Les cathos-tradis sont des modernes comme tout le monde…

par Florian Mazé
vendredi 7 juin 2019

Mes amis traditionalistes s’inquiètent de me voir écrire des articles en faveur de la Modernité et des Lumières. Certains me pensent converti franc-maçon ou pire. Ne serais-je pas sponsorisé par les Illuminati depuis un vaisseau spatial ? Au-delà du grotesque, cela révèle l’erreur ou l’hypocrisie de certains milieux catholiques traditionalistes, très respectables sur la liturgie, mais stupides, voire malveillants, dès qu’il s’agit d’histoire des idées.

Les cathos-tradis – et surtout les tradis-conspis d’internet – ne vont pas du tout apprécier ce que j’ai à leur dire. Et pourtant, je le leur dis pour leur bien : leur croisade anti-moderniste ne peut les mener qu’au ridicule et au discrédit.

 

Première aberration : ils croient leur rite « traditionnel » et « anti-moderne » alors que la liturgie tridentine est la plus moderne qui soit.

 

Convoqué à la demande Martin Luther, le Concile de Trente (1545-1563) intervient dans un monde totalement post-médiéval et anti-médiéval, c’est-à-dire moderne. Le monde est à jamais augmenté par la découverte des Amériques (1492) et par la refonte complète de l’astronomie sous l’égide du très catholique Copernic (1473-1543). La Terre est plus large, plus vaste, et de plus elle tourne autour du Soleil (même si Copernic, par prudence, laisse planer quelques doutes sur la réalité matérielle de l’héliocentrisme).

Saint Thomas (XIII° siècle) continue d’inspirer l’Église par sa théologie, mais sa science et sa logique – tirées de le philosophie grecque du IV° siècle avant J.-C. (Aristote) apparaissent déjà comme caduques, même aux yeux des catholiques. Et la théologie catholique, thomiste ou pas, est de toute manière attaquée par le réformateur Martin Luther (1483-1546).

Le Concile de Trente cherche donc à consolider l’Église catholique, non seulement en s’opposant aux positions protestantes, mais aussi en rompant avec la culture liturgique, philosophique et théologique issue du Moyen Âge. Cette réforme, interne au catholicisme, abandonne définitivement le christianisme médiéval au profit du catholicisme moderne, le vrai catholicisme moderne, celui qui durera jusqu’à Vatican II (1962-1965).

Le Concile de Trente est donc une modernisation drastique de l’Église, et nullement un retour « aux bonnes vieilles valeurs » comme le fantasment certains excités d’internet. Nous sommes en plein XVI° siècle, le siècle moderne, contre-médiéval, par excellence.

Le détail de cette réforme est d’une immense complexité, mais on peut retenir simplement ceci : le Concile de Trente impose une forme unifiée, universelle, qui contraste fortement avec l’immense diversité, presque anarchique, des rites romains qui coexistaient auparavant dans le monde médiéval.

Cette forme unifiée, c’est la messe « tridentine » encore pratiquée aujourd’hui par les cathos-tradis, qu’on reconnaît à certains détails : la prière en latin, une très grande rigueur esthétique et cérémonielle, un prêtre en soutane et surplis qui tourne le dos à l’assemblée durant l’Eucharistie. La messe tridentine, c’est la messe moderne par excellence, et dans sa forme la plus somptueuse.

 

Aberration n°2 : ils croient que Vatican II est un concile « moderne », et que ses partisans sont des « modernistes », alors que Vatican II est l’acte fondateur, à l’intérieur même de l’Église, de la post-modernité.

 

Rares sont ceux aujourd’hui qui échappent à cette confusion du moderne et du post-moderne, ou comme on disait autrefois du moderne et du contemporain. Vatican II, c’est la reconnaissance, par l’Église, de la vérité scientifique, qu’il s’agisse de sciences physiques ou de sciences humaines. Vatican II pratique la politique de la main tendue à la science, à une époque où, précisément, la science est en train de vaciller sur elle-même. L’un des acquis les plus précieux de Vatican II est précisément cette redéfinition des rapports entre la science et la Foi, leur relative indépendance, mais aussi le fait qu’elles soient compatibles, évitant ainsi le double écueil du scientisme et de l’obscurantisme.

Ce qui caractérise la post-modernité, c’est précisément ce doute collectif, universel, des hommes de science, des théologiens ou de monsieur-tout-le-monde, à propos de la science, et surtout des techniques qui en découlent et qui commencent à effrayer l’humanité. La post-modernité commence avec la peur du savant fou. La science (qui était devenue comme une nouvelle église sans dieu jusqu’au XIX° siècle) se voit – dès le début du XX° siècle – dans la même position que l’Église catholique au XVI° siècle : contestée, voire discréditée ou perçue comme effrayante.

La post-modernité, c’est le temps du Titanic (1912), des deux guerres mondiales (1914-18 et 1939-45), de la bombe atomique (août 1945), et plus tard des premières grandes crises écologiques pour ne pas dire écosystémiques. Vatican II adopte une position équilibrée qui contraste avec l’intransigeance du premier XVII° siècle (affaire Galilée). La science est reconnue comme une activité de l’esprit parfaitement légitime et licite, compatible avec la pratique religieuse. En revanche, la science en tant que telle ne saurait mener à l’athéisme ou à des pratiques immorales, contraires aux valeurs chrétiennes. L’Église, avec un sagesse remarquable, reconnaît à la fois la grandeur et les limites de ce qu’elle a désormais sous les yeux : la techno-science contemporaine.

Quant à la réforme liturgique, « la messe à l’envers », disait-on, où le prêtre regarde l’assemblée en permanence, il faudrait éviter, comme le font les nostalgiques, de la confondre avec certaines dérives locales, où, dans des paroisses qui manquent à la fois de fidèles et de personnel liturgique, les fidèles en sont réduits à des messes peu sacrales et peu esthétiques. L’Église, certes, a pu elle aussi être happée par le désordre post-moderne, en tolérant des pratiques de plus en plus aberrantes, dont les guitares électrique et le rock’n’roll liturgique sont des exemples affligeants. Mais encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une dérive laxiste en matière liturgique, et que cette dérive ne se déduit aucunement des textes de Vatican II.

Pour en parler d’expérience, il m’est arrivé personnellement de vivre des messes « traditionnelles » un peu ratées et des messes « conciliaires » plutôt réussies. Aussi bizarre que cela puisse paraître, le « matériel » est très important dans le « spirituel » : la beauté du lieu, la qualité et la quantité des servants d’autel, le choix musical, les jolies voix, la bonne administration du prêtre, la bonne tenue des fidèles, etc.

 

Aberration n° 3 : un demi-millénaire de science et de pensée modernes réduit à un complot gnostico-talmudo-maçonnique…

 

Sur ce point, il est inutile de s’attarder sur tous les délires qui sévissent actuellement sur internet. On se contentera de citer quelques clichés répandus.

Guillaume d’Occam ne serait qu’un hérétique franciscain voué aux flammes éternelles pour avoir osé critiquer la scolastique de saint Thomas d’Aquin. Au passage, les excités d’internet confondent joyeusement le nominalisme de Guillaume d’Occam (analyser les termes pour en exprimer toute la précision) avec le nominalisme démagogique (changer certains mots pour masquer certaines réalités, comme le font les politiciens lorsqu’ils emploient des phrases creuses).

Descartes et Galilée n’aurait eu qu’une seule et unique obsession : abattre l’Église catholique. Les excités du net oublient de préciser que, dans ce cas, il s’y sont fort mal pris.

Jean-Jacques Rousseau, décédé bien avant la révolution de 1789, est présenté comme un franc-maçon possédé par le Diable, souhaitant l’abolition de la monarchie et l’instauration de la Terreur républicaine. La monarchie elle-même est vue comme le seul régime compatible avec le catholicisme, ce qui dénote une méconnaissance crasse de l’histoire et de la géographie politique. Le républicanisme de Rousseau s’explique en réalité avant tout par ses origines genevoises : il est né citoyen d’une Cité-État suisse où existait le droit de vote, ce que les excités du net omettent à chaque fois de préciser.

Darwin, allègrement confondu avec le néo-darwinisme contemporain (théorie de la petite cellule initiale) serait un illuminé reptilien entièrement voué à démontrer que Dieu n’existe pas. Il était en réalité agnostique. En outre, les excités du net (version antisémite) prêtent à cet ancien séminariste anglican une judéité inventée de toute pièce, sous prétexte qu’il portait un grande barbe et un chapeau à large bord !

Karl Marx, d’origine juive et protestante, est présenté comme l’un des pires sataniste de l’Histoire. On lui attribue le bolchevisme. On oublie au passage de mentionner que cet universitaire allemand, décédé en 1883, ne pouvait en aucun cas mener la Révolution russe… de 1917 ! Mais les excités du net n’en sont pas à quelques décennies près.

Quant à Sigmund Freud, il est à peu près considéré comme Karl Marx, et on lui attribue (comme à Rousseau d’ailleurs) des positions laxistes en morale et en pédagogie qui n’ont jamais été les siennes, mais celles de démagogues. C’est d’ailleurs le destin de tous les grands penseurs de l’humanité, tant pour les sciences physiques que pour les sciences humaines, de se voir récupéré et détournés.

 

Aberration n°4 : la pensée moderne est l’œuvre du Diable, mais laissez-nous les produits dérivés !

 

Cette aberration n°4 est de loin la plus funeste et la plus ridicule. Elle perdra les milieux catholiques traditionnels, s’ils continuent à ne voir que la logique, à court terme, du buzz sur internet. Si les cathos-tradis ne comprennent pas leur erreur, leur culte sera dans peu de temps aussi crédible qu’une charmante reconstitution historique en costume d’époque. La magnifique liturgie tridentine ne se relèvera pas d’être soutenue et exaltée par des gens qui soutiennent des monceaux de platitudes. Certes, l’Église type Vatican II est en crise… Mais le culte traditionnel sera tout autant discrédité par les allumés conspirationnistes qui s’en font aujourd’hui les défenseurs.

La question n’est pourtant pas difficile à comprendre. Le catho-tradi-conspi voudrait rayer de la carte un demi-millénaire de mathématisation du réel dont on recueille aujourd’hui les fruits paradoxaux : un univers de machines et de réseaux informatiques, à la fois bien pratiques et en même temps bien menaçants. Tout le monde est à peu près connecté à tout le monde et tout le monde peut à peu près tout savoir sur tout le monde. C’est exaltant et terrifiant à la fois, c’est un univers dystopique qui ferait presque passer Georges Orwell pour un petit joueur.

Or, ce que les croisés anti-modernes ne comprennent pas, c’est que le moindre électro-ménager dans leur cuisine est le rejeton d’une aventure scientifique qui commence à la fin du Moyen Âge, au moment où l’on abandonne la vieille science d’Aristote acclimatée et christianisée par saint Thomas d’Aquin. La Modernité va chambouler un à un tous les paradigmes vermoulus : du géocentrisme à l’héliocentrisme, de l’horreur du vide à la pression atmosphérique, du phlogistique à l’oxydo-réduction, de la génération spontanée aux microbes, sans compter les perfectionnements inouïs des mathématiques, et l’aventure biologique extraordinaire qui nous mène des naturalistes du XVIII° siècle à la génétique moléculaire d’aujourd’hui (en passant d’ailleurs par Darwin).

Et nos cathos-tradis – comme nous le faisons tous, cathos pas tradis, athées, protestants, juifs, musulmans et tout ce qu’on voudra – se gavent et se gorgent de ces technologies contemporaines, aussi jouisseurs, aussi consommateurs que n’importe qui d’autre, aussi portés à l’orgie technologique que leurs contemporains. Ils usent et abusent de chaînes et de réseaux sociaux tels que comme YouTube pour répandre leur fiel anti-moderne et leur bêtise complotiste ou obscurantiste, mais ils roulent en voitures climatisées équipées GPS pour donner leur « conférences ». Ils exaltent les « bonnes vieilles valeurs » entre deux consultations de e-mails ou deux rédactions Twitter ou Snapchat. On en passe et des meilleures…

Bref : Grand-Maman (la science) était possédée par le diable, mais on veut bien toucher l’héritage (toutes les belles technologies) ! Les penseurs modernes sont des salauds… sauf quand la modernité nous arrange. Un peu comme ces catholiques capitalistes du XIX° siècle, qui vomissaient le « juif protestant » Karl Marx « inspiré par Satan » : vous vous rendez compte, un type qui voulait créer des syndicats, on aura tout vu !

Pardonnez-moi d’être grossier, mais je me méfie toujours des gens qui disent au notaire : « Mémé était une salope, mais on veut bien se partager le magot qu’elle planquait à la banque ! »

Grand maman, c’est la pensée moderne. Le magot, c’est ta chaîne YouTube et ton nouveau téléphone mobile en 4 G (ou plus)… La vie secrète des cathos-tradis : je vais à la messe en latin, et ensuite je gère ma petite entreprise en surfant sur mon mobile, attablé devant un superbe hamburger à McDonald’s.

C’est ridicule et pitoyable. Quand vont-ils comprendre que la modernité n’existe plus, et que nous sommes des post-modernes, c’est-à-dire des modernes qui ont perdu la foi en la science et qui commencent à avoir peur des techniques ? Quand vont-ils comprendre qu’il ne sert à rien de s’acharner sur des cadavres ? Je préfère les catholiques Vatican II même si leur liturgie est moins belle. Eux, au moins, ils ne passent pas leurs journées à raconter sur les réseaux que Galilée était un illuminé luciférien et que le transhumanisme ou les changements de sexe, c’est la faute à Descartes ou à Rousseau.

 


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