Faut-il réhabiliter Judas ?
par Hervé Buschard
lundi 26 juin 2006
Réflexion sur la découverte de L’Evangile de Judas.
Après la découverte du manuscrit de « L’Evangile de Judas » et sa récente parution chez Flammarion, on ne peut que se poser la question.
La première réflexion qui me vient à l’esprit est la suivante : où en serait l’église catholique aujourd’hui si Judas n’avait pas trahi Jésus et si ce dernier n’était pas mort sur la croix ?
Et la question a elle seule fait frémir. Car elle amène inexorablement à une réponse quasi hypnotique, conditionnée. Jésus, pour susciter le culte qu’on lui voue depuis vingt siècles, devait mourir sur la croix, en martyr. Et pour cela il devait être trahi.
Si donc le sacrifice de Jésus est un « coup monté », il faut reconnaître qu’il a été bien orchestré. Et qui plus est, selon l’évangile nouvellement mis à jour, par lui-même ! Car Jésus aurait expressément demandé à Judas de le « trahir ». Rappelons ici que le verbe trahir vient du latin « tradere » qui signifie livrer. Judas ne serait donc plus le fourbe que l’on dépeint depuis deux millénaires mais bel et bien un saint et le disciple le plus proche de Jésus puisque ce dernier l’aurait choisi pour accomplir cette triste et difficile besogne.
Les détracteurs de la réhabilitation de Judas peuvent toujours suggérer que, tant qu’on y est, Marilyn Monroe se serait suicidée pour devenir la légende qu’elle est aujourd’hui et faire oublier ses piètres talents de comédienne. Déclarer aussi que John Fitzgerald Kennedy a lui même organisé son assassinat pour devenir le grand président dont on se souvient aujourd’hui et ajouter une dimension romantique à son personnage. Même chose pour Malcolm X ou Martin Luther King. Citons encore John Lennon (qui avait déclaré en son temps que les Beatles étaient, je le cite, « plus célèbres que Jésus Christ », tiens donc !). En somme, toutes ces morts « accidentelles » ou « provoquées » ne seraient que des supercheries sensées faire monter leurs victimes au firmament (c’est le cas de le dire !) et organisées de toutes pièces par elles-mêmes pour les faire passer à la postérité alors qu’elles sont au faîte de leur gloire. Messieurs les publicitaires n’ont qu’à bien se tenir, car on est là devant le top de la communication et de la pub ! On n’a jamais autant parlé de toutes ces gloires passées que depuis leurs morts et on peut se demander si elles auraient fait couler autant d’encre si elles étaient encore de ce monde ou si elles étaient mortes tranquillement dans leurs lits. Non vraiment, un tel coup de pub, ce n’est pas concevable, et pourtant... Le seul problème en l’occurrence c’est que si l’on peut à la limite admettre cette théorie pour nos contemporains cités plus haut qui connaissaient la puissance des médias et qui pouvaient anticiper l’impact qu’aurait l’annonce de leur mort, il n’en va pas de même pour Jésus. Ou alors il était vraiment en avance sur son temps !
Croyant ou pas, adepte ou pas de la théorie selon laquelle Jésus n’était peut-être après tout qu’un homme qui devint un Dieu ( voir « L’homme qui devint Dieu » de Gérald Méssadier), tout le monde s’accorde néanmoins à reconnaître que Jésus était un être exceptionnel. C’est sa mort sur la croix en martyr qui en a fait le Christ, il le savait. Il devait mourir ainsi pour la rédemption du péché des hommes (c’est du moins ce que rapportent les évangiles) mais aussi pour que l’on parle de lui pour les siècles des siècles. Amen. Il fallait donc bien qu’il soit un être exceptionnel pour accepter un tel destin et surtout pour supporter son supplice. Judas n’aurait donc été qu’un instrument de la volonté de Jésus de mourir en martyr, selon le nouvel Evangile. Un instrument consentant et conscient des conséquences, autant pour Jésus que pour lui-même. Ceci en fait, lui aussi, un être exceptionnel. Or selon la théorie gnostique, seul certains êtres humains, appelés les « éons », sont animés par l’étincelle divine et ceux-là seuls retournent au royaume de Dieu après leur mort. Les autres, ils retournent au néant. Car la vie matérielle, pour les gnostiques, est une calamité. Elle succède au néant et y retourne inexorablement. Voilà donc deux éons, les premiers de l’histoire, conscients de leur état et du sort qui les attend. Et organisant leur retour à la vie éternelle, au royaume de Dieu.
Et là, les esprits s’échauffent. Car selon les évangiles plus « anciens », entendez par là ceux que l’on a étudié au catéchisme, Jésus dit : « Croyez en moi et vous appartiendrez au Royaume des Cieux ». Pourtant, cette fois selon les gnostiques, il y a deux sortes d’êtres humains : les éons et les autres. Les premiers possèdent bel et bien une parcelle divine en eux, puisqu’ils sont issus directement du royaume de Dieu et qu’ils en ont été dotés par l’archange Gabriel. Ils sont immortels. Les seconds n’ont reçu de l’archange Michel qu’un esprit temporaire, qui va leur servir dans leur vie matérielle, mais qui leur sera « repris » ensuite, quand ils mourront. Jésus le dit lui-même à ses disciples dans l’évangile de Judas :
-Pourquoi pensez-vous en votre cœur à la génération forte et sainte ? En vérité, je vous le dis, aucun être issu de cet éon-ci (les immortels) ne verra cette génération-là (les mortels), aucune armée d’anges stellaires ne régnera sur cette génération-là (les mortels), aucune personne née de mortels ne pourra s’y associer.
Plus loin, quand Judas s’inquiète du sort du reste des générations humaines, Jésus répond :
-Il est impossible de semer du grain sur du rocher et d’en récolter le fruit.
Autrement dit, les humains qui ne possèdent pas de parcelle divine n’iront jamais au Royaume des Cieux, même après leur mort. Qu’en est-il alors du salut éternel ? Et pourquoi aimer, croire encore en Jésus Christ ? On imagine alors la panique qui va s’emparer du christianisme dit « traditionnel » !
Mais on peut aussi se poser la question de savoir pourquoi, si Jésus était bien un éon, il a choisit de mourir de cette manière, sur la croix. Pour que sa mort n’ait pas l’air d’un suicide ? (Ç’en est quand même un si sa complicité avec Judas est avérée). Car le seul moyen de retourner au Royaume éternel est de quitter la vie matérielle, donc de mourir, tout le monde est d’accord. Mais pourquoi le faire de cette manière ? Et pourquoi si l’éon Jésus ne devait pas se suicider permet-il a l’éon Judas de le faire ? C’est admettre qu’il y aurait une hiérarchie parmi les éons. Est-ce imaginable ? Des êtres investis de l’esprit divin peuvent-ils l’être plus ou moins ?
Reprenons depuis le début. La différence de traitement entre Jésus et Judas est évidente. Et le résultant après des siècles est là : l’un est adulé, l’autre méprisé.
Or dans l’évangile de Judas on lit la révélation suivante : Judas serait un initié. En effet Jésus lui dit :
-Viens que je t’instruise des choses que nul n’a jamais vues. Car il existe un Royaume grand et illimité, dont aucune génération d’anges n’a vu l’étendue. Il s’y trouve le grand Esprit invisible, qu’aucun œil d’ange n’a jamais vu, qu’aucune pensée du cœur n’a jamais embrassé, et qui n’a jamais été appelé d’aucun nom. Il te sera possible de parvenir à ce Royaume mais au prix de maintes afflictions.
Ouf ! On respire ! Et le christianisme traditionnel aussi ! Le salut est donc possible ! Mais à quel prix ! Car Jésus l’éon et Judas qui va le devenir, n’ont pas droit au même sort, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais si après vingt siècles de mépris Judas était enfin reconnu à sa juste valeur et considéré comme un saint, celui grâce à qui Jésus est « devenu » un dieu. C’est donc le temps qu’il faudrait à un simple mortel, ayant accédé au Royaume Eternel par la volonté divine d’un éon qui croiserait son chemin et qui reconnaîtrait ses mérites, pour accéder au panthéon des saints. Autrement dit, quand il suffit de quelques mois à une entité divine (dont Jésus aurait fait partie) pour reconnaître un saint homme, il faudrait deux mille ans aux mortels pour le faire. Après tout cela paraît logique. Même si à ce rythme là on n’est pas rendus mon bon monsieur ! Et on découvre que la lumière divine peut être « distribuée » par ceux qui en sont dépositaires à quelque mortel. Avec parcimonie toutefois. Un tous les deux mille ans, apparemment.
La mort de Jésus sur la croix serait donc un moyen de marquer les esprits et de rallier les mortels à lui. Certes quand on voit la difficulté et le temps nécessaire pour initier un seul mortel, en l’occurrence Judas, et le faire admettre par le reste des mortels (ce qui n’est pas encore gagné !) on mesure mieux l’ampleur de la tâche !
Et je ne peux m’empêcher de penser à cette phrase de Lao Tseu dans le « Tao Te King » (écrit plus de deux mille ans avant les premiers évangiles rappelons-le !) :
-La Grand Voie (Tao) est toute simple, mais le peuple préfère les sentiers.
Ainsi la déité subalterne qui a crée le monde, cette sorte de Dieu schizophrène, aurait-il été entravé dans ses projets de création d’un monde matériel par le Dieu Ultime, Un et tout-puissant, qui l’aurait laissé faire mais en limitant l’esprit des êtres qu’il avait créés pour qu’il ne leur soit possible qu’à de rares exceptions près d’accéder à la vie éternelle. Judas ferait-il partie de ces rares exceptions ?
Hervé Buschard.