Husserl, une phénoménologie à réorienter ?
par Bernard Dugué
mercredi 12 septembre 2018
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Cette sentence de Rabelais mérite d’être transposée. Une science occultant les essences produit une connaissance sans âme. La science doit renouer avec les essences, mais sans se renier. Car une science sans les faits est non seulement inopérante mais aussi illégitime. Une science sans les faits n’est que fantaisie de l’âme.
Ces deux formules engagent une manière d’aborder les enjeux de la science contemporaine sur la base d’une configuration inédite. La science est prête pour envisager une métaphysique des essences qui ne soit pas déconnectée des résultats empiriques et théoriques. Ce programme s’inscrit contre la position de défiance émise par Husserl qui dans Ideens I configure deux sciences, des faits et de l’essence. La science des essences ou « eidétique » repose sur la conscience tandis que la science des faits correspond à la science empirico-théorique devenue classique dont les grands principes ont été analysés par Popper. Husserl a marqué une véritable défiance à l’égard de la science moderne, engageant la philosophie sur une voie indépendante au lieu de l’enrichir avec la science. Reconnaissons néanmoins que la science de 1913 (publication des Ideens I) ne pouvait pas se prêter à une interprétation en termes d’essences. La biologie était loin du tournant génétique alors que la physique quantique était balbutiante. Voici ce qu’énonçait Husserl :
« Une science eidétique se refuse par principe à incorporer les résultats théorique des sciences empiriques (…) Des faits ne peuvent résulter que des faits (…) Or si toute science eidétique est par principe indépendante de toute science de fait, c’est l’inverse par contre qui est vrai pour les sciences du fait. Il n’en est aucune qui, ayant atteint son plein développement de science, puisse rester pure de toute connaissance eidétique et donc indépendante des sciences eidétiques formelles ou matérielles. » (Ideens I, p. 33)
Husserl fut soucieux de donner des bases solides pour consolider les résultats scientifiques mais la science aura montré au XXe siècle qu’elle peut se passer de la philosophie. La philosophie ne reprendra jamais plus sa position hégémonique qu’elle n’a jamais eu du reste, ni sa place de reine des sciences, universelle, capable d’orienter les sciences, de les mener vers des connaissances certaines des choses et des objets. La science s’est passée de la philosophie, de la métaphysique. Sur l’autre versant, celui des choses vécues, des consciences, des pensées, des interprétations, la philosophie a poursuivi son chemin. Au lieu de s’enrichir mutuellement, sciences et philosophies se s’ignorent de plus en plus, malgré quelques dialogues fructueux au départ mais décevant au final. Le XXe siècle était encore soucieux de la double appartenance, sciences empiriques et humanité, mais le schisme était consommé. Husserl souhaitait relier les deux champs mais en plaçant la philosophie au-dessus, jouant sur la crise des sciences. L’histoire récente montre que les sciences ont réussi à surmonter les crises issues de la fin du XIXe siècle. Les résultats ne cessent de tomber alors que la philosophie ne produit plus rien d’innovant depuis les percées menées par Heidegger.
Le concept central de la phénoménologie, c’est l’intentionnalité. Toute conscience est conscience de quelque chose (de défini). Les interprètes de la phénoménologie ont cru bon de constater que le principe fondamental de l’intentionnalité, c’est l’orientation. La conscience s’oriente vers les choses, les objets, les étants. La physique contemporaine ignorerait les orientations. Cet énoncé ne tient pas. Une étude approfondie de l’électromagnétisme et de la mécanique quantique nous enseigne que la nature repose aussi sur le principe de l’orientation de la matière, avec notamment le spin, l’isospin et le magnétisme. La seconde formulation de la thermodynamique du non équilibre par Prigogine laisse apparaître deux orientations du temps. Et si l’on lit correctement Heidegger, on comprendre que le Dasein est lui aussi amené à s’orienter, se tourner, détourner, retourner vers quelque chose à la fois défini, le passé, et indéfini, l’avenir. Heidegger a dépassé Husserl (ainsi que les tentatives dénoncées comme tournant théologique par Janicaud). Il faut dépasser Heidegger pour le volet métaphysique (avec ou sans « destruction phénoménologique »), et Husserl pour le volet scientifique (construction méta-physique de la nature). Ce qui impose de dépasser également la science contemporaine.
Quelques notes sur la situation post-phénoménologique.
Husserl et le monde phénoménologique, la conscience orientée vers la nature et les choses, saisir et penser les essences. Clarté de la présence.
Heidegger, le Dasein comme orientation vers les outils à portée de main, sous la main, avec les mondes à installer. Le souci de l’existence.
Le Dasein comme ouverture partagée et orientation vers l’Histoire. Les êtres avec les êtres.
Le Dasein et le langage, le sens à dévoiler, révéler. Le langage, demeure de l’être. Le langage est une frontière qui met à l’abri mais aussi instaure une césure avec l’indéterminé. Le langage comme système immunitaire, système permettant d’accéder au sens, de produire sens et symboles, à partager en sachant que les ensembles humains ne vivent pas dans un seul et unique univers sémantique, symbolique. L’Art est aussi un langage qui signifie le sens d’habiter ce qui est bâti.
En vous remerciant pour les critiques et suggestions