La foi et la raison. Le pape est en France

par Emile Mourey
samedi 13 septembre 2008

 Dans une de ses dernières encycliques "La foi et la raison", Jean-Paul II avait lancé un appel en direction des philosophes afin de définir une philosophie commune qui serait un appui efficace pour l’éthique véritable et en même temps planétaire dont a besoin l’humanité aujourd’hui (art. 104). Comme on le sait, c’est la réflexion d’une Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui permet au Magistère de Église de faire son discernement et d’orienter une partie non négligeable de l’humanité sur une certaine voie de la Sagesse (art. 16 à 20) et de l’intelligence (art. 21 à 23).

 
 De leur côté, Luc Ferry et André Comte-Sponville avaient mené une réflexion - au-delà de la morale - en faveur d’une éthique laïque du "comment vivre" (pages 7 et 197 de leur ouvrage "La sagesse des Modernes") qui pourrait également déboucher sur une certaine forme de "Sagesse". Luc Ferry, partisan d’un humanisme laïque, écrit ceci (page 69) : « Voilà pourquoi il me semble que nous sommes... renvoyés au mystère de l’humain ! C’est bien cela qu’il s’agit aujourd’hui de penser autrement que les religions traditionnelles ne l’ont fait jusqu’alors, mais en dialogue avec elles. »

I. Le dialogue entre théologiens et philosophes est-il possible ?

 Le dialogue est-il possible entre une Église catholique romaine qui ne veut transiger ni sur son infaillibilité ni sur ses dogmes (cf. Vatican II et encycliques) et des philosophes laïcs qui pensent que le temps des religions et des croyances religieuses est terminé ? Luc Ferry apporte toutefois une nuance (page 348) : « Sans la résurrection, il reste possible de prolonger le christianisme. »
 Deux philosophes face à une institution bimillénaire qui en a déjà vu bien d’autres, est-ce vraiment sérieux ?
 Présentant leur ouvrage, Luc Ferry et André Comte-Sponville, partisan d’un matérialisme non dogmatique, écrivent ceci : « Il s’agit de tout autre chose que d’un livre de circonstance. Vingt-cinq ans de travail y menaient, pour l’un et l’autre, et vingt-cinq siècles de philosophie. » 

 A une époque charnière de notre évolution où l’intellectuel se cherche dans le chaos et le heurt des idées, l’affaire est sérieuse, bien plus sérieuse que tous les grands débats qui ont jalonné notre histoire depuis le passé le plus reculé.
 

II. De la nécessité d’un retour aux sources de l’Histoire

 André Comte-Sponville écrit ceci (page 547) : « On ne philosophe pas à partir de rien. Il faut d’abord connaître pour philosopher ensuite. La philosophie n’est pas un savoir de plus ; c’est une réflexion sur les savoirs disponibles. Ce n’est qu’à partir de ce qu’on sait, ou de ce qu’on croit savoir, que des questions philosophiques se posent et qu’elles prennent sens. » Jean-Paul II pose le problème : « L’exigence primordiale et urgente qui s’impose est une analyse attentive des textes : en premier lieu, des textes scripturaires, puis de ceux par lesquels s’exprime la tradition vivante de l’Église. A ce propos, certains problèmes se posent aujourd’hui, en partie seulement nouveaux, dont la solution satisfaisante ne pourra être trouvée sans l’apport de la philosophie (art. 93) ... en particulier en ce qui concerne le sens spécifique de l’histoire (art. 94). »


 L’analyse attentive des textes scripturaires doit-elle se faire dans le débat philosophie-religion, ou doit-elle précéder ce débat ? La deuxième solution s’impose normalement à la raison. Pour cela, il faudrait que les deux parties en présence se mettent d’accord pour la promouvoir, ce dont je doute. Toutes choses égales d’ailleurs, il est bien évident qu’un débat philosophico-religieux sans référence à l’histoire n’aurait aucun sens. Les ouvrages publiés ces dernières années sur le sujet des évangiles sont, certes, nombreux, mais après le tri indispensable, ceux qui argumentent en faveur de telle ou telle interprétation ne se comptent que sur les doigts d’une main, même en y ajoutant des auteurs antérieurs.
 C’est le rôle des médias que de faire en sorte que le débat historique ait lieu. Il a déjà commencé avec les émissions télévisées "Corpus Christi". Bien que pour l’écran...la question de la vérité ne soit pas son affaire centrale (page 418), on ne peut en rester là, compte tenu de l’importance de l’affaire. Il appartient aux responsables de la communication de prendre leurs responsabilités.
 

III. De la nécessité de tenir compte des avancées de la connaissance scientifique

 Nous sommes dans une période charnière, et même, à un tournant. Les avancées de la science dans les domaines les plus variés bouleversent jusqu’aux fondements de nos croyances et remettent en cause des attitudes qu’on croyait inconciliables.
 Le matérialisme non dogmatique d’André Comte-Sponville n’est plus le matérialisme anti-clérical d’hier. Pour le chrétien, une fenêtre s’est ouverte depuis que les savants nous ont permis de voir au travers de l’illusion ou du voile de la matière, non pas une finitude, mais l’infini et la complexité d’un "ciel" fantastique qui, en grande partie, échappe à l’entendement du profane. C’est cette vision qui faisait s’exclamer d’heureuse surprise le philosophe chrétien Jean Guitton dans son ouvrage "Dieu et la science". Et faut-il évoquer cette autre hypothèse qu’il y aurait inclus dès l’origine, dans le créé, dans la matière, dans la cellule, une intelligence primaire qui pousse à l’organisation et qui ne demande qu’à "fleurir". L’esprit surgissant de la matière (esprit de Dieu ?), voilà une hypothèse qui aurait plu au philosophe jésuite Teilhard de Chardin !
 La transcendance de l’homme de Luc Ferry dans l’immanence du monde s’inscrit dans la continuité de la culture judéo-chrétienne. En même temps que la civilisation a humanisé l’idée de Dieu, en même temps s’est développée cette autre idée qu’il y a quelque chose de sacré dans l’homme, quelque chose à laquelle il ne faut pas toucher. L’homme n’est pas qu’un animal, même s’il en est son prolongement physique. Par son esprit, il est autre et plus que cela. Mais plutôt que d’être l’image d’un Dieu qui lui est extérieur, ne serait-ce pas lui, lui qui est au centre, ... "L’homme-Dieu" ? (Luc Ferry). Cet élan incompréhensible de transcendance verticale qui l’amenait, hier, jusqu’à risquer sa vie pour un Dieu inconnu et aléatoire, ne s’expliquerait-il pas mieux, une fois qu’on l’a nettoyé de ses oripeaux théologiques, suivant une horizontalité dirigée vers l’être aimé, les proches, et les autres hommes ? L’individu mourant trouvant sa consolation dans le prolongement de la vie de l’autre ou des autres et non plus dans l’espoir d’une vie éternelle ou d’une autre vie.

 Le grand désaccord entre nos deux auteurs laïcs et les chrétiens repose sur ce qu’on pourrait appeler le "Ce qui nous dépasse".

 Pour Luc Ferry, c’est "le mystère", pour André Comte-Sponville, c’est "le problème". Le premier est d’avis qu’il est impossible à l’homme de comprendre ce mystère, le second pense que ce problème est explicable, mais probablement hors de notre portée. Tous deux sont athées et ne croient pas à la survivance de l’individu. Quant au chrétien, il espère survivre en esprit, et même en chair transfigurée, dans ou au-delà de ce que l’on pourrait appeler le "Ce qui nous dépasse".
 Fondamentalement, c’est bien à partir de là qu’il y a divergence, et que le choix se fait ; et c’est bien en fonction des avancées des sciences que telle ou telle position devra, éventuellement, se vérifier ou se modifier.

IV. Qu’est-ce la foi ?

 Pour justifier son espérance de survie, le chrétien invoque, en premier lieu, sa foi. Mais qu’est-ce que la foi ? Dans son sens latin d’origine, le mot "fides" définit la confiance que l’homme ressent au fond de sa conscience et qui le pousse à agir dans ce qui lui semble être la bonne direction. C’est la foi des gens simples, des paysans, des artisans, de nos grand-mères, de nos grand-pères. Ils ne se torturaient pas l’esprit avec de grandes interrogations. La foi les animait, le travail les comblait. Quant au reste, ils faisaient confiance... à Ce qui les dépassait. Les théologiens qui sont bien obligés de mettre cela par écrit ont inventé des expressions telles que "se placer dans la main de Dieu". Et dans la voix qui montait des consciences, ils ont cherché ce que Dieu voulait dire aux hommes.
 Reprenant les textes du concile, Jean-Paul II écrit (art. 8) : « ... il existe une connaissance qui est propre à la foi. Cette connaissance exprime une vérité fondée sur le fait même que Dieu se révèle, et c’est une vérité très certaine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas tromper. »
 Et, en effet, Luc Ferry reconnaît (p. 525) que la philosophie moderne, en matière de droit et de morale, a conservé, quant à son contenu, l’essentiel du message chrétien. En revanche (p. 337) il refuse de croire à la résurrection de Lazare par le Christ, et donc à la promesse de la résurrection chrétienne (voir mon article du 31 mars "La résurrection de Lazare dans l’évangile de Jean").

 Question posée à l’exégète : « Comment faut-il comprendre la résurrection de Lazare ? Comment faut-il comprendre le Christ et sa résurrection ? Comment faut-il comprendre ce que les conciles ont érigé en dogmes par la suite ? » Faudrait-il suivre saint Paul qui, dans un moment de doute, s’écriait : « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine. »

 Mais la foi, c’est aussi celle des intellectuels, de ceux qui cherchent à comprendre, de ceux qui veulent s’approcher toujours davantage de... Ce qui nous dépasse : la Vérité, le Beau, le Bien... et qui se sentent, en conscience, pour ainsi dire tenus d’entraîner le monde dans cette voie. Avons-nous un grand dessein pour l’avenir de notre monde ?
 

V - Le grand dessein

 Luc Ferry et André Comte-Sponville ont très bien posé le problème en affirmant que la morale ne suffisait pas et qu’il fallait réfléchir "au-delà de la morale". Faut-il promouvoir une éthique du "comment vivre" (pour Luc et André), faut-il développer une évangélisation (pour Jean-Paul II) ?
 N’ayons pas peur des mots ! Aujourd’hui, il n’y a jamais eu d’objectif aussi clair que celui qui s’impose à tous les esprits. Il s’agit du devenir de l’humanité, et même de sa survie.
 Dans leur volonté et leur désir de transformer le monde, les deux philosophes y voient comme principale finalité le bonheur des individus durant le temps de leur vie. Jean-Paul II y voit, en plus, l’obligation de mener l’humanité sur un chemin qui monte.
 Voilà de bonnes intentions ! Malheureusement, les hommes qui sont sur le terrain ont pu constater depuis déjà un certain temps l’inadaptation de nos principes à canaliser l’évolution du monde, notamment sur le plan de la misère et de la souffrance des populations, conséquence naturelle, en partie, d’une procréation débridée. Et ce ne sont pas les médecins sans frontières qui vont me démentir aujourd’hui, ni mes compatriotes, qu’ils aient la foi ou qu’ils ne l’aient pas. Si Moïse revenait dans notre temps, n’est-il pas raisonnable de penser que la Sagesse lui inspirerait le onzième Commandement suivant : « Tu ne feras que le nombre d’enfants que tu es en mesure d’élever ? » Il s’agit là, à mon avis, d’une condition sine qua non.

 Telle est la conclusion/interrogation à laquelle "l’homme qui pense l’histoire" est bien obligé d’arriver. Quelle est la réponse des philosophes et des théologiens ? Quelle est la fiabilité des sources historiques de leur raisonnement ? ...
 

Emile Mourey (extraits d’une lettre adressée aux philosophes en date du 1/1/1999 ; également destinataire : le Vatican, père Van Hoye).


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