L’offrande qui plaît au Seigneur (1)
par jlhuss
samedi 24 décembre 2011
Quand Jésus fut né à Bethléem de Judée aux jours du roi Hérode, voilà que des mages arrivèrent du Levant à Jérusalem et dirent : Où est ce roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile se lever,et nous sommes venus nous prosterner devant lui. Évangile selon Saint Matthieu II 1-2
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Sa vie n’avait eu, jusque-là rien que d’ordinaire. Il n’avait pas quarante ans, un poste important au centre des impôts de la préfecture et un appartement dans lequel il vivait seul ayant choisi, une fois pour toutes, de rester célibataire. Sa solitude, il ne l’avait pas subie mais voulue. Il était, dieu merci, assez bien fait de sa personne, pas trop bête, pourvu d’une situation stable et convenablement rétribuée. De plus, ce qui ne gâtait rien, il se savait doué d’un certain charme. Bref, le gendre idéal, ou presque. Beaucoup avait rêvé de lui voir jouer ce rôle, lui offrant parfois des occasions dont il avait su profiter. Cependant, dès qu’il avait flairé, mêlé au parfum d’une de ces liaisons, la plus légère odeur de mariage, il y avait mis fin au plus vite. Assez adroit, pourtant, pour rompre avec élégance, en persuadant sa partenaire que c’était elle qui le quittait et qu’il était au désespoir de se voir abandonné. Sans amours vraies, il n’entretenait pas non plus de réelles amitiés. Les quelques connaissances qu’il rencontrait dans des occasions marquées lui suffisaient : À la fin de ses années d’études Catherine, qu’il considérait comme sa fiancée. l’avait quitté, lui préférant Philippe, l’ami auquel il confiait, depuis le collège, le plus intime de ses espoirs et de ses sentiments. L’épreuve avait été si douloureuse qu’il s’était juré qu’à l’avenir, personne, amoureuse ou ami, ne le trahirait jamais plus. C’est pourquoi, quand il lui arrivait d’examiner sa conduite, exercice auquel il ne se livrait que très rarement, il se félicitait de s’être tenu parole en vivant sans entretenir le moindre attachement qu’il soit amical ou amoureux. En matière de religion et de politique, il professait une tolérance mollassonne qui servait de masque à une profonde indifférence. Né dans une famille où l’on était catholique par habitude, il avait soigneusement oublié tout ce qu’avait tenté de lui enseigner l’abbé chargé de le catéchiser. Insensible à ce qui passionnait certains de ses contemporains il n’imaginait pas qu’on puisse se consacrer, sans arrières pensées, à une foi ou à des idées et il croyait fermement que ceux qui s’engageaient dans une association, un syndicat ou un parti ne le faisaient que mus par des ambitions inavouables et des appétits des plus matériels. Les centaines de kilomètres parcourus avec leurs surprenantes rencontres, leurs longues heures de solitude et leurs épreuves physiques ou morales avaient glissé sur lui sans entamer en rien l’espèce de carapace qu’il s’était fabriqué. Aux étapes, il écoutait avec un détachement poli et incrédule ses compagnons d’un soir, raconter des expériences parfois singulières, se contentant d’ajouter un peu d’ironie à son sourire lorsqu’il trouvait l’histoire qu’on lui contait un peu trop mirifique. Il voyait peu de monde d’ailleurs, ayant pris la route au milieu de l’automne pour éviter le grand flot des pèlerins, ce Nil humain qui, de mars à septembre, enfle progressivement puis se retire sur les routes, les pistes et les sentiers qui mènent à la pointe de la Galice. La pluie, cette plaie du Chemin, l’avait relativement épargné. Il y avait bien eu, entre Limoges et Périgueux puis, avant d’arriver à Burgos quelques averses, mais rien de dramatique et, si, de jour en jour, sous l’influence d’un vent venu du Nord, la température se faisait plus fraîche, le ciel restait d’un bleu qu’aucun nuage ne venait troubler. Rompant enfin avec l’inexorable horizontalité des grandes étendues castillanes et léonaises, une longue côte part d’Astorga. Par Rabanal del Camino et Foncebadòn, elle conduit à la Cruz de Hierro. Là, en accompagnant leur geste d’une prière à l’intention de ceux qu’ils aiment (ceux qui croient au ciel) ou d’une pensée (ceux qui n’y croient pas ou qui voudraient bien croire qu’ils n’y croient pas), les pèlerins déposent une pierre sur le gigantesque cairn qui entoure la croix. Les traditionalistes les plus rigoristes trimballent leurs cailloux depuis leur départ. D’autres l’ont ramassé en chemin quand, pour la première fois, ils ont entendu parler de cette antique coutume. D’autres enfin qui, jusque-là, ont voulu l’ignorer ou, même, s’en sont plus ou moins moqués, se baissent discrètement dans les derniers hectomètres, pour cueillir, au bord du sentier qui va bientôt basculer vers le Bierzo et ses vignes, la caillasse qu’un hasard bienveillant offre à leurs regards inquiets. Personne donc, n’arrive à la Cruz sans son morceau de granite, de calcaire, de silex ou de grès. Personne, sauf Tanguy d’autant plus indifférent au charme de cette antique coutume qu’il n’avait personne à qui consacrer une pensée et moins encore une prière.
(à suivre)