Et pourtant, Dieu était mort...

par Bertrand Damien
mardi 9 mai 2006

Communautarisme, islam radical, chrétienté en effervescence, le religeux revient en force en dehors de la sphère privée. Est-ce la fin de l’idéal humaniste, démocratique et laïque ?

Et pourtant, Dieu était mort.

Il a fallu bien plus de 400 ans à la civilisation occidentale pour remettre l’Eglise à sa place : c’est-à-dire dans la sphère privée. Des siècles payés de sang, d’excommunications, d’hérétiques et de sorcières au bûcher, de luttes ô combien difficiles, de débats philosophiques, de progrès social, de développement de la conscience politique et de l’humanisme, et finalement, de retour de la démocratie après une éclipse de presque 2000 ans. Et voilà qu’en quelques années à peine, pointe le risque de voir tout cela balayé.

Balayé le droit de dire que l’on n’est pas croyant. Le droit de pouvoir penser ce que l’on veut, et d’exprimer ce que l’on veut dans la limite de la non calomnie, et autres critères que les tribunaux démocratiques sont aptes à juger sur plainte. Le droit de pouvoir caricaturer Jésus, Mahomet et n’importe quel Dieu. Le droit de parodier la religion. Le maintien de la religion dans la sphère privée dans un Etat laïque où la religion n’a pas de pouvoir séculaire.

Il ne s’agit pas de dire que nous en sommes déjà là, mais que les signes d’une remise en question de ce que l’on pouvait considérer comme un des plus grands acquis du progrès des sociétés modernes occidentales sont de plus en plus nombreux. Et qu’il faut réagir. Les luttes des Lumières, de l’humanisme et de l’avènement démocratique sont loin, nous avons oublié combien cela a été difficile à gagner. Et pourtant, tout peut être remis en question en à peine deux décennies.

Car dans tous les événements violents récents, dans la marche actuelle du monde, l’une des choses qui frappent le plus est bien cette charge souterraine, diffuse ou carrément à la une des grands événements des grandes religions monothéistes de ce siècle, et de leurs hérauts divers et variés.

Qu’il s’agisse de l’islam radical et de ses fatwas. Qu’il s’agisse du christianisme porté par le puritanisme des ultra-conservateurs américains. Activismes religieux de retour en force. Qui agissent à travers les communautarismes de toutes eaux. Qui grignotent autant que possible les garde-fous établis par les démocraties modernes. Qui agissent même au plus haut sommet d’un Etat que l’on a dit l’un des plus, sinon le plus, laïques de la vieille Europe : cet Etat français qui met les drapeaux en berne quand le Pape meurt. C’est Chirac ou c’est sa dame grenouillère de bénitier qui gouverne la France ?

C’est parfois insidieux et fait loin des caméras. Une brève anecdote, pour illustrer la chose : Raymond Gabriel, fondateur et maître à jouer des célèbres commandos Percu, s’apprêtait à Kiev, dimanche 3 avril 2005, devant 20 000 personnes réunies sur la place de la Révolution orange, à dérouler son spectacle. Des mois de préparation, et un concert annulé trois heures avant de démarrer, quand des milliers de personnes sont déjà là, rassemblées. Annulé pourquoi ? Par ordre de ... l’Ambassade de France... pour cause de... mort du Pape. (Les détails de l’histoire sur le site de Commandos Percu). Le nouveau gouvernement ukrainien a apprécié. Partout dans le monde, combien d’interventions du ministère des Affaires étrangères ont-elles eu lieu ? Mystère. Dieu est mort, disait le philosophe ? Mais non ! C’est le Pape qui est mort ! Mort du Pape, deuil national ?

On pourrait multiplier tant et tant d’exemples de ce retour en force de la religion dans la sphère du politique et de la société. Évidemment, la grande vague de l’islam radical illustre le propos de manière outrancière. Mais qui ne condamne pas les réactions du monde islamique sur les caricatures de Mahomet ? Bush, qui dit comprendre. Alliances objectives des pires ennemis, lorsqu’ils partagent la même volonté de ramener la religion au sommet des Etats. Chaque réunion du cabinet Bush commence par une prière. Formidable. C’est aussi le cas en Nouvelle-Calédonie, le savez-vous ?

Partout l’on voit, depuis quelque temps, la bonne vieille fratrie catholique profiter du vent qui souffle de l’Orient pour reprendre du poil de la bête et réclamer à cors et à cris des condamnations de libertaires et d’athées qui croyaient encore vivre dans une démocratie laïque (voir par exemple Les catholiques allemands veulent censurer un dessin animé dans le blog de O. Bonnet, autre contributeur de AgoraVox).

Au-delà de ces faits, difficilement contestables, re-posons la question de fond : la religion est-elle soluble dans la démocratie ? La réponse est oui, sans aucun doute... A la condition impérative qu’à aucun moment celle-ci ne dépasse la sphère privée, qu’à aucun moment celle-ci ne s’immisce dans le pouvoir séculier.

Pourquoi faut-il à tout prix écarter le religieux de la gouvernance démocratique ? Parce que la tentation du pouvoir et de la violence (morale ou physique) sur autrui est congénitale à la notion même de foi. Expliquons cela.

Le fondement des monothéismes, c’est qu’il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Déjà, avec cela, vous comprenez que lorsque les tenants d’une religion vous disent respecter la foi des autres, vous ne pouvez pas les croire, car c’est une négation de leur propre foi. S’il n’y a qu’un seul Dieu, vous ne pouvez pas accepter l’idée que l’autre croie en un autre Dieu que celui auquel vous croyez. Si vous avez vraiment la foi, en votre for intérieur vous penserez que l’autre est dans l’erreur. Faites le test avec des gens qui croient, quelle que soit leur religion, obligez-les à réfléchir sur ce que veut vraiment dire monothéisme. J’ai fait ce test plusieurs fois, la réponse finale est toujours la même : oui, il n’y a qu’un seul Dieu, les autres ne croient pas dans le bon Dieu, ils ont tort.

Les représentants des grandes religions monothéistes qui affichent la façade d’un respect mutuel font donc en fait assaut d’hypocrisie, parce qu’ils n’ont diplomatiquement pas le choix lorsqu’ils ne sont pas en position de force, et parce qu’ils partagent un instant le même intérêt commun pour affirmer la présence de la religion.

Prenez maintenant un contexte où le religieux vient au pouvoir, et là les masques tombent. Les autres sont les incroyants, les mécréants, ou les croyants qui croient dans le mauvais Dieu. Et cela finit toujours de la même manière : violences, anathèmes, inquisition, guerres de religions, bûchers, mains coupées, exécutions sommaires, tout ce que vous voudrez. Il y a 2000 ans de monothéisme derrière nous pour étayer cette assertion. Ne croyez pas qu’il n’en serait pas de même si le religieux revenait au pouvoir, partout aujourd’hui.

Certains disent alors que notre société non religieuse est encore plus violente, et que s’il y avait plus de religieux dans la société, le monde serait plus pacifique. Parce que les gens auraient plus de conscience morale, par exemple.

Sauf que dans une société vraiment religieuse, celui qui ne croit pas est bon pour la vindicte, si ce n’est pire. Ou bien il n’existe pas. Quand vous demandez un visa pour l’Arabie saoudite, vous devez préciser votre religion. Vous avez le droit d’avoir une religion différente de l’islam, mais on ne vous délivre pas de visa si vous ne cochez pas une case "Religion". Athées interdits. (Ici, l’auteur de cet article vous parle d’expérience). Et de toute façon, à un moment ou à un autre, viendrait le “guide religieux” qui finirait par dire ce que tout croyant pense tout bas, à savoir que celui qui croit en un autre Dieu que le sien a tort, et qu’il faut y mettre fin.

C’est inéluctable. C’est le concept même de monothéisme qui rend cela inéluctable.

Voilà pourquoi les sociétés polythéistes du passé et les sociétés laïques du présent sont plus tolérantes et permettent à tout un chacun de croire, s’il en a besoin ; mais c’est une affaire privée, une expérience individuelle. Ne revenons pas en arrière. Ne laissons pas le religieux reprendre les rênes des sociétés de progrès.


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