L’offrande qui plaît au Seigneur (2)
par jlhuss
mardi 27 décembre 2011
Il avait quitté l’auberge de Foncebadòn un peu avant l’aube et le soleil se levait quand il arriva. Il eut un regard amusé pour le gigantesque tas de caillasses qui entoure la croix puis, il alla s’asseoir sur le banc de pierre du petit ermitage qui se dresse à quelques mètres de là. Tirant de son sac une barre de céréales, il la grignota en regardant le paysage que le soleil levant révélait peu à peu. Un bruit de voix le tira de sa rêverie. Trois hommes débouchaient sur la petite esplanade. Ils se dirigèrent vers la croix. Chacun y jeta son caillou. Après quelques minutes de recueillement, ils vinrent s’asseoir à côté de Tanguy. L’un d’eux, le plus grand, prit dans son sac une poche de plastique pleine de fruits secs. Il la tendit à ses deux compagnons qui se servirent largement, puis se tournant vers Tanguy :
« - Vous en voulez ?
Tanguy acquiesça d’un signe de tête. L’autre lui présenta le sachet : - Allez-y ! Puis, pendant que son voisin plongeait la main dans le mélange de raisins secs, d’amandes et de noisettes, il continua : - Moi, je suis de Tours ! » C’est ainsi que Tanguy fit leur connaissance. Le Tourangeau avait rencontré les deux autres, un Lyonnais et un Champenois qui venait de Reims dans l’étape qui mène d’Ostabat à Saint Jean Pied de Port. - Et depuis, on marche ensemble. Le drôle c’est qu’on s’appelle tous les trois Jacques et que, tous les trois, on a été médecins. Tanguy esquissa un sourire poli, pendant que l’autre continuait - Oui c’était pas facile pour s’y reconnaître. Alors comme on est trois, qu’on va vers l’occident, qu’on n’est pas médecin sans un peu de magie et que, partis comme on est, on va arriver à Santiago pour Noël ou même un peu après on a eu une idée. Tu as devant toi Gaspard, le Lyonnais, ôta son bonnet et salua, Melchior, le Champenois l’imita et, moi-même, Balthazar. Tanguy plaisanta - Les rois mages donc ? - Eux-mêmes ! Et avec ce qu’il faut en plus - L’or, Gaspard tira sur la chaînette qui pendait à son cou faisant apparaître une pièce brillante, ornée sur l’une de ses faces du profil d’un Louis quelconque. - La myrrhe, Melchior sortit de sa poche un de ces minuscules flacons que les parfumeurs distribuent à leur clientèle à titre d’échantillon. - Et l’encens ! Balthazar ouvrit une petite boîte dans laquelle étaient coincés, trois morceaux de quelque chose qui ressemblait à du charbon - On l’a acheté au sacristain de l’église de Viane, précisa Melchior. Il nous a dit que c’était un produit de première qualité ! Le même que celui qu’on met dans le Botafumeiro.
Trois jours plus tard, quand ils abordèrent les pentes qui mènent de Villafranca du Bierzo au Cebreiro, le trio s’était changé en quatuor. Tanguy, il ne savait trop pourquoi, s’étant joint aux trois Jacques. Ils avaient quitté Villafranca deux heures avant l’aube pour suivre la voie piétonnière ménagée le long de l’ancienne nationale qui traverse les monts de Galice pour aller de La Corogne à Leòn. Dans la nuit, le temps avait changé. Le vent d’ouest soufflait des rafales qui faisaient tourbillonner les dernières feuilles mortes. Il avait amené avec lui un flot de nuages lourds et menaçants vers lesquels tantôt l’un, tantôt l’autre des marcheurs, levait des yeux inquiets. Ils atteignirent pourtant Portela de Valcarce sans que la pluie se mette à tomber. L’enseigne d’un bar clignotait près d’un parking sur lequel veillait la statue de Saint Jacques en pèlerin. - On va déjeuner ? Sans attendre la réponse, Melchior se dirigea vers la porte du café en débouclant les sangles de son sac. Les autres suivirent. Assis autour d’une table de bois verni, ils trempaient dans leurs chocolats, de bons gros croissants espagnols, tout poisseux du sucre qui les enrobait quand un couple fit son entrée. C’étaient des pèlerins eux aussi, équipés, coquilles comprises, de l’habituelle panoplie. Ils saluèrent d’un signe de tête et, ils se dirigèrent vers le bar où ils se firent servir deux grands cafés qu’ils emportèrent à une table à l’écart du reste de la salle. - Tu les connais ? Tanguy regarda Melchior sans comprendre. Discrètement, le Champenois fit un signe de tête pour désigner les deux pèlerins auxquels son interlocuteur tournait le dos. - Ils te regardent d’une drôle de façon Tanguy avait à peine levé les yeux quand les nouveaux arrivants avaient poussé la porte. Il haussa les épaules. - Ils doivent me prendre pour un autre. - On va le savoir bientôt, les voilà ! - Bonjour Tanguy ! - Tu ne nous reconnais pas ? Comment aurait-il pu les oublier ? Quelques rides en plus, un peu moins fine, peut-être, et moins blonde, Catherine avait toujours la même beauté sage et à côté d’elle, Philippe n’avaient guère changé lui non plus. Tanguy se força à sourire. Catherine s’était penchée vers lui et l’embrassait sur les deux joues. - Ça fait vraiment plaisir de te revoir. Il la laissa faire, trop surpris pour réagir et quand Philippe lui tendit la main, il la serra avec un sourire figé. - Moi c’est Balthazar ! Comme quelques jours plus tôt, le Tourangeau fit les présentations. Pendant que Catherine et Philippe serraient les mains tendues, Tanguy s’efforçait de retrouver son calme. Il y parvint non sans mal le temps d’une brève conversation qui, fort heureusement, se limita à des banalités. Quand il traversa le hameau d’Hospital, la pluie se mit à tomber. Prétextant des sangles à régler, il avait laissé partir devant lui, les rois mages en compagnie de Catherine et de Philippe et, depuis un peu plus de deux heures, il marchait essayant de maîtriser la violente émotion qui l’avait saisi dès qu’il s’était retrouvé seul. Quinze années ne l’avaient pas guéri. Fureur, haine, désespoir, son malheur était revenu d’un coup, inchangé et brutal. Très vite, l’averse tourna au déluge. Chassée par un vent qui soufflait en rafales, l’eau lui cinglait le visage, dégoulinait le long de son poncho, ruisselait sur ses chaussettes et ses chaussures bientôt aussi trempées que s’il les avait plongées dans un torrent. Il avançait pourtant, baissant la tête quand les bourrasques se faisaient plus mauvaises. Dans la rude montée qui conduit à la Faba, une pierre rendue glissante par la pluie le déséquilibra et il tomba lourdement sur le côté. Gêné par son sac, il dut se débattre de longues minutes avant de pouvoir se relever. Dans sa chute, son genou gauche avait heurté une racine. Une fois debout, il s’obligea à plier plusieurs fois la jambe. La douleur était supportable. Il ramassa son sac, le chargea et reprit son ascension. La pluie continuait de tomber. Avec l’altitude, elle se changeait en neige fondue. Quand il arriva à la hauteur de la stèle qui avertit les pèlerins qu’ils entrent, enfin, en Galice, Les nuages se déchirèrent lui laissant le temps d’apercevoir quelques lumières. Le Cebreiro n’était plus très loin. Il souffla un instant, cala son sac d’un coup de rein et il repartit sous la pluie mêlée de neige qui, après ce court répit, s’était remise à tomber. En arrivant au village, il trouva Gaspard qui l’attendait. A cause de travaux de rénovation, l’albergue était fermée. Ils avaient donc pris une chambre dans un des gîtes privés. « Tes copains sont dans la même mesòn ! » Tanguy grimaça un sourire « Des copains, si on veut, ça fait quinze ans… » Gaspard marchait devant et les rafales l’empêchèrent sans doute d’entendre car il ne répondit pas. Le gîte était confortable. Une fois qu’il eut mis à sécher vêtements et chaussures et pris une douche, il s’étendit sur le lit que ses compagnons lui avaient réservé. La douleur au genou s’était calmée, mais pour laisser place à une autre souffrance. Sa chute avait eu cela de bon que, préoccupé par l’état de sa jambe, il avait oublié de ressasser le souvenir de sa rupture. Mais, à présent, dans le calme de la chambre, amertume, colère, rancune lui revenaient plus âcres et plus insupportables d’avoir été si longtemps enfouies au profond de son cœur. Il s’en voulait aussi de se découvrir encore si sensible à des sentiments et à des sensations dont il s’était cru délivré depuis longtemps.
(à suivre)