Les religions sont-elles vouées à disparaître ? (1ère partie)

par Jordi Grau
mardi 1er mars 2011

Depuis deux ou trois siècles, l’irréligion gagne du terrain en occident. Longtemps marginale, voire impensable, elle est devenue un phénomène banal. Même aux États-Unis, terre encore très pieuse si on la compare à la France, le nombre d’incroyants a considérablement augmenté. De plus, il ne suffit pas de croire en Dieu pour avoir une religion au sens strict du terme : il faut aussi appartenir à une communauté humaine avec laquelle on partage des croyances, mais aussi des rites et des traditions. Pour prendre la mesure du déclin des religions, il faut donc tenir compte de tous ceux qui croient encore en une réalité sacrée sans avoir pour autant une quelconque pratique religieuse.

À quoi ce déclin est-il dû ? Est-il irréversible ? Les religions vont-elles finir par disparaître totalement ? Telles sont les questions auxquelles cet article invite à réfléchir.

Qu’est-ce qu’une religion ?

Pour point de départ de notre réflexion, tâchons de nous mettre d’accord sur une définition du mot « religion ». Les formes de religion sont extrêmement diverses. Dans certaines d’entre elles, il n’y a pas de dieu à proprement parler. Inversement, on peut très bien admettre l’existence d’un dieu sans pour autant avoir une religion. Par exemple, on peut en être convaincu par des raisons philosophiques, à l’instar de Spinoza, qui était irréligieux sans être athée. En réalité, comme l’a déjà remarqué le sociologue Durkheim, deux choses caractérisent une religion :

1. Il s’agit d’un phénomène social, qui rassemble des hommes dans une même communauté. Avoir une religion, plus précisément, c’est avoir des croyances et des pratiques en commun avec d’autres personnes.

2. La religion est ce qui établit une distinction (mais aussi un lien) entre le sacré et le non-sacré (ou « profane »). Est sacré tout ce qui est considéré comme absolument respectable, infiniment au-dessus des réalités profanes et ne doit pas être mélangées avec elles. Est sacré, en d’autres termes, ce à quoi on accorde une valeur absolue, et pour quoi on est prêt à faire des sacrifices.

Si nous voulons résumer en une formule ces deux caractéristiques, nous dirons qu’une religion est un ensemble de croyances et de pratiques par lesquelles une communauté humaine se met en lien avec ce qu’elle considère comme sacré.

Toute religion est par nature contradictoire

En analysant cette définition, il se peut que nous comprenions un peu mieux pourquoi la religion connaît aujourd’hui un déclin significatif, au moins dans certains pays. Il semble en effet qu’il y ait dans toute religion une contradiction. D’un côté, on fait une distinction radicale entre le profane et le sacré, entre une réalité ordinaire, secondaire, relative, et une réalité extraordinaire, essentielle, éternelle, absolue. De l’autre, on prétend offrir une médiation entre ces deux réalités. Ce qui est séparé, transcendant, inaccessible, se trouve donc étrangement à la portée de l’homme. Il y a là un manque de logique qui a beaucoup contribué au discrédit où est tombée la religion. Étudions de plus près cette contradiction.

Grâce à la religion, nous sommes censés avoir accès à une réalité absolue. Il y a des lieux et des rituels sacrés, des livres sacrés, des paroles sacrées censés purifier les fidèles de leur corps et leur âme de leurs souillures profanes de manière à ce qu’ils puissent s’élever à monde supérieur, entrer en contact avec une réalité mystérieuse qui donne un sens à leur vie. Le problème de ces médiations, c’est qu’elles sont toujours imparfaites. C’est notamment le cas des représentations religieuses, c’est-à-dire des images mentales ou matérielles (statues, peintures, etc.) grâce auxquelles on rend présent à sa pensée la divinité qu’on adore. Pour représenter cette réalité transcendante, on recourt à des symboles qui n’ont en réalité rien d’extraordinaire. Par exemple, on va diviniser une réalité naturelle (lune, soleil, montagne, rivière, arbre, animal, etc.) ou un être humain (comme les pharaons de l’ancienne Égypte ou certains empereurs romains).

Même si on croit en un Dieu absolument transcendant, infiniment supérieur à la nature et à l’homme, on est bien forcé d’utiliser des symboles pour le désigner. Dans le christianisme, Dieu prend la figure d’un homme – certes, exceptionnel, mais un homme malgré tout. Dans l’islam et le judaïsme, il est interdit de représenter Dieu sous la forme d’une chose matérielle (statue, peinture, etc.) car ce serait confondre le créateur avec ses créatures, l’infiniment grand avec ce qui est fini. Mais on utilise tout de même des mots pour qualifier Dieu, des mots empruntés à la vie courante. On le représente à travers des métaphores et des analogies. Bien souvent, on recourt à l’anthropomorphisme : on attribue à Dieu des caractéristiques humaines. C’est ainsi que la Bible en fait un mari jaloux qui châtie son épouse infidèle – c’est-à-dire le peuple d’Israël, qui retombe régulièrement dans l’idolâtrie et « trompe » le Dieu unique avec de faux dieux.

Critique philosophique des représentations religieuses

La critique des représentations religieuses a déjà commencé au sein même d’une religion : le judaïsme. Les prophètes juifs, afin de disqualifier les dieux païens, disaient à leurs compatriotes : « Comment pouvez-vous vous prosterner devant ces statues de bois ou de bronze ? Seul YHWH (Yahweh), le Dieu d’Israël, est un dieu vivant ! » Mais, comme j’ai tenté de le montrer plus haut, cette critique des représentations en est restée à mi-chemin. Les religions monothéistes (l’islam et le judaïsme, en tout cas) ont abandonné les idoles matérielles, mais pas les idoles mentales. Il faut attendre la philosophie pour qu’apparaisse une critique radicale des représentations religieuses. Platon et Aristote vont ainsi reprocher à la religion populaire de leur temps de présenter les dieux comme des êtres immoraux, mesquins, jaloux du bonheur des hommes. Un peu plus tard, de manière analogue, Épicure constate qu’il y a une contradiction à définir les dieux comme des êtres parfaitement heureux tout en leur attribuant des sentiments incompatibles avec le bonheur (jalousie, haine, colère, etc.).

Cette critique a repris des siècles plus tard, lorsque la philosophie s’est progressivement affranchie de la tutelle du christianisme. Spinoza au XVIIème siècle, les philosophes des Lumières au XVIIIème siècle ont voulu se débarrasser de toute superstition, c’est-à-dire de toute croyance religieuse contraire à la raison, et ont ainsi contribué au déclin de la religion chrétienne en occident. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart de ces philosophes n’étaient pas athées. Seulement, à force de vider la représentation de Dieu de tout contenu anthropomorphique, ils en ont fait une idée abstraite, intellectuelle, qui n’excitait plus l’amour ni la vénération. Le Dieu de Voltaire ne fait pas vraiment l’objet d’un culte : il est simplement le grand horloger de l’univers, l’hypothèse qui rend compréhensible le fait qu’il y ait des lois dans la nature.

Bien entendu, il serait exagéré de prétendre que les philosophes des lumières ont généralement voulu abolir toute religion. Leur pensée a d’ailleurs inspiré, durant la Révolution française, le culte de l’Être suprême. Seulement cette nouvelle religion n’a pas remporté un succès délirant, c’est le moins qu’on puisse dire. D’ailleurs, comme le remarque Hegel, cet « être suprême » était devenu tellement abstrait, indéterminé, qu’il se confondait avec une sorte de néant suprême. Tout ce qu’on pouvait dire désormais de Dieu, c’est qu’il était bien au-delà de tout ce que nous connaissons. La mort de Dieu, au sens où Nietzsche en parle, n’était plus très loin. Car la mort de Dieu, ce n’est pas exactement la même chose que l’athéisme : c’est d’abord le fait que l’idée de Dieu a cessé de nous intéresser, d’être vivante pour nous. Dès lors que Dieu est devenu parfaitement transcendant, désincarné, loin des petits défauts humains, il est devenu superflu. Au fond, peu importe qu’il existe ou non.

Religion et histoire politique

Il peut paraître étonnant que les écrits d’une poignée de philosophes aient eu une telle influence sur les mentalités. Le paradoxe s’explique si on prend garde au fait qu’un mouvement philosophique n’est jamais un phénomène isolé : il s’inscrit toujours dans un processus historique plus large. Ce qui a discrédité les religions, ce n’est pas seulement la critique des représentations religieuses : c’est aussi l’évolution des institutions politiques au cours des âges. Comme on l’a vu plus haut, la religion est par définition un phénomène social (contrairement à la foi, qui peut être purement personnelle). Jusqu’à une époque récente, politique et religion étaient quasi indissociables. Le pouvoir politique protégeait les autorités religieuses, en échange de quoi il recevait d’elles sa légitimité. Aller contre la religion de son pays, c’était aller contre le roi, l’empereur ou la cité. Socrate en sut quelque chose, lui qui fut condamné à mort parce qu’on l’accusait, entre autres forfaits, d’avoir voulu modifier la religion d’Athènes. Inversement, s’opposer aux dirigeants ou aux lois de son pays, c’était commettre un sacrilège. On connaît la célèbre recommandation de saint Paul : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. » (Lettre aux Romains, XIII, 1-2 – Traduction œcuménique de la Bible, Alliance biblique universelle – Le cerf)

Ainsi, la religion et la politique ont partagé un même destin, si bien que la transformation des structures politiques au cours des siècles a profondément modifié les religions, et finalement amorcé leur déclin. L’empire romain, dans cette évolution, a sans doute constitué une étape importante. En soumettant de nombreux peuples, les Romains ont affaibli leurs religions : les dieux gaulois, ibères, carthaginois, ont montré les limites de leur pouvoir en ne parvenant pas à protéger leurs adeptes contre les légions de Rome. Mais les dieux romains n’ont pas eu beaucoup plus de chances. Car si l’Empire a romanisé les pays conquis, il a aussi permis à ces derniers d’exporter leurs religions respectives à Rome. La culture romaine et celles de peuples « barbares » sont alors entrées en concurrence ou/et ont partiellement fusionné. C’est ainsi qu’une foule de religions syncrétiques ont fleuri durant les premiers siècles de notre ère, préparant ainsi le triomphe du monothéisme. Le vieux culte des dieux latins ne convenait plus à un Empire multiethnique, qui s’étendait sur la plus grande partie des terres connues. À un Empire « universel » – ou qui avait en tout cas cette prétention – devait correspondre une religion universelle : le christianisme.

Une autre étape décisive, dans cette histoire politico-religieuse, ce furent les guerres sanglantes entre protestants et catholiques, ou entre Églises protestantes rivales. Contrairement aux religions païennes, souvent tolérantes les unes envers les autres, les religions monothéistes ont du mal à supporter qu’on puisse ne pas adorer le seul vrai Dieu. Cette intolérance s’est vue surtout dans le christianisme : les adeptes de cette religion ont souvent été extrêmement violents, non seulement à l’égard des païens, mais aussi des autres monothéistes (juifs et musulmans), et même de leurs frères chrétiens « hérétiques » ou « schismatiques ». Aux XVIème et XVIIème siècles, la France, l’Angleterre et l’Allemagne vont ainsi être ravagées par des guerres politico-religieuses extrêmement cruelles et coûteuses en vies humaines. Il est probable que ces guerres ont été l’un des principaux facteurs du déclin de la religion en Europe occidentale. En discréditant durablement les Églises chrétiennes et, plus généralement, le fanatisme religieux, elles ont favorisé un courant sceptique (cf. Montaigne au XVIème siècle) puis libre-penseur (libertins et philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles) de plus en plus puissant.

Il est également probable que ces guerres de religion aient été, comme l’écrit Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal (Éditions Climats), une des principales origines du libéralisme. Puisqu’il s’était avéré catastrophique pour la paix civile de gouverner au nom de principes sacrés, on a compris qu’il valait mieux faire appel à la raison des individus, et plus précisément à cette raison calculatrice qui permet à chacun d’agir intelligemment et dans son intérêt personnel. La politique a cessé d’être une affaire sacrée. Les chefs d’État n’ont plus cherché une légitimité auprès des prêtres mais auprès d’« experts » (bureaucrates, économistes, savants…). La religion, quant à elle, est devenue progressivement une affaire privée, quelque chose qui concerne exclusivement le cœur de l’individu. Mais qu’est-ce qu’une religion qui ne s’extériorise pas, qui ne se manifeste pas ouvertement comme la vérité du monde ? Qu’est-ce qu’un culte qui doit s’effacer devant une réalité profane devenue omniprésente ? Une telle religion n’est-elle pas condamnée à disparaître ?

Voilà, mes petits amis. C’est fini pour aujourd’hui. Croyez-m’en : je suis navré de terminer cet article sur un suspense aussi intolérable, mais j’avais peur de vous infliger un texte trop long. En espérant que vous arriverez à survivre jusqu’à la suite de cet article, je vous dis à très bientôt.


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