« Vous n’êtes pas réceptifs », dit le politique

par karl eychenne
mercredi 1er décembre 2021

Et si le problème ne venait pas du gouvernant mais du gouverné. Et si l’artiste n’avait pas le public qu’il mérite. Et si nous étions tout simplement devenus inaptes à saisir le subtil, l’utile, le beau, dans les politiques qui sont proposées.

Pas la peine de faire semblant d’apprécier une œuvre contemporaine. 99 % des spectateurs y sont hermétiques. Par snobisme, on s’excusera le plus souvent d’un : « Hum… cet artiste a souffert, c’est évident ». Et pour les 1 % restant, les fameux admoniteurs qui vous expliquent comment apprécier les croutes affichées sur le mur, eux même évoqueront des arguments quelque peu fumeux. En témoigne cette savoureuse anecdote : « I love it ! How much ? », ainsi s’exclama un client à la vue du balai à chiotte déposé par l’artiste au fond de sa galerie d’art (Alice Pfeiffer, Le goût du moche).

Après tout, peut-être que le problème ne vient pas de l’artiste mais du spectateur ? Peut-être que l’œuvre dit ce qu’elle a dit à dire aussi brillamment que possible, mais que nous ne sommes pas réceptifs. Nous avons les sens encombrés. Pire, peut-être ne méritons nous pas l’œuvre qu’il nous est donné de voir. Nous sommes devenus inaptes à saisir la nuance, à fermer les yeux pour mieux apprécier, à jouir en quelque sorte. Nous sommes des bourrins. Feu la finesse, le spectateur éclairé s’est égaré.

Au fait, nous parlons bien de politique et non pas d’art.

Nous dirons ainsi que le politique, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, sert de la confiture aux cochons que nous sommes. La confiture ce sont les réformes, les mesures, les projets, les grandes idées, pensées par des Hommes qui raisonnent à des hauteurs qui nous sont inaccessibles. Nous sommes dépassés, incompétents, idiots. Il nous faut des énoncés courts, basiques comme dirait l’Orelsan.

Par contre, le politique lui, est inspiré. Le politique ose, et il ose beaucoup. Il s’est jeté à corps perdu dans un genre de dadaïsme, de maniérisme, ou quelque chose qui exagère le réel, qui tord les formes, sort du cadre, c’est presque lui le rebelle. Un exemple bien contemporain : le « quoi qu’il en coûte ». Qui aurait imaginé il y a quelques mois encore que nous pratiquerions des politiques budgétaires et monétaires aussi légères et frivoles ? Mais non, rien n’y fait. Nous ne sommes pas réceptifs. Il n’y a pas l’effet « Whaou » escompté par le politique. Pire, ca nous agace. C’est plus fort que nous, nous ne sommes jamais contents, nous, « le paradis qui se croit en enfer », comme dirait le Tesson.

 

L’ère moche

Mais pourquoi donc cette sensation que l’œuvre du politique est si moche ?

Une première réponse : parce que l’œuvre du politique est vraiment moche. Peut-être que le projet politique fait vraiment peine à voir, triste mine et traits tirés. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Alors on passe son chemin, tête basse, l’air affairé, faisant mine de ne pas le voir. C’est alors qu’il nous hèle pour motiver une réaction de notre part. Mais non. Nous savons bien que « le caractère est la grimace que fait le visage lorsqu’il n’a plus rien à exprimer… Un beau visage est peut-être le seul lieu où il y ait vraiment du silence. Alors que le caractère laisse sur le visage les traces de paroles non dites, d’intentions inaccomplies », Giorgio Agamben, Idée de la prose.

Une autre réponse : parce que l’œuvre du politique est vraiment moche et que c’est voulu par l’artiste. Quand le moche fait mouche ! Aimer la réforme moche serait une forme de distinction sociale, d’avant-gardisme, d’élitisme, c’est l’idée de Bourdieu, de faire du moche du néo-moche : « dis moi ce que tu accroches comme tableau, ce que tu votes comme politique, et je te dirais qui tu es ». Mieux encore, le politique nous proposerait des réformes moches, afin de provoquer chez nous un dégout. Pour faire parler aux gens de leurs goûts, il faut leur faire parler de ce qui les dégoutent : « le goût est le dégoût du goût des autres », toujours Bourdieu. Pas sûr d’avoir tout compris…

Une troisième réponse : l’œuvre du politique n’est pas moche, mais l’artiste pense qu’elle l’est, et nous le croyons ! Ce cas assez rare se produit lorsque l’artiste politique est complexé à l’idée que sa politique soit dysmorphophobie, cette conviction d’être laid, alors que pas du tout. Le politique trouve que son œuvre a un gros nez, alors qu’en fait elle a juste de petits yeux. Problème, il n’y a pas grand-chose à faire alors. Le politique ne se convaincra pas tout seul qu’il n’a pas tort, et il ne semble pas qu’il faille compter sur les gouvernés pour l’aider un peu.

Enfin, il y a une quatrième réponse qui est la plus bizarre : l’œuvre du politique est moche ou pas moche, on ne sait pas. Ce cas se produit notamment dans le cas d’un auto-portrait de l’artiste. Il arrive que l’on se demande alors si le visage qui nous est montré est en train de faire une grimace, ou reflète fidèlement le visage de l’artiste qui donc est moche comme son œuvre. Dans le même genre, cette histoire entendue je ne sais où : « lorsque, après la première opération, on apporte à la mère un miroir après lui avoir enlevé ses pansements, on ne peut pas dire avec certitude si l’expression de son visage était la réaction à ce qu’elle voyait dans le miroir, ou si on y voyait bien la chose elle-même,… à savoir son visage défiguré. »

Est-ce l’artiste qui déçoit ou le spectateur qui n’est pas à la hauteur de l’œuvre ? Est-ce le politique qui déçoit, ou le gouverné qui n’est pas à la hauteur du projet ? A vrai dire, qu’importe. En effet, ce n’est pas le politique (tout bord confondu) qui décrète que son projet est bon, de même ce n’est pas l’artiste (tout courant confondu) qui décrète que son œuvre est belle, c’est le spectateur qui vote.

 


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