Une page de notre histoire : 60 ans de combat laïque par Guy Georges

par CHALOT
jeudi 8 février 2018

Guy Georges, dirigeant syndical de premier plan, décédé il y a quelques jours m’a accordé il y a plusieurs année un entretien exclusif pour la tendance Emancipation.

Souhaitant que cette contribution au débat soit connue, je la reproduis ici même

Rencontre avec Guy Georges : 60 ans de combat laïque

Propos recueillis par Jean-François Chalot
pour L'Émancipation syndicale et pédagogique - 4/03/2009

Guy Georges : Secrétaire départemental du syndicat des instituteurs de la Haute-Marne, succède à Jeanne Lordon comme responsable du secteur pédagogique et devient secrétaire général (de 1976 à 1983) du SNI-PEGC.
Dans son livre : La bataille de la laïcité 1944-2004, il nous livre une analyse fine, sans faux-fuyant, n'hésitant pas à dénoncer les politiques qui ont failli et regretter que les dirigeants laïques n'aient pas su faire obstacle à l'offensive cléricale. En accordant un entretien à la revue d'un courant qui s'est opposé fermement à l'orientation défendue par la direction du SNI PEGC, il s'inscrit dans une démarche qui privilégie l'unité des laïques dans le cadre d'un débat franc et fraternel. Merci à Guy Georges pour son accueil.

L'Émancipation : J'ai beaucoup aimé ton livre, La bataille de la laïcité 1944-2004 et je conseille sa lecture à toutes celles et à tous ceux qui veulent aujourd'hui poursuivre la lutte que plusieurs générations de militants ont menée. Au-delà de cette lecture intéressante et édifiante, nous avons voulu en savoir plus et rencontrer son auteur pour qu'il puisse nous apporter quelques éclairages supplémentaires.
Je tiens au nom de la revue Émancipation, avant de te poser la première question, à te remercier d'avoir accepté de répondre à mes questions. Comment t'est venue cette idée d'écrire un tel livre ? S'agit-il pour toi, acteur de premier plan du combat laïque, de témoigner ?

Guy Georges : Nous avions au centre Henri Aigueperse, centre d'histoire sociale de l'enseignement comprenant d'anciens militants et des historiens, des appréciations différentes au sujet de l'action laïque telle qu'elle a été menée depuis la Libération. Ce sont les historiens qui m'ont incité à reprendre tout ce qui a été écrit sur le sujet dans L'École Libératrice et L'Enseignement Public depuis cette date. J'ai été conduit aussi à chercher d'autres sources pour y voir plus clair. Je me suis arrêté à 2004, date de cette loi insuffisante sur les signes religieux, considérant que la tension, surtout politicienne, retomberait ensuite, laissant au travail obscur de démolition de l'école laïque le loisir de se poursuivre. C'est donc un travail de synthèse qui traduit bien les forces et faiblesses des deux camps, pour que cela nous serve de leçon, je l'espère.

L'Émancipation  : Le livre commence avec la Libération et l'alliance entre la gauche et le MRP, parti de la démocratie chrétienne, et l'impossibilité pour les laïques d'obtenir un retour à la situation d'avant-guerre. Peux-tu nous livrer quelques éléments de compréhension et d'analyse ?

G. G. : L'alliance entre la SFIO et le MRP date de 1951, avec les appartements électoraux. À la Libération, le gouvernement dirigé par le général De Gaulle comprend les trois partis qui se réclament de la Résistance, le PCF, la SFIO et le MRP. L'urgence est de remettre en route le pays. Dans ce cadre, nos anciens sont persuadés que le retour à la législation scolaire d'avant guerre est par principe acquise. Il leur faudra deux ans pour se rendre à l'évidence, la gauche ne tape pas sur la table et le MRP soutient la Hiérarchie Catholique qui exige le maintien des subventions du régime de Pétain à ses établissements privés. Très vite aussi apparaît la divergence idéologique entre la droite (MRP et RPF qui se crée peu après) et la gauche, en particulier, lors du débat constitutionnel sur la "liberté de l'enseignement" que la droite veut inscrire dans la constitution. La droite invoque le "droit du père de famille" pour justifier l'inscription et la gauche lui oppose le "droit de l'enfant" pour la refuser ; celle-ci ne gagnera que de deux voix, ce qui excitera la hargne du parti clérical et des représentants de la religion catholique. On s'aperçoit dans le même temps que la droite entend changer le statut de l'école laïque telle que les lois de 1882 et 86 l'ont organisée. Tous les ingrédients des 40 ans de bataille ultérieure sont déjà sur le terrain. Je pense, avec le recul que ce que nos anciens n'ont pas pu voir car ils sortaient d'une période de forte unité avec le Conseil National de la Résistance et ses résolutions idylliques, vite oubliées par la droite, c'est que sur le terrain de la laïcité de l'État et de l'École, cette droite poursuivait la lutte menée conjointement avec la Hiérarchie catholique contre les lois Ferry et celle de séparation des Églises et de l'État, sans discontinuer depuis leur vote. Dès lors, l'épisode de l'État français de Pétain était dans la continuité de ce point de vue et avait même ouvert une brèche qu'il ne fallait surtout pas laisser se refermer.

L'Émancipation  : Tu montres que durant de très nombreuses années, le SNI-PEGC, la FEN et le CNAL (Comité National d’Action Laïque) militent inlassablement pour l'abrogation des lois anti laïques et contre l'offensive de l'Église qui part à la conquête de la République... Peu à peu la loi du 9 décembre 1905 est détricotée et encore une fois la gauche n'est pas au rendez-vous... jusqu'au fameux sursaut des années 1959-1960 et le serment de Vincennes. Comment une telle mobilisation des laïques a-t-elle été possible après cette accession au pouvoir de la droite gaulliste ?

G. G. : J'y vois deux raisons qui s'additionnent. La première est la grande confiance de l'opinion et des parents dans l'école laïque, surtout après le piteux épisode de l'enseignement pétainiste (tentation d'embrigadement, programmes scolaires réduits). La campagne de dénigrement de cette école ne démarrera qu'avec les années 70, quand l'enseignement confessionnel aura obtenu ce qu'il voulait. Il est donc tout naturel de défendre l'école. La seconde raison, c'est la restriction qu'imposent les gouvernements de droite qui refusent les moyens de fonctionnement nécessaires, ne serait-ce que pour l'accueil des enfants du baby-boom. Les classes de plus de 40 élèves sont monnaie courante ; j'ai connu des CP de 45 élèves, des écoles rurales à deux classes de plus de 70 élèves. Faute de constructions scolaires, les municipalités installent à la hâte des "préfabriqués", sortes de wagons où il fait froid l'hiver et trop chaud l'été. Pendant ce temps, l'enseignement confessionnel se pose en complément indispensable de l'enseignement défaillant et engrange les fonds publics de plus en plus juteux à partir de la loi Barangé de 1951. Il sera naturel que la majorité des citoyens proteste et que le CNAL trouve des militants pour organiser les ripostes. C'est ainsi que la pétition contre la loi Debré obtiendra en quelques mois plus de 11 millions de signatures, avec une organisation méthodique dans toutes les communes de France, sans exception.

L'Émancipation : Le CNAL avait-il une autre réalité que d'être un cartel d'organisations fonctionnant au consensus et les comités départementaux (CDAL) avaient- ils une existence réelle ? Comme beaucoup de lecteurs, j'ai été impressionné par la puissance de cette mobilisation qui a conduit au serment de Vincennes et je souhaiterais savoir si le CNAL avait envisagé des suites pour que ce temps fort ne soit pas un point d'orgue.

G. G. : Les secrétaires généraux du CNAL, en même temps secrétaires nationaux du SNI, ont été écoutés par les partis de gauche jusqu'en 1981. Clément Durand et Michel Lasserre ont su, par leur "autorité" intellectuelle et j'ose dire morale, réunir ces partis à un moment où, ailleurs, ils se déchiraient, et leur faire partager l'objectif commun du rétablissement de la laïcité. Sincères ou pas, c'est une autre histoire. J'étais dans ma campagne au moment de la pétition et j'ai, comme tout le monde fait le porte-à-porte pour recueillir les signatures. Le gouvernement s'est assis sur l'engagement de plus de la moitié des électeurs, véritable référendum. Ce que je sais, c'est que l'action s'est poursuivie, dans l'attente de jours meilleurs dès lors qu'il n'y avait rien à attendre de raisonnable de ce régime. J'ai le souvenir de CDAL actifs. D'ailleurs, j'ai découvert que certains poursuivent leur action, ce qui est une bonne chose.

L'Émancipation : Peu de laïques connaissent cette rencontre secrète qui a lieu à plusieurs reprises en 1969 entre la direction épiscopale de l'enseignement privé et le CNAL. Penses-tu qu'il s'agissait là d'une tentative visant à contenir l'offensive des cléricaux ou du début d'un renoncement programmé du côté de la direction du CNAL ?

G. G. : Il est évident que le CNAL veut gagner du temps. La loi Debré a prévu qu'elle devra être révisée au bout de neuf ans. Les événements de mai 68 ont obligé le pouvoir à reporter cette révision. Les projets du ministre Peyrefitte sont publics. Il veut "améliorer" cette loi en pérennisant, notamment, les contrats simples moins intéressants financièrement pour le privé. S'il obtenait le report, le CNAL espère que la gauche accéderait au pouvoir et supprimerait la législation anti-laïque. E. Faure a des relations des deux côtés (il a voté contre ces lois). Il prend l'initiative de ces rencontres. Le Premier Ministre Chaban-Delmas acceptera de proposer un report de 20 ans. Le Président de la République, G. Pompidou s'y opposera... Ce sera loin d'être un renoncement du CNAL puisqu'il organisera le plus important colloque de mai 1972 en définissant la nationalisation laïque de l'enseignement et obtenant l'accord des partis politiques de gauche.

L'Émancipation : Après 23 ans de règne sans partage, la droite est battue en 1981. "Tout est possible" ou presque pour les laïques qui attendent beaucoup de la gauche. Malgré une mobilisation très forte, les laïques voient à la fois un gouvernement tergiverser et des directions laïques semer des illusions... Le CNAL a-t-il été miné par ses divisions, ou sa direction a-t-elle remis en cause les principes d'indépendance par rapport au gouvernement et aux partis au pouvoir ?

G. G. : Ce serait bien long de répondre à cette question. Je ne pense pas avoir oublié quelque chose d'essentiel dans mon livre. Au risque de schématiser je peux dire qu'il n'y a pas au CNAL de divergence de fond, mais une divergence de méthode est apparue au Congrès du SNIPEGC de Toulouse, en juillet 1981. Mais ce sont surtout les tergiversations des membres du gouvernement, cette recherche impossible d'un accord entre des positions inconciliables, donc leur refus de trancher, qui surprennent le camp laïque, redonnent espoir au camp clérical et aboutissent à l'échec.

L'Émancipation : Après les échecs du camp laïque de 1984, le CNAL se recentre sur des questions de société et la Ligue de l'enseignement commence à développer une orientation en faveur d'une laïcité ouverte ou plurielle... Peu à peu les laïques se divisent et c'est ainsi qu'ils se trouvent en ordre dispersé devant l'offensive du communautarisme... Quel est le bilan que tu tires de ces premières années du 21ème siècle ?

G. G. : J'aurais envie de reprendre le "bilan" qui conclut La bataille de la laïcité. Le parti clérical et les religions majoritaires ont le vent en poupe et en profitent. Le Chef de l'État est leur sûr soutien. Cela signifie que la loi de séparation des Églises et de l'État est constamment bafouée. Le rapport de la commission Stasi, qui n'a soulevé aucune protestation, officialise en quelque sorte le communautarisme en prônant , au sujet des religions, "l'espace public partagé". C'est donc bien le retour des religions dans le débat public et les décisions qu'il entraîne pour la société. La République "une et indivisible" glisse ouvertement vers la république communautaire. Et l'organisation de l'enseignement en est, comme toujours, la tête de pont. Le CNAL s'est battu pendant 60 ans. Il a échoué. Chacun porte sa part de responsabilité. Mais l'école laïque continue de résister, malgré les campagnes de dénigrement. La bataille pour la laïcité n'est pas dissociable de celle de la qualité de l'école laïque. Je reprendrai volontiers la phrase de Denis Forestier alors secrétaire général du SNI, à Alfortville, en avril 1958 : "Le vrai terrain de lutte est le pays". C'est plus que vrai aujourd'hui.

L'Émancipation : Aujourd'hui le gouvernement (et ses alliés) veut s'en prendre à l'école publique et remettre en cause la séparation des Églises et de l'État. Face à une offensive menée conjointement par la droite et les communautaristes, il est nécessaire et indispensable que les laïques se rassemblent... Le CNAL qui paraît divisé et paralysé est-il encore un outil fiable et solide ou faut-il construire un autre cadre unitaire ?

G. G. : La mission initiale du CNAL s'est objectivement achevée en juillet 1984, de la manière qu'on sait. Il existe toujours mais n'est pas audible. Pourquoi la presse ne reproduit plus ses prises de position ? Ce qui était une force incontestée n'est plus considéré ainsi. La force syndicale qui le pilotait s'est éparpillée ; le mouvement des parents d'élèves s'est restreint. Quel cadre ? Il faudrait un organisme leader. Historiquement, ce fut le rôle de la Ligue de l'enseignement. Le peut-elle encore ? Elle s'est fourvoyée en 1988. Le collectif éphémère qui a émergé après la grande manifestation du 16 janvier 1994 s'est vite embourbé et Bayrou en a profité. Je ne veux pas être pessimiste. Si, déjà, les acteurs, nombreux et souvent dynamiques sur le terrain, parvenaient à fédérer leurs actions en vue d'un même objectif, ce serait une bonne avancée. Je vais l'essayer en étant en charge d'organiser un colloque, probablement en mai, dont le thème sera "Laïcité, la reconquête".

 


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