuivre, chasser, agiter, ne pas laisser au repos" et "mettre à l’épreuve, à la torture". Aujourd’hui, on harcèle le gibier salarié et le mot "exercice" désigne désormais le fait de pratiquer une discipline ou une profession, de faire des devoirs scolaires ou du jogging. On comprend mieux pourquoi l’actuel locataire de l’Elysée s’agite et court comme un dératé en nous enjoignant de "travailler plus pour gagner plus"...

Le Travail, cette torture, ce fardeau que nous considérons aujourd’hui comme un élément essentiel de l’intégration sociale et de l’accomplissement de soi, n’existe pas depuis toute éternité. C’est même une invention assez récente. Dans les sociétés primitives, on préférait en faire le moins possible et on satisfaisait rapidement ses besoins physiques en naturels vu qu’on avait d’autres activités plus intéressantes à accomplir : maintenir les traditions permettant le bien vivre-ensemble, prier les dieux et s’immerger dans la nature nourricière. On ne cherchait pas à "travailler plus pour gagner plus" individuellement, vu que la notion de profit personnel était inexistante et que les mobiles n’étaient pas économiques, mais sociaux et religieux. Le travail n’était qu’une obligation nécessaire à la survie ; il faisait certes partie des contraintes sociales (pas de place pour les fainéants en ces temps très durs), mais il n’offrait droit à aucune indemnisation. Même l’invention des premiers outils, accompagnée de savoir-faire techniques spécialisés, puis de l’agriculture, n’y a rien changé : le travail n’avait rien de sacré. Ces gens frustes, mais sains d’esprit, n’idolâtraient la figure mythique du Travailleur sarkoïde.

Pas de dieu du Travail dans l’Olympe grecque

Faisons un saut de quelques millénaires et entrons dans le panthéon hellénistique. Les anciens Grecs s’intéressaient si peu au travail qu’ils ne lui ont même pas dédié un dieu spécifique. D’ailleurs, si on désigne par "travail de Romain", un labeur long, pénible, et demandant de gigantesques efforts (les Romains étaient très industrieux, mais préféraient quand même faire bosser des esclaves), l’expression "travail de Grec" est impensable.

Les philosophes grecs eux-mêmes méprisaient le travail, activité de production et reproduction matérielle et terre-à-terre qu’ils assimilaient à une occupation dégradante et dévalorisante qu’ils confiaient eux aussi aux esclaves. Ils lui préféraient la pensée, la science, l’esthétique, l’éthique et la politique qu’ils considéraient comme les fondements des liens sociaux unissant les hommes libres (c’est-à-dire des non-travailleurs), liens basés sur l’égalité, l’identité ou l’amitié, toutes valeurs spirituelles exemptes de tortures et de souffrances. Sans esclavage intensif, pas de philosophie hellénistique désincarnée ou hédoniste, qu’on se le dise.

L’irruption du christianisme ne changea rien à cet affaire. "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front", sermonne la Bible : le travail, c’est toujours une activité pénible qui n’occupe pas une place valorisante, l’essentiel étant pour l’homme de se consacrer à Dieu et à son Fils crucifié, donc torturé, donc "travaillé" pour la rédemption de Tous.

Ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que le travail commence à prendre la signification sociale que nous lui connaissons aujourd’hui, même s’il est encore très loin de structurer tous les rapports sociaux, qui restent avant tout religieux et si le travail intellectuel des moines, les seuls "savants" de l’époque, est nettement valorisé par rapport aux travaux manuels, dont on sous-estime de moins en moins la valeur en tant qu’effort producteur, dans l’agriculture comme dans l’artisanat. Le "travailler plus pour gagner plus" pointe le bout de son gros nez...

Le travail, une activité machinale...

Avec les débuts de la révolution industrielle et machinique, au XVIIIe siècle, concomittante avec les "Lumières" fondatrices de la Science et de l’Individualisme, ce gros nez travailleur va désormais occuper le centre de la figure sociétale dans les pays occidentaux. La religion n’a pas encore tout à fait perdu la partie comme principale matrice des liens sociaux institutionnels, mais elle est déjà en butte aux coups de boutoir que le machinisme matérialiste lui inflige tout en prolongeant sournoisement les mécanismes de sujétion, comme l’analyse très bien Lafargue : "La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci (...) Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail".

L’économiste prend petit à petit la place du prêtre, et les ouailles se métamorphosent en travailleurs. Adam Smith grave dans le marbre sidérurgique les nouvelles Tables de la loi scientistes et capitalistiques. Le Travail, humain ou machinique, devient la pierre angulaire d’une nouvelle société dont les nouveaux dieux sont la Logique de la Valeur Ajoutée et du Productivisme. Le Travail, salarié, désormais sacralisé, devient sécable et mécanisé, calculable et mesurable quantité d’effort créant de la Richesse et de la Prospérité (pour quelques-uns). A cette époque néo-esclavagiste de noire misère ouvrière, c’est le slogan "travailler plus pour gagner tout juste de quoi survivre" qui s’impose. "Toute peine mérite salaire", dit-on. Le Travail est bien une lourde peine et son salaire est la plupart du temps celui de la peur et du dénuement qu’on cherche à oublier dans l’alcool frelaté.

Dans le même temps apparaît une nouvelle catégorie de clercs voués, comme les Economistes, à remplacer progressivement les prêtres chrétiens : les Scientifiques. La Science est détournée de sa finalité initiale, qui était la recherche de la Vérité. Financée par l’Industrie, elle devient une entreprise dont la vocation est de mettre au jour les causes physiques permettant à l’Homme de transformer la Nature en machine productiviste que l’on peut "travailler", c’est-à-dire soumettre et torturer. Vivre devient une activité machinale et utilitaire. L’homo economicus, le Travailleur salarié en Usine, prend la place du Fidèle de l’Eglise. C’est le même Homme, mais les dieux ont changé de croyances. Et malheureusement pour lui, il se soumet aussi servilement au nouveau culte et à ses clercs qu’il se soumettait à l’ancien.

Le Travailleur-Janus du matérialisme dialectique

Au milieu du XIXe siècle, la misère ouvrière est telle qu’apparaissent le socialisme, puis le communisme, qui visent, pour le premier, à mieux répartir collectivement les richesses produites par les Travailleurs sans remettre en cause les fondements du machinisme industriel, scientiste et capitalistique et, pour le second, d’instaurer la "dictature du prolétariat", c’est-à-dire d’inverser les mécanismes de domination à l’intérieur du monde du Travail. Fait remarqauble, ni le socialisme ni le communisme ne remettaient en cause le Travail industriel et machinique, bien au contraire. Ils étaient aussi matérialistes, mécanicistes, machinistes que ceux qu’ils combattaient ou cherchaient à réformer. Le Travailleur restait une idole indéboulonnable.

C’est ainsi que, quand les communistes bolcheviques prirent le pouvoir en Russie, se développa le mythe surréaliste du stakhanoviste, ce Travailleur infatigable se tuant à la tâche de la Productivité industrielle. Le Travailleur se mua alors en un laborieux Janus à deux profils : un de droite, celui du misérable exploité par des capitalistes industriels sans scrupules ni humanité, et un de gauche, celui du glorieux conquérant d’un radieux avenir industriel aux Valeurs Ajoutées collectivement et égalitairement partagées.

Matérialisme travailleur de gauche contre matérialisme travailleur de droite : matérialisme dialectique donc. Deux profils, un même homme-Janus : le Travailleur. Il ne pouvait pas en être autrement.

"Travailler plus pour gagner plus" : un slogan éculé et faux issu des métastases de la Guerre Froide

Au début du XXe siècle, la figure du Travailleur est devenue centrale dans la définition du lien et du statut social au sein des pays industrialisés. Même ce qu’il reste d’aristocrates rentiers se sent obligé de Travailler, car ne pas Travailler, c’est ne plus être, même si on peut se permettre de vivre de ses rentes. Le capitalisme industriel et marchand poursuit sa route de crise financière en crise financière, cahin-caha. Le socialisme permet d’améliorer la condition ouvrière, aux marges. Et puis patatras : le communisme prend le pouvoir en Russie. Le Travail est collectivisé et devient l’objet d’affrontements idéologiques sans merci.

Peur panique dans le camp d’en face. Pour résister au Travail collectivisé, égalitaire, qui menace de révolutionner bolcheviquement le Travail capitalistique individualisé, inégalitaire, pour éviter que les Travailleurs ne mangent le contenu de leurs misérables gamelles avec des couteaux rouges entre les dents sous l’influence des syndicats et des partis communistes, il faut absolument améliorer les conditions de vie des Travailleurs, ceci d’autant plus qu’ils sont les principaux consommateurs des objets qu’ils produisent et qui doivent à tout prix aussi produire de la Valeur Ajoutée. Il s’ensuit une vraie période de progrès social - la peur du Rouge aidant - et l’émergence de classes moyennes correctement rémunérées et dans l’ensemble assez satisfaires de leur sort de Travailleurs. Tout baigne, apparemment, même si on se menace un peu de guerres atomiques.

Tandis que les Economistes pérorent, se gargarisent de mathématiques et réduisent progressivement l’Homme, c’est-à-dire le Travailleur, à une variable d’ajustement à l’intérieur de leurs machineries abstraites et mercantiles à la fois (mais pas trop : gaffe aux Rouges !), les Scientifiques poursuivent obstinément leurs activités visant à transformer la Nature en machine productive, avec la bénédiction des néodieux de la Raison et du Progrès. Ils ne chôment pas. A l’ombre lugubre projetée par les souvent trompeuses Lumières, ils inventent des machines de plus en plus intelligentes qui remplacent de mieux en mieux le Travail humain. Avant que le Mur de Berlin ne tombe, scellant la fin du communisme, les usines presse-bouton sont déjà fonctionnelles et les vagues de licenciements massifs déferlent, mousseuses de leur écume charriant la misère et le désespoir.

La chute foudroyante du communisme accélère le cours de l’Histoire. Les Rouges ne font plus peur ni contrepoids. La fulgurante offensive néolibérale s’en prend à toutes les solidarités collectives bâties des deux côtés du Rideau de Fer. Le Travailleur n’est plus qu’un rouage d’une gigantesque mécanique capitalistique et financière mondialisée. Quand on ne peut pas encore le remplacer par des machines "intelligentes", on délocalise son travail là où il coûte moins cher. L’Europe et les Etats-Unis se désindustrialisent. Le chômage de masse et les "Travailleurs pauvres" à quart-temps ou à mi-temps, précaires, flexibles, font leur apparition et se multiplient à toute vitesse tandis que la société de consommation bat son plein avec son cortège d’envies frustrées. Les Economistes néolibéraux se gavent de pseudo-prix Nobel et économétrisent à tout-va dans une souveraine inhumanité. Les Ingénieurs inventent des machines encore plus productives et "intelligentes" qui remplacent toujours mieux et plus le Travail humain. Le Travailleur a du plomb dans l’aile. Qu’il appartienne à un lumpenprolétariat de retour ou à des classes moyennes en voie accélérée de paupérisation, il n’est plus considéré qu’à l’aune de sa valeur-machine et les dieux, dont le silence était assourdissant pendant la parenthèse de l’ère industrielle, font sournoisement leur retour sur la scène sociale où règne comme un Grand Vide.

"Travailler plus pour gagner plus" est un slogan éculé, un vestige de la Guerre Froide, quand la peur du communisme imposait au capitalisme de mieux payer les Travailleurs afin qu’ils ne se révoltent pas. Pire : c’est une totale ineptie, étant donné que le temps de travail n’a cessé de diminuer tout au long de l’ère de l’industrie machinique qui est en train de prendre fin.

Inversement, la prophétie de Lafargue est en train de se réaliser : nous allons à moyen terme vers la fin du Travail et donc du Travailleur. Et nous n’avons rien prévu pour faire face à cela. La seule chose raisonnable à faire pour éviter que cette fin du Travail ne soit pas trop convulsive, douloureuse et dramatique socialement, c’est de réduire le plus vite possible la durée de travail. Et pas du tout comme l’ont fait les socialistes français avec leur foireuse, inefficace et inique loi des "35 heures" qui n’a finalement et principalement bénéficié qu’aux classes moyennes, lesquelles sont comme pas hasard le vivier électoraliste d’un PS qui a trahi ses idéaux et qui est en fin de course.

Le problème ne concerne bien entendu pas que le PS et la France. Il est mondial, et c’est pour cette raison que les anti-néolibéraux démocrates de tous les pays devraient essayer de se mettre d’accord sur cette réduction du temps de travail pour contrer l’offensive néolibérale qui fait s’effondrer toutes les communautés naturelles, afin de réinstituer des règles de coexistence pacifiques et solidaires entre les individus et les générations. C’est là la vocation d’un réel nouvel ordre politique : permettre à chaque individu de trouver sa place dans un tout social qui ne sera plus essentiellement défini par le Travail, de créer une société juste où il pourra faire valoir ses droits et accomplir ses devoirs. Dans cette perspective, il est essentiel que le politique reprenne le pas sur l’économique. Il ne s’agit pas d’une utopie du genre "civilisation des loisirs". Il s’agit de préparer la société de l’après-Travail en travaillant moins pour mieux vivre ensemble.

Et cela, le néolibéralisme sous sa forme extrême de capitalisme financier spéculatif et mondialisé est incapable de le faire, aveuglé qu’il est par la course au profit et au retour sur investissement à hyper-court terme. C’est la raison pour laquelle il faut le combattre résolument si l’on veut gérer la disparition progressive du Travail dans une perspective humaniste. Cela ne pourra se faire que par l’intermédiaire d’une puissante et volontaire action concertée des Etats et des diverses collectivités dont les finalités ne sont pas exclusivement économistes, mais ont pour vocation d’œuvrer pour le bien commun à long terme.

Les vieilles recettes socialistes ou social-démocrates sont elles aussi obsolètes pour traiter un problème d’une telle envergure, étant donné qu’elles reposent sur une croyance elle aussi aveugle dans la valeur Travail et dans les bienfaits de la Croissance et de la Productivité à tout prix.


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