De Descartes à Benoît XVI ou de l’impossibilité de concilier rationnellement foi et raison

par Sylvain Reboul
lundi 15 septembre 2008

Benoît XVI prétend nous (re)faire le coup classique de sauver la foi au nom de la raison et la raison au nom de la foi. Mais, pour ce faire, il lui faut faire l’impasse sur le fait que la preuve rationnelle de l’existence de Dieu que l’on attribue à tort ou à raison à Descartes a été contestée par Pascal, au nom de la foi, et par Kant, au nom de la raison. Qu’en est-il de cette prétendue réconciliation du point de vue de l’histoire réelle, de Descartes à Pascal et Kant, du conflit bien réel entre la philosophie rationnelle et la révélation ?

Descartes pouvait penser, par le recours au doute méthodique, que la pensée pouvait être ontologiquement une substance indépendante de l’étendue ou du corps et du cerveau. Selon lui, je peux penser que je n’ai point de corps, mais je ne peux penser que je ne pense pas et, tant bien même la pensée que je n’ai point de corps serait fausse, il reste vrai que je pense. Ainsi la pensée serait donc première par rapport au corps du fait que mon corps ne peut exister pour moi qu’en tant que je pense vraiment ou faussement qu’il existe et que la pensée est, en cela et par soi, irréfutable dans son indépendance par rapport au corps. Ceci veut dire que pour Descartes on ne peut penser la dépendance de la pensée par rapport au corps dès lors que cette prétendue dépendance dépendrait ontologiquement de la pensée que j’en ai et que par conséquent cette pensée se contredirait elle-même. Nous serions dans la contradiction bien connue du menteur avoué qui affirme qu’il ment. S’il dit vrai il dit faux et s’il dit faux il dit vrai.

Ceci dit si la pensée, lorsqu’elle pense le corps, peut se tromper, y compris quant à la pensée (croyance et non pas savoir) de l’existence objective (indépendante) de ce dernier, rien ne dit que lorsqu’elle pense le corps et le monde, voire les autres, elle ne se trompe pas toujours en croyant que ceux-ci existent en dehors de la pensée du sujet qui les pense. La pensée serait alors dans un doute radical, sauf à affirmer que rien n’existe en dehors d’elle et que le monde extérieur à elle n’est que sa création ex-nihilo, Dieu compris. Cette affirmation condamnerait la pensée à ne pas pouvoir sortir d’elle-même (solipsisme) et à ne rien dire du monde extérieur ni de Dieu qui puisse correspondre, selon la définition classique de la vérité, à un objet réellement existant. Elle pourrait affirmer tout et le contraire de tout sur n’importe quoi, sauf que la pensée existe et est la seule substance existante par soi. La vérité des choses lui échapperait définitivement. L’affirmation du doute deviendrait à ce point radicale qu’elle conduirait au scepticisme intégral. Rien de ce que la pensée peut penser en dehors d’elle-même ne pourrait être vrai. La certitude de la vérité de la pensée de l’existence indépendante de la pensée conduirait donc à l’impossibilité de toute vérité objective !

 

Refusant cette pente fatale, Descartes réinvente la preuve ontologique, sans sortir de la pensée, de l’existence de Dieu comme fondement de la vérité d’une pensée qui peut penser le corps et le monde extérieur comme réellement existants. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la preuve ontologique de l’existence de Dieu que, à la suite de Descartes lui-même dans sa correspondance, on peut résumer de la manière suivante : si je pense que Dieu est parfait, cette idée de perfection ne peut exclure l’existence objective de Dieu, laquelle existence est une perfection, sauf à se contredire ; donc Dieu existe par définition en tant qu’il est par définition parfait.

 

On peut rétorquer que cette preuve n’en est pas vraiment une, car la cohérence de la pensée ne dit rien sur la réalité de son objet. Ce sera la critique qu’adresse Kant à cette prétendue preuve : on ne peut conclure de l’idée à la réalité de son objet qui pourrait, même cohérente, n’être une pure illusion de l’esprit qui pense que Dieu est parfait. Rien ne permet d’assurer, sinon une définition idéale et toujours discutable, que Dieu est parfait et qu’il existe à ce seul titre. Toute définition est en soi susceptible d’être arbitraire ou sans fondement objectif quant à la réalité de ce qu’elle affirme. Et du reste Pascal déjà avait vu que derrière cette prétendue preuve il n’y a que la foi et non la raison pure. Dieu reste une vérité du cœur (ou du désir de ne pas mourir) et non de la raison. Une révélation mystique (et donc un mystère) et non un objet rationnel démontrable. La preuve de Descartes ne serait qu’une rationalisation sophistique d’une vérité plus haute que la raison, voire irrationnelle, dès lors qu’on en manifeste les difficultés logiques internes que l’on appelle les mystères (trinité, résurrection, immaculée conception, etc.). Le Dieu de Descartes est pour Pascal le Dieu des philosophes et donc un Dieu de raison et à ce titre toujours discutable, non un Dieu d’amour qui puisse sauver les hommes de la mort par amour, non le Dieu de la foi, mais un « Deus ex-machina » pour fonder la vérité de la connaissance objective comme vérité absolue, ce qu’elle ne peut pas être dès lors qu’elle ne peut être qu’expérimentale, c’est-à-dire relative à l’expérience, comme l’avait établi Pascal à propos du vide et de l’équilibre des pressions et Galilée à propos de la chute des corps.

 

Mais si l’existence de Dieu relève de la révélation et non de la raison , elle est aussi attaquable par la raison en tant que possible illusion, et devient un objet de dispute, comme n’importe quel objet de dispute, sans avoir l’expérience comme critère de validité et de détermination de son objet, selon ce que dira Hume. La croyance en Dieu est donc précisément désacralisée ; elle tombe instantanément de son piédestal religieux dogmatique et cultuel. La prétendue preuve rationnelle de l’existence de Dieu démystifie et désacralise la religion et introduit le ver philosophique du doute dans le fruit de la vérité révélée absolue. Le conflit entre foi et raison ressurgit aussitôt : il faut que la raison abdique de son pouvoir de démonstrativité ou de preuve ontologique pour que la vérité de la foi, comme croyance absolue de la vérité absolue de l’existence de Dieu, puisse s’affirmer, y compris contre elle, comme l’avait compris Pascal. Si Kant lui-même prétendait sauver la foi sur le plan pratique par le recours à la croyance en Dieu comme postulat (et non pas vérité de savoir) nécessaire selon lui pour rendre possible la morale absolue de l’impératif catégorique qui consiste à faire son devoir absolument ou sans condition par devoir, il ne pouvait prétendre à la vérité de cette croyance et donc à la possibilité indiscutable, pour des hommes sensibles et désirants, de la pratique d’une morale du sacrifice de soi (de son bonheur) au devoir aussi exigeante.

 

Ce qui semble en effet avoir échappé à Benoît XVI (ce que je ne pense pas, mais il évite le problème pour la mauvaise raison que l’on sait, à savoir « rétablir le thomisme, pourtant défait par la modernité, qui fait de la raison la servante de la foi), c’est ce mouvement vers la modernité auquel nous introduit le débat entre Descartes d’un côté et Pascal et Kant de l’autre ; débat qui devrait lui interdire d’affirmer que foi et raison seraient rationnellement complémentaires et non en position de conflit latent ou ouvert sur le terrain de la connaissance et au-delà de l’éthique. Sa tentative de sauver la soumission de la raison à la foi et de rationalisation réciproque de la foi est vouée à l’échec : telle est la leçon de la modernité. Cette leçon ne doit pas seulement se cantonner à la connaissance, mais aussi à la morale et à l’éthique dès lors que la prétendue connaissance religieuse de la vraie morale est tout aussi rationnellement discutable que celle de la vraie connaissance. L’éthique, pas plus que la politique, ne peuvent se réclamer d’une vérité divine transcendante pour s’imposer, sans conflit rationnel possible, à la société.

 

Face à ce combat douteux de Benoît XVI contre la liberté de la raison vis-à-vis de la foi dans tous les domaines et y compris contre elle, il est bon de revenir à l’histoire de la philosophie dont pourtant il se réclame pour rétablir la laïcité dans son droit à faire de la raison critique, sur le plan social et plus encore politique, le seul juge de la valeur de nos savoirs et de nos croyances éthiques.

De l’illusion religieuse


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