Jésus marié ? ou la science à vitesse grand V.

par Cazab
vendredi 28 septembre 2012

Le 19 septembre au matin, la nouvelle est annoncée au monde entier : un morceau de papyrus a été trouvé. Sur ce papyrus, un texte qui révèle que certains chrétiens du IIème siècle pensaient que Jésus était marié. Jésus y mentionne explicitement sa femme. Médiatiquement, c’est le buzz, ça fait boum. Et aujourd’hui, ça fait pschiit… Selon toute vraisemblance, le papyrus est un faux. Et c'est grâce à Internet qu'on le sait aussi vite.

Un papyrus dans la tempête médiatique

La nouvelle a été annoncée avec l’artillerie lourde : une page dans le New York Times, ni plus, ni moins. Tous les ingrédients du succès médiatique sont là : il y a du Dan Brown dans l’air : un vieux morceau de papyrus écrit dans une langue bizarroïde (le copte), un professeur aux idées féministes à Harvard, une nouvelle fracassante pour les chrétiens, annoncée à Rome au cours d’un congrès pour spécialistes d’une discipline incompréhensible pour le commun des mortels. Mais bien sûr que c’est la couv, coco !

Le professeur s’appelle Karen King. C’est à cette historienne réputée du christianisme ancien qu’un inconnu a présenté un petit fragment de papyrus, ancien, avec huit lignes bien lisibles et, au milieu de celles-ci, quelques mots : « Jésus leur dit : "ma femme"  ». La phrase s’arrête là, en plein milieu. Etrange, douteux. Karen King pense d’abord que c’est un faux, demande qu’on apporte à Harvard le papyrus pour expertise, ce que l’inconnu se résout finalement à faire. Et puis elle l’étudie, le donne pour étude à une autre collègue et à un papyrologue mondialement connu. Ils tombent d’accord : le fragment est bien authentique, il a été écrit au IVème siècle, recopié d’un texte plus ancien datant de la seconde moitié du IIème siècle, soit plus de 120 ans après la mort de Jésus.

Karen King présente donc ses conclusions à un congrès international. Elle est bien consciente des implications de sa découverte. Et elle est à la recherche d’un impact. Le New York Times a sûrement été prévenu bien avant le congrès. King baptise le papyrus L’Evangile selon la femme de Jésus. Effectivement, ça claque ! Même si King s’empresse d’ajouter que cela n’est absolument pas une preuve que Jésus est marié. On apprend alors que le célèbre journal académique d’Harvard sur la théologie a donné son accord pour publier l’article de King dans son numéro de janvier 2013. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes scientifiques. Jusqu’à ce que…

Internet, le phare de la science dans la tempête médiatique

En fait, cela n’a pas pris longtemps. Et c’est bien cela qui est remarquable dans cette histoire. Dans la procédure scientifique normale, un article est soumis avant sa publication à l’évaluation critique de ses pairs, en anglais cela se dit « peer review ». Une fois passé sous ce feu critique, l’article, généralement modifié, est accepté ou rejeté. Dans le cas de Karen King, l’article a été accepté par The Harvard Theological Review. Mais d’emblée, le fragment déclenche la suspicion générale parmi les spécialistes réunis en congrès. Cependant, le coup de feu a déjà été tiré. La balle est partie, et la nouvelle a déjà atteint le grand public. Jésus aurait été marié.

Tous les éléments rendus publics, l’évaluation critique va alors se dérouler, et c’est sûrement une grande première à cette échelle, sur Internet, grâce aux différents blogs tenus par les spécialistes. En quelques jours, le texte copte est passé au crible. C’est à une peer review ouverte à laquelle on assiste. Le blog d’un professeur à Duke University, Mark Goodacre, sert d’hôte aux différentes analyses critiques. Un article est y publié par Francis Watson de l’université de Durham. Il révèle que le texte du papyrus est en fait un patchwork de différents passages d’un évangile apocryphe écrit lui aussi en copte, l’Evangile selon Thomas. Mais il manque des éléments à Watson, une ligne de l’Evangile selon la femme de Jésus ne se retrouve pas dans Thomas. Bizarre. D’autres professeurs lisent l’article sur le blog, semblent convaincus par l’analyse, mais intrigués par ce manque. Un passage similaire est finalement découvert par des spécialistes dans l’Evangile selon Thomas, passage qui avait échappé aux investigations de Watson. Une figure majeure des études néotestamentaires, Richard Bauckham, lit aussi l’article, poste quelques commentaires sur le blog. Il écrit que les éléments apportés prouvent aussi et surtout que le texte original ne peut pas être une traduction du grec ancien, comme l’a soutenu Karen King, il est bien trop dépendant du texte copte… Francis Watson incorpore tous ses éléments dans un nouvel article, publié le 27 septembre. C’est sûrement la première fois que les internautes du monde entier ont pu assisté à un processus de peer review ouvert, allant à une telle allure. De la science à vitesse grand V.

Un processus de recherche promis à un bel avenir

Devant l’accumulation de tous ces éléments accablants, les éditeurs de l’Harvard Theological Review disent ne plus vouloir publier l’article, enfin non, enfin si, enfin peut-être mais avec des analyses critiques et bien sûr s’ils ont entre-temps les résultats de l’analyse chimique sur l’encre. Mais l’important n’est plus là… L’instantanéité permise par Internet est certes synonyme d’emballement médiatique, mais elle bouleverse aussi le quotidien des chercheurs. Le processus d’évaluation critique par les pairs a les défauts de ses qualités : nécessaire mais lent, hermétique et parfois douteux. Ici, la mise en commun immédiate de données a permis à des chercheurs, au vu de tous, d’étayer leurs doutes et de réunir le maximum de preuves, dans une attitude collaborative, dans une démarche critique ouverte et rapide.

Bien sûr, la conclusion aujourd’hui très probable que ce fragment est un faux fera moins de bruit médiatique que sa supposée découverte. Mais déjà le prochain emballement médiatique sur Jésus s’annonce. Un spécialiste de l’étude du Nouveau Testament et des manuscrits anciens, Daniel B. Wallace, a annoncé il y a quelques mois que plusieurs papyri du IIème siècle ont été découverts en Egypte, et aussi un fragment de l’Evangile selon Marc. Celui-ci daterait de la première moitié du premier siècle, et pourrait donc être contemporain des témoins de la vie de Jésus. Ce qui serait absolument remarquable puisqu’à ce jour le plus ancien fragment à notre disposition date probablement de la seconde moitié du IIe siècle. En plus, ce papyrus, analysé avec les autres découvertes de Wallace, constituerait un élément prépondérant amenant à penser que les Evangiles n’ont subi aucune altération majeure de sens au cours des siècles et des recopiages. Selon Wallace, il s'agit d'une découverte aussi voire plus importante que les manuscrits de la mer Morte pour l'étude du christianisme ancien. La publication est prévue en 2013 par les prestigieuses éditions académiques Brill. Journalistes et scientifiques blogueurs, à vos claviers !

http://ntweblog.blogspot.fr/ Le blog académique de Mark Goodacre.

http://markgoodacre.org/Watson.pdf La dernière version de l'article de Francis Watson en date du 26 septembre.


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