L’intégrisme est-il né avec le monothéisme ?

par jean-pierre castel
lundi 4 août 2014

Maurice Sartre, Professeur émérite à 1'Université de Tours, spécialiste de la Syrie antique et de l'Orient hellénisé, a publié en 2009 dans la revue L'Histoire l'article suivant :

 

Les intégristes sont nés avec le monothéisme

Les polythéismes antiques ne se pensaient pas détenteurs d'une vérité absolue.

Quitte à surprendre, on pourrait affirmer que la différence principale entre les monothéismes et les polythéismes antiques ne réside pas tant dans le nombre des dieux que vénèrent les fidèles que dans la conception que les uns et les autres se font des dieux des autres. Pour les trois grands monothéismes, il n'existe qu'un Dieu et un seul, le leur, et toute autre croyance relève de l'idolâtrie. Ils se fondent en quelque sorte sur l'exclusion, sur la séparation entre deux groupes antagonistes, fidèles et infidèles, croyants et incroyants, quel que soit le nom qu'on leur donne selon les époques. En conséquence, l'Autre apparait comme un adversaire qu'il faut amener à croire de gré ou de force.

Même si le judaïsme a renoncé depuis longtemps à cette quête missionnaire, il ne la récuse pas et envisage la conversion de tous à la fin des temps. Quant au christianisme et à l'islam, il suffit de se retourner sur leur longue histoire de violences pour prendre conscience de leur volonté de domination universelle et exclusive.

A cette logique de l'exclusion et de l'hostilité (qu'il convient naturellement de nuancer en fonction des lieux et des temps), les polythéismes antiques opposent une conception du divin radicalement étrangère, qui me semble interdire la naissance d'un intégrisme ou, si l'on préfère, d'un fondamentalisme. En premier lieu, les poly·théismes se montrent ouverts aux autres : pour un Grec, un Romain, un Gaulois ou un Égyptien, les dieux des autres sont des dieux au même titre que les siens propres. Et il n'est pas rare que pour des raisons diverses, à titre collectif ou à titre individuel, les dieux étrangers s'intègrent à un panthéon qui n'est pas le leur. L'Egyptienne Isis, la Phrygienne Cybèle, l'Iranien Mithra, la Syrienne Atargatis trouvent des fidèles partout et dans tous les milieux. De plus, Grecs et Romains ont su reconnaître spontanément dans les dieux des peuples voisins les équivalents, parfois approximatifs, de leurs propres dieux : tout maitre du panthéon devient facilement un Zeus ou un Jupiter. Mais ce qui compte et qu'il faut souligner, c'est que les polythéismes antiques, selon l'heureuse formule de Jan Assmann, sont "traductibles". Loin d'être des ensembles clos, figés dans l'absolue certitude d'être seuls détenteurs de la Vérité, les polythéismes antiques se montrent au contraire largement ouverts à la vérité des autres.

Un second point est essentiel rend incompatible, me semble-t-il, l'intégrisme avec les polythéismes antiques. Alors que les monothéismes se fondent sur des textes réputés inspirés par Dieu, voire délivrés par Dieu lui même (la loi de Moïse, le Coran incréé), interdisant toute remise en cause sous peine de sacrilège, les polythéismes antiques reposent sur des mythes aux contours mouvants : si la trame générale reste identique, les variantes de chaque mythe sont innombrables. Comme aucun de ces textes n'est considéré d'origine divine, il est loisible aux poètes ainsi qu'aux dirigeants des cités de les adapter à leurs besoins esthétiques ou politiques. Nul ne peut se prévaloir d'un texte "sacré" immuable pour fonder une vision de la société et du monde qu'il prétendrait imposer a tous.

D'ailleurs – et c'est le troisième point essentiel qui interdit l'émergence d'un intégrisme – aucun dieu, au sein des polythéismes antiques, ne prétend imposer à ses fidèles une interprétation globale du monde et dicter les comportements individuels. La morale sociale ne découle pas d'un ordre divin, même si les dieux sont susceptibles de punir le fautif. Bien que le religieux soit omniprésent dans la cité grecque et romaine, il reste subordonné au politique : le fait que le prêtre soit un magistrat parmi d'autres et exerce généralement ses fonctions à titre temporaire interdit qu'il cherche à imposer une loi "divine" comme norme à l'ensemble de la société. Les lois sacrées méritent le même respect que les autres, mais se bornent à établir les règles à suivre en matière de culte, et ne prétendent pas réguler les comportements individuels ou collectifs à chaque instant de la vie.

On trouverait sans doute d'autres raisons qui interdisent l'intégrisme dans les polythéismes antiques[1] telles que la conception du divin, l'absence d'autorité religieuse centralisée ou l'ignorance de la notion de dogmes et donc d'hérésie. Mais la nature ouverte des polythéismes les conduit structurellement à la tolérance.

Maurice Sartre

 

A ma question sur les réactions éventuelles qu’avait suscitées cet article, l’auteur m’a répondu : « Je ne me souviens pas avoir reçu de réaction à cet article plutôt banal, et qui disait en quelques mots ce que tous les spécialistes me semblent admettre sans difficulté » Cet article (avec lequel je suis personnellement d’accord) ne me paraît pourtant pas banal, et je ne connais que bien peu d’historiens des religions ou anthropologues qui "admettraient cela sans difficulté". Qu'en pensez-vous ?



[1] Les polythéismes contemporains sont ici laissés de côté, Les agressions des extrémistes hindouistes contre les chrétiens ou les musulmans relèvent peut-être d'un autre phénomène que le fondamentalisme.


Lire l'article complet, et les commentaires