Apologie du panthéisme et du polythéisme

par Michel Tarrier
mercredi 4 janvier 2012

« Si un homme considère qu'un élément du monde lui ressemble par l'intériorité mais diffère par la physicalité, il est dans un système que j'ai appelé l'animisme. Si cet élément diffère de lui par l'intériorité et lui est semblable par la physicalité, c'est le naturalisme. S'il est semblable sur les deux plans, c'est le totémisme. S'il est différent sur les deux plans, c'est l'analogisme. » Philippe Descola

Après ce double millénaire d’ingratitude et de forfaits environnementaux inspirés par l’anthropocentrisme des Ecritures, Gaia, la divinité grecque personnalisant la Terre-Mère, a tout pour séduire nos esprits contemporains plongés dans la déconvenue. L’involution religieuse illustre alors la raison. « Ne dévaste pas la Terre avec la violence de tes mains » (Antigone) n’est pas un précepte de notre productivisme agricole, mais il fait bien l’affaire du marketing quotidien de nos hypermarchés. Le Vert vend, dit-on, dans ces temples vides du sous-vide.

Face aux interrogations qui les taraudaient, pour panser leurs craintes et leur frayeurs, la sphère religieuse des peuples premiers s’appuyait sur une sacralisation des éléments de la Nature, mythologie protéiforme, multitude de dieux, d’esprits et d’icônes bénéficiant de pratiques occultes qui firent rire la plupart des « explorateurs » équipés d’un vrai dieu universel et infaillible, omniprésent dans l’intolérante besace des duettistes colonisateur et missionnaire, le prosélytisme en bandoulière. L’ennui avec la morale, c’est que c’est généralement la morale des autres. Ce polythéisme des infidèles, que l’on regarde encore avec un rictus de commisération (« pauvres païens n’ayant rien compris ! »), offrait le non moindre avantage d’accrocher aux entités adorées un immense respect qui n’était rien d’autre que l’ingrédient basique d’un développement durable avant la lettre. En reportant les incantations primitives à l’astre, à l’arbre, à l’animal sur un démiurge, un dieu créateur, éternel et tout puissant, l’astre, l’arbre, l’animal, voire même ces ethnies « sauvages » et non « élues », donc sans « salut », n’étaient plus frappés d’interdit et désormais proies de conquête, d’exploitation, d’aliénation, de destruction. La porte s’ouvrait sur le racisme, les génocides et les écocides, actions impensables dans l’esprit des peuples premiers. Mais cette Eglise, à la botte de l’esclavagiste et du colon, si elle reléguait les parents sans âme, n’en baptisait pas moins leurs enfants ! Et le conquérant d’islam agissait de même quand, colonisateur impérialiste (l’impérialisme non occidental existe !), il conquit des territoires d’anciennes civilisations, les écrasant et anéantissant leurs cultures. L’aspect totalitaire des religions monothéistes éclate dans leurs guerres saintes, avec comme objectif la conquête du Monde et la soumission à la loi de Dieu, d’Allah et de Yahvé.


Les premières croyances des peuples du Paléolithique ont eu la vertu de consacrer des bosquets sacrés. Pour toutes les cultures ancestrales de l’humanité, la Nature était symbole de divinité et de patrimoine vital, forêts, rivières, plantes, animaux étaient vénérés. Bien après la période préhistorique, ces traditions totémiques se sont perpétuées, certaines jusqu’à nos jours. Chez les aborigènes australiens, entre autres, il n’est pas un territoire de chasse qui ne soit ponctué d’arbres et de rochers sacrés. Il en va de même chez les Amérindiens, maîtres quant à la légitime connivence avec les éléments et les entités du vivant. Rivières, lacs, lagunes, bois et forêts sacrés, lieux de résidence des divinités vénérées par les communautés, constituent un cas d’école du bien fondé de la spiritualité primitive dans la conservation des milieux, par le biais non pas de la science et d’une législation, mais par essence, par un respect mystique dont l’irrationnel s’avère aujourd’hui fruit de la raison puisque inspiré de la notion « scientifique » des interdépendances. Ce que nous avons cru apprendre par l’étude, les peuples natifs le pressentaient intrinsèquement et le pratiquaient empiriquement. La crainte qu’inspiraient les déités que les forêts sacrées hébergeaient en faisait des lieux de culte inaliénable, les tabous limitaient la récolte de certaines plantes et la chasse de certains animaux, les terres culturales bénéficiaient de repos périodiques et ces sites étaient aussi la source de plantes médicinales.

Les forêts sacrées existaient un peu partout, toutes n’ont pas encore été rasées par notre rationnelle entremise et offrent des exemples tangibles d’une conservation inhérente à la protection culturelle et religieuse. De tels patrimoines vitaux sont bien connus de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire, du Ghana, du Bénin, du Congo, de Madagascar en Afrique, ainsi que de l’Inde. Cette vénération se pratiquait également en Perse et en Chine. L'hindouisme s'est développé à travers de nombreux cultes naturels et son essence s’inspire toujours de la diversité du vivant. Un purâna édicte : « Un fils est égal à dix profonds réservoirs d'eau, mais un arbre planté est égal à dix fils. » Certaines espèces sont identifiées à des dieux, comme le bel (cognassier du Bengale) à Shiva, le tulsi (basilic) à Vishnu, le pipal (figuier) à Krishna. Bouddha lui-même fut mis au monde dans un bosquet sacré et prononça une remarquable définition de la forêt : « Un organisme d'une bonté et d'une bienveillance illimitée qui ne réclame rien pour sa subsistance et distribue généreusement les fruits de son activité ; elle accorde protection à tous les êtres, offrant même son ombre au bûcheron venu l'abattre. » L’Inde témoigne ainsi d’une longue tradition d'utilisation prudente des ressources naturelles utiles aux hommes, et la forêt a depuis longtemps été essentielle dans la vie des tribus et autres communautés qui en sont tributaires. Dans les bois sacrés, réserves de la biosphère avant la lettre, il était exclu d’y couper un arbre, d’arracher des plantes ou d’y tuer des animaux. Ces sanctuaires furent en fait les premiers temples des dieux et il n’était pas pensable que les déités du panthéon indien fussent recluses à l’intérieur d’édifices. Encore de nos jours, dans certains villages du Sud de l'Inde, la gramadevata (déesse du village) est logée dans la niche d’un arbre vénérable qui en représente l’incarnation. Les chaînes montagneuses du Sud de l'Inde, la région himalayenne et l'Inde centrale sont connues pour abriter le plus grand nombre de bosquets sacrés. Dans l'État de Meghalaya, au nord-est de l'Inde, ces sanctuaires jaillissent au regard comme des taches verdoyantes de jungle épaisse, contrastant avec les pentes atrocement ravinées et désertifiées par les effets de la déforestation. Dans cette région, quand on coupe la forêt, l’ensemble est considéré comme déchiré, et une histoire est brisée. Cette sagesse de « peuples retardés » avait été malmenée lors de la christianisation. C’est pourtant maintenant, en la réactivant, que des programmes de reboisement sont présentement entrepris avec succès. « Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Pour les damnés de la Terre, contrition et attrition ne mangent pas de pain.

Croyances et pratiques traditionnelles étaient gardiennes de la biodiversité, des siècles avant que l’époque coloniale vienne cruellement perturber les traditions, des millénaires avant que nous inscrivions le concept dans nos programmes politico scientifiques et… touristiques. La dégradation de l'environnement dans les pays du Sud est de l’unique responsabilité des Occidentaux dont les agissements lors des diverses conquêtes colonisatrices donnent un bilan des plus misérables. Parce que nous ne sommes pas respectueux, nous avons totalement manqué l’opportunité de comprendre et de reconnaître les connaissances et les pratiques des peuples autochtones de la Planète. Les compétences développées au cours de milliers d'années d'adaptation et de manipulation de leur terre, de leur flore et de leur faune par les Africains, les Amérindiens, les Indiens, les Aborigènes australiens et tant d’autres, constituaient une ressource inestimable, la clé pour une écogestion de ces contrées, conjointement avec certaines conceptions scientifiques et technologiques du Nord. C’est un peu tard que nous y revenons aujourd’hui. Tout comme nos aïeux coloniaux, la plupart des représentants du système économique qui gouverne aujourd’hui le monde, suppose que le vocable « primitif » se superpose à ignare, du moins à l’inverse du rentable et du raisonnable, tel que nous entendons ces notions. Nous nous plaçons dans une toute autre logique, très « illogique ». C’est sûr que l’approche respectueuse de l’environnement peut difficilement contribuer, comme les techniques manipulatrices capitalistes, à la constitution de fortunes et d’appropriations inavouables. L’essor des religions dogmatiques, tels le christianisme et l'islam, conduisit tout à la fois à l'éradication des pratiques « païennes » qu’à l’abattage d’innombrables forêts sacrées. L'américain John Muir, éminent défenseur de la Nature au XIXe siècle, écrivit : « Il n'est pas étonnant que les collines et les bosquets furent les premiers temples de Dieu, et plus ils sont détruits pour être transformés en cathédrales et en églises, plus faible et plus loin en devient le Seigneur lui-même. »

Aujourd’hui que la Nature se dénature, que les paysages se décomposent, qu’il n’y a plus rien qui bouge dans nos herbes à force de safaris et de profitabilité, quoi de plus exaltant et révélateur de nos erreurs que de débarquer (il faut oser !) dans un coin de paradis amazonien ou papou, et de contempler la vie aborigène en parfaite osmose avec le milieu, ne tuant que pour survivre, n’ayant d’agressivité que pour se défendre et ne souffrant pas du tabou de leurs « parties honteuses » ; ou de rejoindre l’ancien Continent du Gondwana, antérieur à l’existence de la nuisibilité humaine, pour se fondre dans ce qui reste de l’écosystème climacique des forêts pluviales de Tasmanie ou du Gabon, peuplé d’arbres millénaires, Eucalyptus regans tasmaniens ou okoumés africains, seront tôt ou tard la proie du Timberjack, cette machine monstrueuse qui broie les arbres à une cadence infernale, mettant en pulpe toute une biomasse séculaire, avant que d’hélicoptères, les forestiers n’incendient au napalm ces gigantesques coupes rases. Remarquable progrès au service de l’agonie de la Nature et de l’apologie de la néantisation !

L’anthropocentrisme des grandes religions, avec l’humain à l’image de Dieu et donc demi-dieu et démiurge d’occasion, n’encourage ni l’intendance écologique, ni la spiritualité de la terre et de la Terre, avec leurs dimensions immanentes. L’homme à l’image de son dieu n’en possède pas le reflet de divine sagesse, apte à un œcuménisme environnemental et à un humanisme écologique susceptible de veiller au Jardin de l’Eden. À Genèse 2, 15, il est pourtant question de la garde et de la culture de ce Jardin, et non de sa domination comme à Genèse 1, 28.

Chantons en attendant la reconnaissance du génocide amérindien…


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