Ce que l’Histoire dit de Jésus

par Forest Ent
mardi 22 avril 2008

Je souhaite rappeler ici ce que nous savons sur le personnage. Cet article n’a pas d’intention polémique ni religieuse : il tente de s’en tenir aux éléments historiques.

M. Mourey a développé sur AV une thèse, selon laquelle Jésus n’aurait pas été un personnage singulier, mais un terme collectif pour désigner un groupe de leaders politico-religieux esséniens. De nombreuses autres thèses ont été émises depuis trois siècles. Je souhaite rappeler ici ce que nous savons sur le personnage. Cet article n’a pas d’intention polémique ni religieuse : il tente de s’en tenir aux éléments historiques.

Sa matière est constituée essentiellement d’ouvrages et conférences de Mireille Hadas-Lebel, une des meilleures spécialistes du siècle -1000 en Judée. J’espère ne pas avoir ici trop déformé ses propos, et j’espère qu’elle me le pardonnera sinon. J’encourage en tout cas les lecteurs d’AV à aller écouter cette oratrice passionnante, plus qu’à m’interroger moi-même sur ce sujet que je ne maîtrise pas.

Nous n’avons aucun élément archéologique concernant Jésus comme personnage historique. Nos seules sources sont les écrits. Il y en a en tout deux sources : la tradition chrétienne et Flavius Josèphe. On dispose également de trois témoignages sur l’époque : la tradition juive, Philon d’Alexandrie et les manuscrits de la mer morte. Les innombrables théories qui ont fleuri depuis quelques siècles s’appuient sur ces seules sources.

La tradition chrétienne

Il existe toute une flopée de textes chrétiens sur la vie de Jésus. Le canon en a retenu, vers la fin du IIe siècle, quatre comme témoignages particulièrement crédibles : les "évangiles de Marc, Matthieu, Luc et Jean", conservés par tous les canons ultérieurs. On en a trouvé des versions presque complètes datant du IIe siècle. Par contre, pour le Ier siècle, mystère... On ne sait pas précisément quand ils ont été rédigés entre 40 et 100, par combien d’auteurs, dans quelle langue (grec ou araméen), dans quel ordre... Il y a d’innombrables théories sur le fait que « Matthieu » a copié « Marc », ou bien qu’ils se sont tous deux inspirés d’un texte disparu, etc. On ne peut pas non plus rattacher ces noms à des personnages historiquement identifiés.

Il y a eu au plus un laps de 60 ans pour que la tradition soit éventuellement enjolivée ou mythifiée et se répande dans tout l’Empire romain. Par rapport à cela, le bon sens dit qu’il est impossible qu’il y ait eu en aussi peu de temps une telle floraison sans qu’il y ait eu à la base quelque chose de bien réel. Mais cela ne préjuge bien sûr de l’historicité d’aucun événement en particulier.

Aujourd’hui, la très grande majorité des historiens accepte le fait qu’un dénommé Jésus ait effectivement prêché en Judée au début du Ier siècle, pour une question de vraisemblance globale et non pas parce que l’on dispose de preuves concrètes.

Flavius Josèphe

Flavius Josèphe est un citoyen de Judée devenu, à la suite d’un parcours baroque, historien romain, et qui a écrit une Histoire des guerres de Judée. Cet ouvrage nous renseigne assez peu sur le personnage de Jésus, mais beaucoup sur son époque. Ce texte a échappé à l’oubli, contrairement aux autres de son temps, à cause d’un très court passage mentionnant Jésus, et qui a poussé les chrétiens romains à en faire une sorte de preuve officielle. Ce passage est si incongru et apologétique ("c’était le Christ"), qu’il a poussé la plupart des lecteurs, par exemple Voltaire, à le considérer totalement apocryphe.

A l’heure actuelle, l’Histoire tend majoritairement à considérer que si ce passage a été réécrit, il devait y avoir quand même une mention de Jésus à l’origine. Il y a pour cela une raison historique : on a trouvé au siècle dernier des versions syriaque et arabe avec une rédaction différente. Il y aussi une raison logique : pourquoi les chrétiens auraient-ils mis en exergue ce texte en particulier s’il ne contenait rien au départ ? Il est par contre difficile d’en déduire ce que le texte disait à l’origine, mais il semble qu’il doive s’agir d’une simple mention anecdotique.

A part cela, Flavius Josèphe décrit en détail les principaux mouvements religieux de l’époque : saduccéens, pharisiens et esséniens, ainsi qu’un mouvement mené par un « Jean le baptiste », qui peut être soit autonome, soit une variante essénienne, et des mouvements plus politiques comme celui des zélotes. L’auteur ne cache pas être lui-même pharisien, ce qui fait que son appréciation des autres mouvements est sans doute orientée.

La tradition juive

A l’époque, seuls les textes bibliques étaient écrits. L’exégèse et l’histoire des idées relevaient de la tradition orale. Ce n’est qu’après la destruction du temple en 70, puis du royaume de Judée en 135, par l’armée romaine que les théologiens ont ressenti le besoin de mettre les traditions par écrit, pour éviter qu’elles ne disparaissent avec le royaume. Les textes les plus anciens ont été rédigés à partir de l’an 200, et l’on ne dispose d’aucun texte d’époque. Les textes mentionnant Jésus sont très ultérieurs, et ne s’appuient en aucun cas sur des témoignages.

Le premier « talmud » dit « de Jérusalem » a été rédigé entre 300 et 400. Ce texte, qui a orienté le judaïsme ultérieur est d’inspiration pharisienne "hillélienne". En effet, la pensée religieuse a été restructurée sous la conduite de "sages" faisant autorité, dont les chefs se réclamaient de la lignée d’un certain Hillel qui aurait enseigné vers -50. Selon ce talmud, le pharisianisme de -50 à 0 aurait été partagé entre deux courants de pensée associés à deux maîtres : Hillel et Shamaï. Ce talmud ne cache naturellement pas sa préférence pour le premier. Les mouvements saducéen et essénien semblent avoir disparu dès le IIe siècle, suite aux guerres d’indépendance. Ce texte ne parle jamais du mouvement essénien.

Ce qui est révélateur pour notre propos est la quantité de propos attribués à Hillel dans ce talmud qui manifestent un étonnant parallélisme de forme et de fond avec ceux attribués à Jésus dans les évangiles. A tel point que nombre d’historiens se sont demandés si Jésus n’était pas un disciple de Hillel, voire s’il y avait une si grande différence entre les deux personnes. D’un autre côté, au moment où ce talmud a été rédigé, le christianisme avait déjà pris un certain essor indépendant du judaïsme. On peut donc se demander a contrario si ce talmud n’a pas subi une certaine influence "compétitive".

Les Manuscrits de la mer Morte

Les Manuscrits de la mer Morte, ou "de Qumran", sont des textes datés de -200 à +200, retrouvés il y a environ 60 ans, et toujours pour certains en cours de déchiffrage. Ils sont généralement attribués pour les plus anciens à une communauté essénienne, mais n’ont pour autant pas été nécessairement rédigés par elle. Il s’agit en grande majorité de textes apocalyptiques, ce qui tend à montrer que ce mouvement pensait vivre la fin des temps. Il y avait aussi des textes bibliques dont certains datés de -200, et un texte mystérieux de forme dualiste d’influence zoroastrienne ("prince des lumières et prince des ténèbres"), qui a fait couler à lui seul énormément d’encre. Il est normal de ne pas trouver à cette époque de référence au christianisme, mais ces textes nous renseignent un peu sur l’ambiance religieuse en général et les esséniens en particulier.

La religion en Judée au temps de Jésus

Pour comprendre le foisonnement religieux de l’époque, il faut noter l’ambiance de fin du monde - au sens propre - qui régnait. Dans ce petit royaume qui avait été vaincu, conquis, occupé, déporté, par tous les empires du coin, après l’occupation grecque et l’influence hellénistique qui menaçait la culture traditionnelle, on avait une occupation romaine à la fois irrépressible et qui ne tolérait pas certaines coutumes locales. Les guerres d’indépendance étaient inévitables, et la destruction ensuite assurée. Ce contexte pas folichon était propice à la fois à la littérature apocalyptique et au foisonnement de croyances rédemptrices.

Selon Flavius Josèphe, les saducéens ne croyaient pas en la vie éternelle, mais en la rétribution sur terre, étant en cela assez proche de la tradition ancienne que l’hellénisme avait mise à mal, ce que l’on constate par exemple dans Le Livre de Job. Les pharisiens, eux, croyaient en la vie éternelle, ce qui les contraignait, comme tous les monothéismes actuels, en contorsions savantes entre le libre-arbitre humain et la toute-puissance de Dieu. Il est probable que cette croyance était assez récente, ce qui pourrait expliquer le nom ("schismatiques") de cette tendance. Le contexte de fin du monde devait contribuer à son succès.

L’essénisme ressemblait plus à un ordre monastique, avec un vœu de célibat et une règle qui a servi d’inspiration à certains ordres médiévaux. Sa croyance principale semble avoir été qu’il fallait se purifier pour la fin des temps qui était toute proche. Il est plus difficile de savoir en quoi celle-ci devait consister. Si ça se trouve, ils n’avaient pas d’opinion tranchée sur le sujet, ou bien il y avait plusieurs variantes.

Les chrétiens se réclameront assez vite du pharisianisme, comme Paul proclamant "je suis pharisien" face aux saducéens. D’un autre côté, les évangiles sont pleins de disputes entre chrétiens et pharisiens, mais il s’agit peut-être à nouveau de relations plus compétitives avec ceux dont on est le plus proche. Les premiers chrétiens sont sensibles à l’idée de fin des temps imminente, mais qui n’était pas partagée que par les esséniens.

Les évangiles mentionnent la reconnaissance du christianisme par Jean le baptiste. Il peut s’agir d’une allégorie d’un rattachement du mouvement, ou bien d’une OPA idéologique. En tout cas, jusqu’au concile de Jérusalem, il n’y a pas de différence idéologique notable entre chrétiens et pharisiens, sauf bien sûr en ce qui concerne la personne de Jésus lui-même.

Au vu des sources, le mouvement dont le christianisme primitif est le plus proche reste le pharisianisme. Mais il est bien possible qu’il y ait eu beaucoup plus de courants et mouvements que ceux cités par Flavius Josèphe, et que le christianisme n’en ait été au départ qu’un de plus, tirant à plusieurs sources.

Pour une bibliographie de Mireille Hadas-Lebel, voir par exemple .


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