La Divine Comédie de Dante, raciste, islamophobe et antisémite. Et alors ?
par Najat Jellab
jeudi 19 avril 2012
Il y a quelques semaines, l’association Gerush 92, qui réunit intellectuels et chercheurs, demandait à l'ONU le retrait de l’œuvre fondatrice de Dante des programmes scolaires italiens car ce serait « un scandale que les enfants, particulièrement juifs et musulmans, soient contraints d’étudier des œuvres racistes comme la Divine Comédie, ».
Ainsi on apprenait la nouvelle. Un peu partout, des voix se sont élevées à juste titre pour dénoncer une telle proposition ; les uns ont répondu que dans ce cas il faudrait purger la littérature de Voltaire ou de Celine pour leurs propos contre les Juifs, les autres que l’on ne juge pas une œuvre passée avec des concepts présents, tandis que d’autres encore, imprégnés de l’esprit libertaire du siècle dernier, ont argué du fait qu’il est interdit d’interdire. D’une manière générale, l’on regrettait ou s’indignait, une fois de plus, de l’incapacité de ces sémites à s’intégrer dans la culture européenne. Mais peu se sont penché réellement sur l’œuvre même de Dante pour dénoncer le caractère intellectuellement malhonnête pour ne pas dire ignare d’une telle injonction.
Dante islamophobe ! Il faut n’avoir jamais lu la Divine Comédie et n’avoir aucune connaissance du Coran et donc réunir dans un même esprit deux ignorances ignominieuses pour produire un tel propos ; car les influences et références islamiques dans la Divine Comédie ne manquent pas et plutôt que de dénoncer une quelconque islamophobie, voila au contraire une occasion rêvée de présenter aux jeunes esprits italiens et européens un exemple notoire du dialogue – qui n’est certes pas sans rapport de force- de la culture chrétienne avec l’Islam .
Il parait difficile de lire La Divine Comédie, un classique de la littérature occidentale et chrétienne, en envisageant qu'il soit inspiré de sources islamiques. Pourtant, il est difficile d'ignorer les éléments en faveur de cette thèse, surtout quand on les reconnaît soit parce que culturellement on y est prédisposé, soit qu'on a reçu une contrainte suffisante ou une éducation pour que son intelligence ne puisse les nier. Exposons donc quelques uns de ces éléments :
Tout d'abord, citons quelques personnages que l'on retrouve dans la Divine Comédie :
- Saladin (Salah ad-Dîn) apparaît dans le chant IV de l’Enfer, dans le premier cercle, Les Limbes, parmi les héros de l’Antiquité : " et je vis Saladin, seul, à l’écart ".
Saladin, sultan d’Egypte, est un personnage qu’on retrouve souvent dans la littérature du Moyen Age. Pourquoi est-il avec les héros de l’Antiquité alors qu’il a vécu entre 1137 et 1193 ? On le verra un peu plus loin.
- Averroès ( Ibn Roshd) se retrouve aussi dans le chant IV de l’Enfer, comme celui qui fit le Commentaire à l’œuvre d’Aristote. Philosophe et médecin arabe, il vécut entre 1126 et 1198. Sa doctrine fut condamnée non seulement par l’Eglise chrétienne mais aussi par l’orthodoxie musulmane.
- Avicenne (Ibn Sina) médecin et philosophe arabe d’origine persane, a écrit un traité de médecine (le " Canon ") et le " Livre sur la guérison [de l’âme] ", qui peut être considéré comme un commentaire de la pensée d’Aristote. Dante le place aussi dans Les Limbes (Enfer, IV, 143), lui aussi avec les héros de l’Antiquité alors qu’il a vécu entre 980-1037.
- Dans la Divine Comédie figure une partie consacrée à Mahomet et Ali (Enfer, XXVIII). Et c’est de celle-ci que s’indignent ceux qui qualifient l’œuvre d’islamophobe… Dante les considère comme des "semeurs de scandale et de schisme" et, vu la gravité de leur péché, les place très près de Lucifer, dans la 9ème fosse du 8ème cercle de l'Enfer.
Le péché de Mahomet est d'avoir divisé la Méditerranée en créant l'hérésie musulmane. Une telle division n'est pas concevable dans la vision de Dante, où l'Eglise doit être le souverain d’une humanité unie dans la foi chrétienne. Dans ce Chant XXVIII, Mahomet présente à Dante son gendre Ali, "le chef fendu de la houppe au menton" , lequel est coupable d'hérésie et d'avoir engendré la division entre musulmans, en créant un schisme " mineur " entre sunnites et chiites au sein du schisme " majeur " entre chrétiens et musulmans.
Ce chant XXVIII devient alors sanguinaire et vulgaire dans la description de la peine subie par Mahomet, lequel est fendu en deux, "crevé du col jusqu'au trou d'où l'on pète. Les boyaux lui pendaient entre les jambes ; on voyait la fressure, et l'affreux sac qui change en merde ce que l'homme avale." (vers 24-27).
Il s’agit bien ici de présenter l’ Islam avec les clichés historiques et surtout moraux, propres à la chrétienté de l'époque et qui participe d’une volonté de savoir historiquement et politiquement beaucoup plus vaste. Pour y voir un peu plus clair, offrons nous le luxe de quelques références académiques, -j’espère qu’on me pardonnera ce détour mais je crois qu’il nous épargnera beaucoup de non discours- : celle d’Edward W. Said d’abord et celle de Michel Foucault par la suite.
Dans un ouvrage intitulé Orientalism, Edward Said tente de démontrer que l’Orient, et par la même occasion le Musulman, est une construction frauduleuse mais nécessaire, une fabrication mentale des Occidentaux qui cherchent à exercer une suprématie politique et culturelle sur l'Orient. Les discours (qu’ils soient littéraires ou de tout autre forme) qui visent à diviser l’humanité en entités séparées résultent d’une volonté de savoir et cette volonté de savoir participe d’un processus de domination et selon Said, la Divine Comedie est un exemple de cette recherche de domination. Vous remarquerez que l’expression « volonté de savoir » fait référence à l’oeuvre de Foucault qui s’est attaché à montrer que tout l’enjeu du pouvoir, est non seulement d’imposer la loi comme pouvoir qui s’impose de l’extérieur mais c’est aussi de créer subtilement la norme qui impose aux individus une conduite déterminée sans même qu’ils s’en rendent compte ; mieux encore, ils pensent que ces normes les émancipent. Ainsi, par exemple, la libération sexuelle n’est qu’un processus de contrôle des corps. De ce paradoxe surprenant mais fondamental dans l’œuvre de Foucault, on peut conclure avec Edward Said que Dante se fait le porte-parole d’une norme qu’il a fait sienne comme tant d’autres avant et après lui.
Mais ce serait une faute de s’arrêter là ! Car toujours chez Foucault, là où il y a pouvoir, il y a toujours résistance. Et la résistance de Dante, c’est qu’en même temps qu’il vilipende la figure de l’Islam, non seulement il en admire les produits philosophiques mais en plus il s’inspire de ses sources pour écrire son œuvre.
En effet, dans l'Enfer dantesque nous rencontrons, comme nous l’avons vu, des musulmans : Ibn Sina (Avicenne), Ibn Roshd (Averroès), et Salah ad-Dîn (Saladin). Dante admirait sans doute ces hommes, connus en Occident davantage en tant qu'hommes de sciences et de lettres qu'en tant que musulmans. Mais ils sont tous placés dans Les Limbes comme nous l’avons vu aussi précédemment, soit au premier cercle, parmi ceux qui n’ont pas eu accès au christianisme, comme Hector, Enée, Platon, Aristote et Socrate. Les Limbes sont une sorte d’antichambre des cercles inférieurs de l’Enfer dans lequel se trouvent les " vrais " pécheurs. Pourtant, ces musulmans ne sont pas des personnages ayant vécu avant l'ère chrétienne ! Peut-être est-ce l'admiration de Dante à leur égard qui justifie ce traitement de faveur : leur séjour à l’entrée de l’Enfer doit donc être le moins désagréable possible.
Mais allons encore un peu plus loin, et voyons quelles sources islamiques ont pu inspirer Dante dans sa Divine Comédie.
Dans le 1er verset du chapitre XVII du Coran, nous pouvons lire que Mahomet fit un voyage nocturne de La Mecque à Jérusalem, transporté par une créature surnaturelle, le Bourraq.Ce voyage nocturne (isrâ) a pour but de montrer au Prophète des Signes divins. Puis, à Jérusalem, il fit une ascension (mi`raj) accompagné de l'Archange Gabriel dans les cieux jusqu'au siège où se trouve Dieu. Et c’est dans un autre chapitre du Coran (LIII,1-18) que l’on apprend que l'Archange Gabriel transmet la Révélation à Mahomet au cours de ce même voyage, qui mènera Gabriel et Mahomet jusqu'au "lotus de la limite" (l'arbre qui sert de limite au Paradis).
Le voyage nocturne (isrâ) et L’ascension (mi`raj) du Prophète constituent l’événement fondateur de l’Islam et fait, tout naturellement, l'objet de la tradition prophétique que sont les hadiths.
Dans les hadiths nous retrouvons : la purification du cœur de Mahomet, la référence dans le Coran aux " sept cieux superposés " et la rencontre entre Mahomet et Gabriel avec les grands prophètes des religions monothéistes. Il existe également toute une littérature populaire islamique sur ce voyage. Ainsi dans des livres comme "Le livre du voyage nocturne" (Kitâb al isrâ, 1198) d’Ibn `Arabî, un mystique andalous, ou dans "L'Epître du Pardon" (Risâlat al ghofrân), d’Al Ma`arrî, écrivain syrien mort en 1057, Mahomet voyage sur le dos d'un animal ailé nommé Bourraq, au corps de cheval, visage de femme et queue de paon.
Après avoir traversé les sept cieux, Mahomet et Gabriel arrivent au "jardin de la demeure éternelle" (le Paradis) et c'est après le septième ciel que Mahomet a une vision de Dieu.
Pour citer quelques analogies repérées entre ces sources musulmanes et la Divine Comédie, notons qu'il y a toujours un guide, ordonné par Dieu : l'Archange Gabriel pour Mahomet et Virgile (puis Béatrice) pour Dante. Des gardiens barrent la route, et ils sont calmés par le guide qui leur rappelle la Volonté divine de les laisser passer , des fauves s'interposent également à eux sur le chemin (loup et lion selon l'eschatologie musulmane / panthère, lion et louve dans la Divine Comédie). Nous retrouvons aussi la rencontre avec une femme qui veut séduire Dante et qui veut barrer la route à Mahomet au début du voyage. Dans les deux cas, les guides (Virgile et Gabriel) donnent la même interprétation : cette femme symbolise le charme et en même temps la désuétude des plaisirs mondains.
Autre point commun : l'architecture de l'Enfer, qui se trouve sous la ville de Jérusalem et ressemble à un grand entonnoir renversé, avec des étages circulaires qui vont jusqu'au fond de la Terre, où se trouve Lucifer. Plus le péché est grave, plus la peine est lourde et les damnés sont de plus en plus proches du siège de Lucifer.
Nous avons toujours sept sphères célestes auxquelles sont ajoutées : le ciel des étoiles fixes, le cristallin et l'empyrée dans la Divine Comédie ; le " lotus de la limite ", la maison habitée et le trône de Dieu dans l'eschatologie musulmane.
L'échelle en or qui se trouve dans le ciel de Saturne et qui monte jusqu'au dernier ciel dans la Divine Comédie correspond à l'échelle en or et pierres précieuses empruntée par Mahomet pour s'approcher de Dieu.
Dans la Divine Comédie la purification de l'âme se produit à la sortie de l'Enfer, avant de commencer le chemin qui mène au Purgatoire ; dans l’eschatologie musulmane cette purification se produit avant d’entrer au Paradis, par immersion dans les trois fleuves qui irriguent le jardin d’Abraham. La voie vers le Purgatoire ou le Paradis est une pente, comme celle d'une montagne. Une fois à l'entrée du Paradis (dantesque et musulman), les voyageurs sont accueillis par une femme qui les accompagne à travers les jardins jusqu'à la rive d'un fleuve où ils rencontrent d'autres personnes.
Une lumière aveuglante apparaît en s'approchant de Dieu et dans cette dernière partie du voyage, le guide est remplacé : Béatrice par Saint Bernard et Gabriel par "une couronne lumineuse". L'apothéose, la vision finale de Dieu, est marquée par la présence de cercles de lumière et d'esprits angéliques.
Au moment de l’extase de Mahomet et de Dante devant la Lumière divine, les deux pensent devenir aveugles, avant de se rendre compte que la force de la Lumière est rapportée à la vision qu’ils attendent.
Enfin, le voyage – dantesque ou islamique - a toujours le même sens allégorique et moral : il symbolise la renaissance morale des âmes par le biais de la foi, et le chemin vers le vrai bonheur que constitue la connaissance de Dieu .
Encore faut-il démontrer que Dante ait eu connaissance de ces sources pour prouver qu’il s’en inspire mais ceci est un autre débat et pour ceux qui s’intéresseraient aux sources musulmanes de la Divine Comédie, le classique à consulter est l’ouvrage de l’islamologue, prêtre catholique espagnol Miguel Asìn Palacios : La escatologia musulmana en la « Divina Comedia »,
En attendant, avouons qu'il y a quelque chose de grisant à creuser ces pistes de lectures et de beaucoup plus excitant pour l’esprit que d’impuissants complots d’auto-da-fé.