Liberté ! Religio duplex, mundo duplex et homo duplex
par Bernard Dugué
vendredi 22 mars 2013
Comme on vient de le comprendre, les maçons des Lumières ont largement puisé dans l’idée d’une double religion égyptienne dans l’Antiquité, si bien qu’ils ont épuisé l’idée mais sans pour autant que l’interrogation sur la double religion ne soit saturée. C’est même un thémata universel qui, en se diffractant dans différents champs, prend des formes différentes. Car c’est homme en tant qu’individu qui est concerné, autant que l’homme comme élément d’une société. Ces deux aspects ont été clairement cernés dans le Religio duplex de Jan Assmann. Le religieux s’avère constituer un mode d’expérience personnel avec le divin mais quand il devient La religion, c’est souvent pour servir des fins sociétales liées notamment au contrôle des populations par un savoir livré à la croyance. Il n’y a pas d’Etat sans religion. Cette formule s’applique à notre époque. Il faudrait dire, il n’y a pas d’Etat moderne sans religion. La France est autant fille aînée de l’Eglise que de la Modernité. Jusque vers la fin du 19ème siècle, la religion catholique était la religion de l’Etat français. Après le basculement de la Belle Epoque, ce ne fut plus le cas. Ce que le public ignore en général, c’est qu’une autre religion d’Etat s’est substituée au catholicisme. Une religion composite, faite d’un ensemble d’ingrédients. Laïcité, droits de l’homme, république, nation, Etat providence. La religion d’Etat est horizontale, bien qu’elle place en position hiérarchique le système du pouvoir. De ce fait, en se sécularisant, la Modernité a oublié, depuis bien longtemps, le sens authentique du religieux. Avec les deux mondes.
Revenons sur le dédoublement de la religion. Comme le suggère habilement Assmann dans son chapitre conclusif à visée prospective et rétrospective, la conception politique de la scission religieuse provient de la formation des Etats. Dans la conception platonicienne (qu’on pourrait désigner comme classique, ou antique), la scission vient de la philosophie et dans l’ultime scission, celle pouvant être qualifiée de sécularisée et initiée à la fin des Lumière (Mendelssohn, Lessing mais aussi Kant), la scission vient de la globalisation qui induit la version cosmopolite de la religio duplex. D’après Assmann, ces trois formes historiquement datées de la scission des religions ont un principe commun, celui d’un ressort extérieur à la religion dont l’application induit, par une sorte de pression sociale, une séparation entre deux religions qui en fait s’avère être une séparation entre deux niveaux de pratique religieuse et donc deux classes sociales, non pas économiques au sens de Marx mais selon un autre point de séparation, celui de la conscience religieuse. Pour le dire autrement, les sociétés ont été divisées en deux « classes spirituelles ». Ce constat découle du propos précédent qui se veut anthropologique. Assmann use de ce stratagème pour signaler son étude comme relevant de l’histoire des idées et introduire un changement de perspective en cherchant au sein même de la religio duplex des sources internes expliquant le dédoublement (p. 17). Il pense trouver à travers l’interprétation de Jonathan Sacks une clé avec une dualité entre forme particulière et forme universelle de la religion. Avec Moïse, l’alliance contractée est particulière avec ses lois mosaïques alors qu’avec Noé, les commandements noachiques s’adresseraient à l’humanité dans sa globalité. Cette thèse est placée à dessein dans cette prospective qui vise notre époque actuelle avec les enjeux liés à la globalisation et le questionnement très contemporain de Michael Walzer sur les sociétés particulières possédant mémoire et cultures alors que l’humanité au sens universel se conçoit comme une forme plutôt vide n’ayant rien de déterminé à partager, ce que refuse Assmann en pointant l’évolution des quinze dernières années en voyant dans la distinction de Walzer un nouvel avatar de la double religion sécularisée. Je crois déceler quelques tendances positivistes dans cette direction de pensée aussi vais-je tenter d’explorer une autre voie pour recadrer la religio duplex.
La voie ontologique consiste à prendre comme principe celui du dédoublement du monde et donc de mettre en amont l’ontologie pour expliquer la religion dédoublée en prenant appui sur l’expérience personnelle de l’homme qui au plus profond de son être, se trouve scindé parce qu’il est la seule créature à pouvoir faire l’expérience du dédoublement avec un cheminement spirituel dont le ressort ontologique-réel est double, monde temporel et monde divin. De ce fait, la religion est dédoublée en rites, prêtrise, cultes et magistères aux formes visibles alors qu’une religion invisible se dessine, mettant en surplomb deux modalités expériencielles. Celle de l’homme qui parvient à connaître ou faire l’expérience du divin. Bien souvent, ces expériences ont permis de forger le concept d’une harmonie universelle, tao pour les Chinois, kosmos pour les Grecs, dharma pour les Indiens, asa pour les Perses et quelques autres dénominations comme le Un dans le néoplatonisme ou l’Ain soph dans la kabbale et bien évidemment, cet énigmatique grand architecte des Lumières (mais est-ce une expérience ou une extrapolation spéculative ?). On se situe ici dans le principe de l’homme qui participe par son expérience au monde des dieux ou du divin, moyennant la possibilité de s’affranchir du cadre spatiotemporel et des limites de la pensée rationnelle. Cette religion des philosophes s’avère être complémentaire de la religion révélée où apparemment, c’est cette fois les dieux ou même le Dieu qui participe à l’expérience humaine en communiquant sa parole en traversant la conscience des prophètes. Sur ce plan, le christianisme s’avère très singulier car Dieu partage l’expérience des hommes à travers l’Incarnation alors qu’ensuite, c’est l’homme Jésus qui partage l’expérience de Dieu avec le corps de résurrection. Il y a donc une réciprocité mais aussi, on le comprend, une asymétrie fondamentale et essentielle qui pour ainsi dire, est consubstantielle à l’asymétrie ontologique entre la cité humaine du temps et la cité supratemporelle de Dieu. Cette option ontologique impose que l’on désenclave le religieux de la gangue cultuelle et politique où il a été englué pour faire place à l’élévation de l’âme et de la connaissance vers la vérité. C’est cet aspect qui est essentiel et utile à chacun dans la limite de ses aptitudes. Une religion inconditionnelle qui ne soit pas entachée de visées politiques ou de déformations liées aux pratiques cultuelles.
Je ne suis donc pas Assmann dans sa prospective marquée par le souci d’universalité et de cosmopolitisme. Il est nécessaire de maintenir les vérités transcendantales sur le divin, qu’elles soient issues des sages, des philosophes ou bien extraites des écritures révélées. Mundo duplex, un schéma pour le 21ème siècle, d’autant plus pertinent et légitime que la cosmologie quantique et la théorie quantique des champs nous invitent à concevoir ce dédoublement du monde dans sa version naturelle, ontophysique et suprarationnelle. Derrière le monde dé-formé se dessine l’univers des champs méta-physiques et des calculateurs quantiques. Les réalités théorisées par la physique la plus avancée sont en correspondance avec les réalités découvertes par les consciences les plus élevées. En fait, le mundo duplex se dédouble une seconde fois, avec l’homme, pour devenir mundo quadruplex. Rien de bien nouveau. Plotin l’avait découvert avec les quatre hypostases, la matière du corps, l’âme, qui dirige le corps et participe à la vie sociale et politique, l’intellect, qui participe à la vie divine et le Un, qui en vérité est plus compliqué mais le calculateur quantique universel saura nous en dire un peu plus. Que les puristes ne soient pas choqués. Je livre ici une surinterprétation de Plotin.
Pour mettre une note finale à ces réflexions, je persiste à penser que le monde est dédoublé et que l’homme dédoublé reste une possibilité de développement profitable à l’avenir, pour ne pas dire salutaire. Le dédoublement ouvre vers la liberté et affranchi l’homme du système qui tente de l’insérer et l’enclaver dans un dispositif productif, politique et pseudo-religieux pour servir une minorité oligarchique et des fins par forcément éthiques. Luttes de pouvoir. Gagner la partie, se faire admirer par les masses et les valets. Le dessein des hommes politiques au cerveau malade dirait Hermann Broch.