Dédoublement des discours religieux et philosophiques et maintenant scientifiques (I)

par Bernard Dugué
lundi 11 mars 2013

Tout récemment vient d’être traduit un ouvrage de l’égyptologue Jan Assmann consacré au double discours présent dans le champ du religieux (Religio duplex, Aubiers, livre chroniqué dans Books de janvier 2013). N’ayant pas encore lu l’ouvrage, je me contente d’exposer la thèse de l’auteur qui se situerait dans un sillon tracé par Cudworth à la fin du 17ème siècle, période en pleine effervescence placée sous l’égide de Newton, Locke, Leibniz et qui vit naître la franc-maçonnerie moderne dont le fonctionnement évoque mais de loin les pratiques religieuses antiques étudiées par Assmann. Toutes les religions aurait délivré un double discours, l’un réservé aux initiés, censé être savant et rationnel et l’autre, réservé au ouailles et autres membres de cette foule ignorante à qui les prêtres proposaient divers rites et autres fables mythologiques dont le rôle est de conférer une instruction et quelques rudiments de pensée religieuse à des gens doué d’une intelligence moyenne. Autrement dit, les religions auraient produit deux discours, celui des docteurs de la foi et celui des prédicateurs. Ce qui intéresse l’auteur, c’est de montrer comment cette idée du double discours a perduré et s’est répandue au cours des trois derniers siècles par les voies maçonniques. Beaucoup d’ésotéristes pensent qu’il existe deux domaines de vérité dont l’un n’est accessible qu’à un cercle d’initiés. D’où parfois quelques savantes fables sur Platon et Aristote qui n’auraient publié que des écrits à visée exotérique pour les profanes tout en réservant l’enseignement des mystères de l’univers à un cercle d’élèves sélectionnés. D’éminents philosophes se sont penchés sur cette question. Et donc je vais laisser Assmann de côté et passer le « témoin » à un prestigieux philosophe du 20ème siècle afin d’avancer et de vous amener vers cette thèse inédite, celle d’une science qui se dédouble.

1. connaissances exotériques et ésotériques en philosophie et religion

Dans un texte très dense d’une dizaine de pages, Leo Strauss trace une étude édifiante sur la distinction entre enseignements ésotérique et exotérique et les deux manières d’aborder cette question au moment des Lumières, alors que la maçonnerie était en pleine ascension. Deux options se précisent. Celle de Lessing pour qui Platon et surtout Leibniz, à qui il consacra une étude, auraient dissimulé un enseignement ésotérique accordé à quelques initiés, pour se contenter de divulguer aux profane des vérités pour ainsi dire tronquées. Lessing intervient en cette période où l’idée d’un savoir secret fait son chemin, propagée surtout par les membres des sociétés maçonniques ou théosophiques. Lessing se place dans cette mouvance et tente de convaincre ses contemporains que certains savoirs ne doivent pas être divulgués aux gens ordinaires. Strauss a parfaitement fait le lien avec l’intention maçonnique qui, conçue à ses débuts comme une société scientifique destinée à faire passer dans la vie civile les vérités spéculatives, est devenue un cercle où les initiés s’élèveraient de la pratique civile à la pratique spéculative. On pressent alors que la mise à l’écart du profane ne prend pas la même signification chez Platon (nul n’entre ici s’il n’est pas géomètre) que dans la maçonnerie. Dans le premier cas, il y a une dimension ontologique (lié à la constitution de l’être) et dans le second cas, c’est de l’éthique. Je m’explique. Le profane n’accède pas aux enseignements ésotériques de Platon parce qu’il ne les comprend pas (il n’a pas quitté la caverne) alors qu’au 18ème siècle, le commun est mis à l’écart des savoirs spéculatifs des maçons parce qu’il ne doit pas y accéder. L’idée étant que le profane pourrait altérer ce savoir en le divulguant ou le dilapidant. Bien entendu, on peut penser aussi qu’en divulguant quelque secret, le commun pourrait réduire l’asymétrie d’information et de ce fait, altérer le pouvoir que confère ce secret. Car la maçonnerie oscille entre l’intention du pouvoir et l’éthique du perfectionnement social. Ce second volet nous incitant à ne pas oublier que si religion (sociale pour ne pas dire socialiste) on trouve dans la maçonnerie, c’est le culte de la perfection. A distinguer des religions monothéistes dont l’essence est la réalisation de l’amour à travers l’obéissance à Dieu. Strauss poursuit ainsi son investigation en évoquant la position de Schleiermacher pour qui il n’y a qu’un seul enseignement de Platon, celui consigné dans les dialogues. Pour accéder au volet ésotérique, l’élève doit pratiquer une authentique conversion, c’est-à-dire une rupture radicale par rapport au débutant. Selon Strauss, il y a une différence de genre et non pas de degré entre l’attitude du débutant et la compréhension de l’élève parvenu à la vérité philosophique. Il ne faut pas monter sur une échelle mais passer à travers le mur qui sépare la compréhension profane de la vérité ésotérique.

La thèse du dédoublement des discours religieux et philosophiques se trouve ainsi rigoureusement cadrée grâce à ces éclairantes pages de Strauss. Certes, la thèse de cercles savants réservant un enseignement ésotérique aux initiés est défendable si l’on scrute les loges maçonniques et bien d’autres confréries initiatiques plus ou moins sectaires. Néanmoins, cette thèse ne tient pas si on l’applique aux écrits philosophiques et théologiques. Le dédoublement des savoirs est bien présent mais il a comme ressort la différence d’aptitude cognitive entre le débutant et l’initié. Ce constat, valable pour les philosophies antiques et moderne, de Platon à Heidegger, est aussi opérationnel en matière de religion. Mais avec une différence importante. C’est que les institutions religieuses ont pour vocation d’accueillir tous les fidèle et donc, pour permettre à tous de pratiquer le culte et d’être inclus dans la communauté, il est nécessaire de délivrer un discours accessible au plus grand nombre. Les Ecritures peuvent être lues sur quatre niveaux, littéral, allégorique, symbolique et mystique. Lors d’un office religieux, les prêtres utilisent presque exclusivement les deux premiers niveaux. Et c’est pareil pour le catéchisme ou bien l’enseignement pour les autres cultes. Les vérités théologiques sont difficiles à comprendre. Un paysan médiéval n’aurait rien entendu à la spiration ni à la querelle du filioque, pas plus qu’un bédouin de l’Islam médiéval n’aurait compris la sourate sur les sept terres et cieux. Mais ce n’est pas un problème pour la religion qui réunit, à l’église, la mosquée et la synagogue, le professeur d’université, le médecin, l’instituteur, le paysan et l’ouvrier. Les religions sont démocratiques au sens où elles démocratisent l’accès au discours religieux, comme on dit que l’accès à la télévision et l’automobile s’est démocratisée. Ce qui explique que les plus radicaux ont opté pour une sécession gnostique en cultivant les expériences et connaissances ésotériques. On les trouve dans la mystique soufie, la kabbale, les mouvances ésotériques chrétiennes et maçonniques. C’est assez compréhensible si l’on connaît le genre humain. Quelques représentants ayant la volonté d’aller plus loin que le peuple et les masses essayent de pratiquer les voies difficiles de la connaissance qui permettent de se rapprocher des secrets de la nature et l’univers. Et bien souvent, ce sont eux qui élèvent le niveau des populations en diffusant leurs connaissances et ce, depuis des millénaires.

Le dédoublement des discours, on peut le deviner dans la démarche de Michel Onfray qui n’ira pas se risquer à enseigner Platon ou Heidegger parce que sans doute, il ne peut pas comprendre ces auteurs et que d’autre part, son public ne serait pas aussi large. Onfray joue sur la fibre tellement humaine de l’homme que Nietzsche s’en détournerait. On retrouve un même schéma que pour l’Eglise. Un enseignement exotérique accessible à tous et populaire. Onfray est à son corps défendant un prédicateur laïque qui sait satisfaire ses ouailles en quête de foi philosophique et qui religieusement, l’écoutent lorsqu’il prononce ses conférences à l’université populaire. Il n’y a pas à condamner mais juste à mettre les choses à leur place. La philosophie populaire est distincte de la philosophie gnostique. Après, on pourra gloser et se demander avec Strauss s’il existe entre les deux une différence de genre et non de degré. Pourquoi Onfray n’enseigne pas Platon ou Heidegger ? Est-ce parce qu’il n’adhère pas aux options ontologiques qui s’y dessinent (monde intelligible, divin, Etre et étant…) ou parce qu’il ne les comprend pas ? Si une chose est certaine, c’est que si Platon, Plotin, Leibniz ou Heidegger doivent être compris, c’est en accordant aux choses qu’ils analysent une authenticité ontologique et non pas en les rejetant comme s’il s’agissait de concepts chimériques produits arbitrairement par l’imagination. Alors, il se peut bien que comme en matière de religion, la philosophie à contenu ésotérique nécessite une aptitude de la conscience pour accéder à une perception de la réalité ainsi qu’à une connaissance d’un type spécial (c’est ce que pensait Pierre Hadot en considérant les textes philosophiques antiques comme les témoignages d’un éveil spirituel). L’élève qui n’a pas encore accès à l’éveil pourra accorder un crédit aux écrits ésotériques en se disant que ces penseurs sont des voyageurs qui, à l’instar de Colomb et ses acolytes, ont découvert des choses. Ou à l’inverse suivre Onfray dont l’opinion à l’égard de la philosophie à contenu ésotérique est cohérente avec son approche du religieux. Elle est celle d’un docteur très instruit dans son champ mais aussi mécréant face aux champs dont il rejette la légitimité ontologique. Le mérite d’Onfray réside dans l’élaboration d’une contre-histoire de la philosophie qui met en avant l’un des deux genres de pensée, celui définissable comme prosaïque et profane, auquel on oppose les penseurs à visée ésotérique qui sont aussi les plus prestigieux, de Platon à Husserl et Heidegger en passant par Plotin, Avicenne, Ibn Arabî, les docteurs de la scolastique, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel et même Nietzsche.

Ce qu’il faut retenir de ces modestes réflexions, c’est que le dédoublement des connaissances va de pair avec d’une part deux genres de connaissance, une commune et l’autre réservée à une minorité (grandissante) et d’autre part, un dédoublement du réel attesté par le socle ontologique consigné par les écritures philosophiques et religieuses. Des textes reposant souvent sur des expériences où le « monde supratemporel de l’Esprit » entre en relation avec les consciences incarnées qui peuvent alors transcrire ce qu’elles ont perçu, compris, ressenti. En ce début de 21ème siècle, on doit rester attentif en convenant que la philosophie à contenu ésotérique n’est pas encore achevée et savoir lire correctement les écrits du passé pour mieux les dépasser. C’est du reste ce que fit avec une grande intelligence Heidegger. Auteur incontournable qui lui aussi, doit être dépassé.

Ces digressions n’ont aucun intérêt pour le profane mais le savant s’interroge et se demande si Platon a été parfaitement compris par la plupart des universitaires contemporains et des professeurs de philosophie. Je n’en suis pas si sûr. Cette remarque facétieuse permet de proposer une réponse à une question ici évoquée. La thèse d’un enseignement ésotérique de Platon ne tient pas mais on peut être plus certain d’une autre thèse qui suppose que très peu d’élèves de Platon l’avaient vraiment compris, voire même aucun !

 

2. La science exotérique et ésotérique au 21ème siècle 

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