Yves Guéna : Honneur et Patrie

par Patrice Gibertie
vendredi 4 mars 2016

 J’ai eu la chance de découvrir la politique avec Yves Guéna. La proximité avec un un tel serviteur de l’Etat, rend définitivement allergique à toute forme de médiocrité ordinaire. C’est très certainement parce que cette génération n’a jamais été remplacée que je suis devenu aussi sévère avec le personnel politique.

Yves Guéna fut en premier lieu un héros de la France Libre

Pour le jeune lycéen rennais qu’Yves Guéna était alors, tout commença le 19 juin 1940, à la pointe du Finistère. Demeurant chez ses parents, près de Brest, l’adolescent fut révolté par l’appel à l’armistice du maréchal Pétain : « On est battu en France. On a un allié qui est l’Angleterre. Eh bien, on passe en Angleterre et on va continuer la guerre avec les Anglais ! » Sans pouvoir prévenir son père qui travaillait à Brest, sous les bombes, mais avec l’assentiment de sa mère, qui trouva sa décision « absolument normale », le jeune homme, qui n’avait pas encore 18 ans, s’embarqua depuis Le Conquet sur un remorqueur de la marine commandé par un vieil officier marinier bienveillant pour l’île d’Ouessant. Là, un camarade lui apprit qu’un général inconnu de lui avait lancé la veille un appel à la résistance depuis Londres. C’est là précisément qu’il avait l’intention de se rendre.

A bord d’un chalutier belge, ils débarquèrent à Portsmouth, le 20 juin au soir. Hébergés dans une école, les « fugitifs » se virent placer devant une alternative : soit s’engager dans les Forces françaises libres (FFL), soit être rapatriés au Maroc. « Nous étions quelques centaines, et aucun n’a opté pour la deuxième solution, se souvient-il : notre seule idée était de continuer la guerre. On nous a alors regroupés à l’Olympia Hall, dans les faubourgs de Londres, et c’est le jour de mes 18 ans, le 6 juillet, que le général de Gaulle ­ un parfait inconnu pour nous, mais dont la stature avait de quoi impressionner ­ est venu nous haranguer et nous annoncer que nous allions servir sur de nombreux théâtres d’opérations. » Le général de Gaulle, dans ses « Mémoires », a évoqué cette première prise de contact : « Qu’il est court le glaive de la France ! » Le 14 juillet 1940, les jeunes recrues eurent toutefois l’honneur de défiler, toujours en civil, dans les rues de Londres, sous les acclamations d’une foule fière de l’engagement de « français libres », prêts « à combattre, et s’il le fallait à mourir pour la Patrie ».

« Oui, rallier de Gaulle, c’était une aventure ! écrit Yves Guéna. C’est pourquoi – je m’excuse – nous n’avons pas beaucoup de considération pour ce qu’ont pu dire ensuite, pour s’expliquer, ceux qui, eux, n’avaient pas rallié. Ils se sont dégonflés, c’est tout. Et les Français Libres, c’est le contraire ! »

Après une petite année d’entraînement, Yves Guéna fut envoyé au Congo Brazzaville, mais ce ne fut que dans le courant de 1942 que les affaires sérieuses commencèrent lorsque son unité, le 1er Régiment de marche de spahis marocains (1er RMSM), intégré ensuite dans la légendaire 2e Division blindée (2e DB), s’envola vers le « Levant » ­ le Liban puis la Syrie ­ pour un entraînement spécifique au désert. Il était alors un simple brigadier affecté à la tourelle de tir d’une automitrailleuse. Après avoir traversé l’Egypte, son unité de blindés légers descendit vers la Libye.

Les premiers combats

Bien que totalement coupé de sa famille, le jeune soldat dit n’avoir éprouvé jusque-là ni angoisse ni nostalgie. Pas plus qu’il ne ressentira la peur lors de son impressionnant baptême du feu, le 24 octobre 1942 – « une rude nuit » a-t-il précisé – au cours de la bataille historique d’El Alamein, menée par Kœnig contre les chars de l’Afrika Korps de Rommel. « Quand on a décidé de s’engager pour une juste cause, on n’éprouve pas de difficulté à être courageux, on est porté par ce qui ressemble à de l’honneur », convient-il.

Malgré des conditions extrêmement difficiles, la guerre était presque devenue pour lui une routine lorsque les FFL poursuivirent les Allemands à travers le désert libyen et reprirent le combat dans le Sud tunisien. « En Tunisie, les choses ne se sont pas bien passées avec l’armée d’Afrique du Nord, largement vichyste », confie-t-il. Ressentis comme des « trublions », les baroudeurs venus d’Orient eurent pourtant la satisfaction de voir petit à petit des groupes de l’armée du général Giraud se rallier à eux. « C’était pour nous, préciseYves Guéna, la preuve que de Gaulle l’avait emporté (sur Giraud). »

Suivit une longue phase d’attente. « Renvoyés en Tripolitaine, nous y avons passé tout l’été avant de gagner le Maroc, en octobre 1943, pour nous y entraîner jusqu’en avril 1944 et, enfin, rejoindre l’Angleterre depuis Oran », raconte-t-il. C’est à la tête d’un peloton de spahis que l’aspirant Guéna débarqua, le 31 juillet 1944, sur une plage « nettoyée » de Normandie et commença à filer vers le Nord « sûr que nous nous battions derrière le général de Gaulle, pour la France, dans l’intérêt de la France, pour la libération de la France, pour l’honneur de la France et pour la victoire. » Mais, le 11 août, lors d’un accrochage autour d’Alençon, Yves Guéna fut atteint par une balle qui lui traversa la poitrine. Il ne raccrocha pas pour autant. Soigné « avec une efficacité exceptionnelle » dans un hôpital de campagne américain puis au Val de Grâce, dans Paris libérée, il bénéficia d’une convalescence qui lui permit de revoir ses parents avant de rejoindre son unité sur « le chemin de la liberté et le chemin de l’honneur », comme l’avait dit le général de Gaulle dans son allocution de Bayeux, le 14 juin 1944.

Vers la victoire

Intégré à la division Leclerc, qui piaffait d’impatience, le 1er RMSM put enfin remonter, en avril 1945, vers la zone de combats à travers la Sarre. Après le souffle brûlant du désert, ce fut le froid et la neige que durent affronter les spahis. « Nous traversions des villes désertées par les hommes, se souvient-il, à l’exception de quelques éclopés. En parcourant ces ruines, je pensais que ce pays ne se relèverait jamais. Et puis, en Bavière, nous avons découvert la réalité des camps, notamment celui de Dachau, qu’à aucun moment nous n’avions pu imaginer. Du même coup, nous avons réalisé qu’au-delà des envahisseurs allemands, c’était le nazisme que nous avions combattu. Le 8 mai, je me trouvais tout près de Berchtesgaden lorsque nous avons appris la capitulation allemande. Nous avions gagné ! Notre aventure était devenue une épopée. » En ce mois de mai 1945, Yves Guéna avait compris qu’il s’était aussi battu « pour épargner ce fléau de l’horreur nazie à l’Europe ».

La fierté était d’autant plus forte que le général de Gaulle, ce « Petit Lillois de Paris » comme il le disait lui-même, vint en personne passer en revue les troupes de la 2e DB. « J’avais déjà croisé de Gaulle à Londres, poursuit Yves Guéna, en Egypte et en Algérie, mais, cette fois, il était auréolé par la victoire. Il a demandé à tous les combattants de rester dans l’armée, mais, pour la première fois, je lui ai désobéi. Je venais de me fiancer et je me suis fait démobiliser le 25 septembre 1945. ».

Cette « désobéissance », la seule qu’il fit de toute sa vie à de Gaulle, lui permit de rejoindre la première promotion de l’ENA, dénommée « France combattante », de mars 1946 à juillet 1947, et d’entamer un nouveau combat, politique celui-là, au service du seul homme qui guida ses pas et sa pensée tout au long de son existence. Dès lors, on comprend mieux pour quelles raisons Yves Guéna, alors ministre des Transports, proposa, en 1974, – peu de monde le sait – que le nouvel aéroport de Roissy, passage obligé pour des millions de voyageurs vers le monde entier, fut nommé « Charles de Gaulle » : il s’agissait d’honorer certes celui qui avait rénové la République, en 1958 (Guéna nous rappelle la part importante qu’il prit lui-même en tant que directeur de cabinet du garde des sceaux, Michel Debré, à la rédaction de constitution de la Ve République), mais surtout celui qui avait incarné l’honneur de la France, en 1940. Hommage du « Français Libre » que futYves Guéna au Chef de la « France Libre », Charles de Gaulle.

« C’est, nul ne peut oublier, a écrit Yves Guéna, que la France connaissait alors l’une des plus épouvantables épreuves de son histoire millénaire, que la France avait failli périr ; au bout du chemin, ce fut plus qu’une guerre gagnée, ce fut une résurrection. »

« Un corps sec, un visage austère barré par une large bouche ourlée de lèvres fines, des yeux surmontés de sourcils broussailleux et soulignés de cernes profonds qui lui donnaient un étrange regard mi-clos, un faux air de Robert Lamoureux, toujours d’une impeccable élégance : c’est l’image que l’on retient d’Yves Guéna, mort dans la nuit du mercredi 2 mars au jeudi 3 mars, à l’âge de 93 ans.

« Je suis avant tout un Français de la France libre », revendiquait ce gaulliste historique. Le jeune Breton, né à Brest le 6 juillet 1922, n’a pas encore 18 ans lorsque, élève en khâgne à Rennes, il embarque sur un remorqueur de la marine pour l’île d’Ouessant et, de là, gagne l’Angleterre à bord d’un chalutier belge, le 19 juin 1940, pour rejoindre « un général qui venait de lancer à la radio de Londres un appel à poursuivre la lutte ».

Pour lui commence Le Temps des certitudes, titre de ses mémoires rédigés en 1982, où il raconte qu’à un de ses fils qui, à 7 ans, lui demandait qui étaient de Gaulle et Pétain il répondit : « L’honneur et la honte. ». Son livre s’arrête en 1969, avec le départ de De Gaulle… et la fin des certitudes. Une trentaine d’années plus tard, en 2010, il reprendra le fil de ses souvenirs dans un nouvel ouvrage titré Mémoires d’Outre-Gaulle.

 

Après la Libération, il intègre la première promotion de l’Ecole nationale d’administration (ENA) en 1946, dont il sort major de sa section. Il refuse le Conseil d’Etat et demande le contrôle civil au Maroc. Il y restera jusqu’en 1955, à la veille de l’indépendance. A son retour, il retrouve la place au Conseil d’Etat qu’il avait boudée. Nommé maître des requêtes, il est chargé du dossier du contentieux. Mais, à peine un an plus tard, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, il devient directeur du cabinet de Michel Debré au ministère de la justice et travaille à la rédaction de la Constitution de la Ve République. Il suit encore Michel Debré lorsque celui-ci est nommé à Matignon, en 1959, pour être le directeur adjoint de son cabinet, avant de repartir en Afrique, d’abord comme Haut-Commissaire auprès de Félix Houphouët-Boigny, en Côte d’Ivoire, puis, après l’indépendance, comme ambassadeur.

De retour en France, il se lance à l’assaut, en 1962, de la 1re circonscription de Dordogne, où sa femme a une propriété et où il va de temps en temps en famille avec ses sept enfants ,Il conservera son siège jusqu’en mai 1981 où, emporté par la « vague rose », il se fait ravir son poste par Roland Dumas. Il reviendra à l’Assemblée nationale pendant une courte période, entre 1986 et 1988, comme député de la Dordogne. Puis se dirige vers le Sénat, où il siège de 1989 à 1997 au groupe RPR. Pendant vingt-six ans, de 1971 à 1997, il a été maire de Périgueux. Il a exercé plusieurs fonctions ministérielles entre 1967 et 1974 : aux postes et télécommunications dans le gouvernement de Georges Pompidou, aux transports puis à l’industrie, au commerce et à l’artisanat dans le gouvernement de Pierre Messmer. « Au temps du Général, il fallait être ministre. Quel regret c’eût été pour moi, non pas de manquer le vain éclat de ce rang éphémère et de ce titre viager, mais de ne pas participer au gouvernement de la France sous de Gaulle », écrit-il dans ses mémoires.

Nommé au Conseil constitutionnel en 1997

Dernier secrétaire général de l’UDR, le parti gaulliste, jusqu’en 1976, il participe à la fondation du RPR par Jacques Chirac, dont il considère qu’il est « le meilleur à l’époque pour sauver le gaullisme » et dont il devient le numéro deux.

En 1992, il défend vigoureusement le « non » au traité de Maastricht. Il en est un des principaux orateurs lors du conseil national du RPR du 4 avril qui lui est consacré. A ses yeux, « cette Europe-là qu’on nous bâtit, ce n’est pas l’Europe de la paix, c’est celle de l’impuissance ». « Je considère que ce qui est en jeu, c’est l’avenir et la survie de la patrie française », conclut-il devant ses « compagnons gaullistes ».

En 1997, le président du Sénat, René Monory, le nomme au Conseil constitutionnel, lui, le contempteur des dérives du « gouvernement des juges ». « Je me suis rallié », consentira-t-il plus tard. Yves Guéna connaît une consécration inattendue lorsque, le 23 mars 1999, il est appelé, en tant que doyen d’âge, à en prendre la présidence par intérim lorsque Roland Dumas, rattrapé par les affaires judiciaires, est contraint de se mettre en congé de l’institution, avant d’en démissionner un an plus tard. Il présidera le Conseil constitutionnel jusqu’à la fin de son mandat, en 2004. Et dirigera l’Institut du monde arabe de 2004 à 2007. »

Patrick Roger

Yves Guéna a toujours incarné le sens de l’Etat et la Fidélité.

Fidélité aux valeurs de la Résistance qui l’amenait à dépasser les clivages politiques . La génération des grands résistants communistes du Périgord lui vouait une admiration et une amitié à toute épreuve. Son vieux complice « Hercule », Roger Ranoux s’est éteint lui aussi il y a quelques mois.

Fidélité à la République et au gaullisme qui l’a conduit à plusieurs reprises à la rébellion contre des directives venues d’en haut

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/03/03/l-ancien-president-du-conseil-constitutionnel-yves-guena-est-mort_4875645_3382.html#JWMyx1H3sYH7fMkW.99

 

Une déclaration en mai 1968

https://www.youtube.com/watch?v=NtLV4QZoNHA

 

Guéna et la Dordogne

 

 

http://pgibertie.com/2016/03/03/yves-guena-honneur-et-patrie/

 


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