Portraits d’Islam (2) : Abû Hanîfa et Abû Yûsuf, les Artisans Juristes

par Frédéric Alexandroff
lundi 9 novembre 2009

Faisant suite à mon article de la semaine dernière consacré à Mahomet, j’ai choisi, pour ce second opus, de livrer un double portrait : celui de Abû Hanîfa et Abû Yûsuf, deux grands juristes des débuts de l’Islam, maître et élève, chacun ayant joué un rôle, théorique et/ou pratique, dans l’élaboration du droit musulman.

Néanmoins, avant que d’aborder cette double présentation, j’aimerais, en guise d’introduction, évoquer le Coran. Non pas son contenu : à cet égard je m’en tiendrai, et plus que jamais au regard des citations, sorties de tout contexte et de toute analyse critique, que n’a pas manqué de générer mon précédent article, à mon approche et discipline initiales, consistant à laisser de côté la théologie pour m’intéresser exclusivement aux éléments politiques, historiques et juridiques. Si bien que c’est de la genèse du texte que je voudrais parler.

Deux raisons me poussent en ce sens. La première, c’est que cette présentation liminaire constituera un prélude indispensable à la présentation des vies et œuvres des deux personnages précités : le Coran contenant des règles ayant trait au droits civil et pénal, il est, autant qu’un texte religieux, un code de lois et, de ce fait, la matière première du juriste des premiers siècles du calendrier de l’Hégire. Quant à la seconde, elle trouve sa source dans certains commentaires, relatifs au premier portrait, m’accusant, de façon d’ailleurs bien malhonnête, de valider la croyance en un Coran monobloc, préexistant, « incréé », révélé par Dieu lui-même et livré en Chronopost par un ange Gabriel promu Mercure de l’Islam. Je laisse la croyance au croyant. Lui saura quoi en faire.

Aux sources du droit musulman

Comme l’expliquent Dominique et Janine Sourdel, "le principal problème a toujours été celui de la chronologie des sourates et des versets dont la mise par écrit s’est faite sans ordre déterminé et dans des conditions qui n’ont pu être éclaircies en dépit des recherches menées à ce sujet". Inutile ici, donc, de s’échiner à vouloir découvrir puis imposer une vérité qui demeure, et peut-être demeurera, à jamais évanescente.

On sait cependant que le travail de compilation commença sous les quatre Râshidûn, les Bien-Guidés, les premiers Califes, installés à Médine, sans qu’un véritable consensus ne se soit dégagé quant à l’identité exacte de son initiateur : la thèse traditionnelle penche pour Abû Bakr, qui régna de 632 à 634, tandis que d’autres théories prétendent qu’aucune tentative de compilation ne fut entreprise avant Uthmân, Calife de 644 à 656. Ce dernier aurait réuni une commission -au sein de laquelle figurait Zayd ibn Thâbit, l’ancien secrétaire de Mahomet- chargée d’établir une version officielle et définitive : Uthmân fit exécuter plusieurs copies, dont il conserva un exemplaire à Médine tandis qu’il envoyait les autres dans les grandes villes de l’empire naissant, Bassorah, Koufa et Damas ; et qu’il ordonnait, selon la thèse traditionnelle, la destruction de tous les exemplaires précédents.

Toujours d’après Dominique et Janine Sourdel, la disposition des sourates fut réglée à cette époque, mais des ambiguïtés de contenu -liées notamment à des question de linguistiques, un même ductus pouvant, en arabe, avoir des significations différentes selon la manière dont il est vocalisé- subsistèrent jusqu’au Xe siècle, époque à laquelle un nommé Ibn Mujâhid définit sept "lectures", chacune due à un professeur de Coran du VIIIe siècle, qui furent ensuite adoptées officiellement et suivies dans les grandes villes.

Pour en terminer sur ce sujet, je dirais que l’absence de définitions est la mère des fausses lumières et des vains débats. Aussi bien préciserai-je le point suivant : lorsque j’emploierai le mot "Coran" à l’avenir, il faudra comprendre que j’évoque le texte disponible pour les contemporains cités.

Stricto sensu, le droit musulman puise dans deux sources différentes, mais néanmoins toutes les deux fondamentales. La première, que je qualifierai de "primaire" dans la mesure où elle constitue le socle fondamental de toute réflexion juridique sur l’Islam, est bien sûr le Coran. Mais il convient d’y ajouter une source "secondaire" ou "dérivée" : la Tradition (Sunna), sorte de coutume jurisprudentielle composée des différents hadith, ces récits des Compagnons du Prophète, relatant les propos et les actes de Mahomet. On pourrait, là encore, s’étendre sur les difficultés liées à cette source du droit musulman : transmis oralement jusqu’à l’époque des Omeyyades, les hadith firent dès lors l’objet d’un travail de compilation et de classification, entrepris par des savants dits "traditionnistes" (muhaddithûn).

Là encore, l’usage des mots "hadith", "Tradition" ou "Sunna" sera à rapporter à ce qui existait à l’époque où se situe le récit.

Coran et Sunna constituaient les principales sources de la Loi, connue sous son nom arabe, et désormais assez largement péjoratif en Occident, de chari’a. La connaissance de cette loi est appelée fiqh. Plus précisément, ce terme de fiqh, qui à l’origine désignait toute forme de science ou de connaissance, a vu son sens rapidement restreint au domaine juridique, mélangeant néanmoins la connaissance de la loi proprement dite et la recherche de solutions juridiques aux problèmes posés par l’application de cette même loi.

De fait, le Coran et la Sunna, objets de la vénération des croyants, établissaient des règles en matière de droit civil, de droit pénal, de droit de la famille et des successions, ainsi que de droit commercial, entendant donc régenter tous les aspects de la vie sociale et économique en terre d’Islam. Ils en devinrent dès lors, fort logiquement, des objets d’étude pour les juristes musulmans, les spécialistes du fiqh ou fuqahâ’, dont l’importance est soulignée par nombre d’historiens. Comme l’écrivait Joseph Schacht : "Le mot fiqh (connaissance) lui-même montre que l’Islam primitif considérait la connaissance de la loi sacrée comme la connaissance "par excellence". La théologie n’est jamais parvenue à acquérir une importance comparable".

Ces "connaisseurs" ne tardèrent cependant pas à se diviser en deux camps distincts. D’un côté se rangeaient les héritiers des traditionnistes, les "partisans du hadith" (ahl al-hadith), selon lesquels toutes les réponses à toutes les questions étaient nécessairement contenues dans le Coran et la Sunna : d’où une tendance à se fier à la lettre des textes sacrés, et à chercher les solutions aux problèmes juridiques dans une certaine forme d’imitation. De l’autre, on trouvait les adeptes du ra’y, la réflexion -ou opinion- personnelle. Il en résultait deux approches radicalement différentes du droit et, en conséquence, deux techniques juridiques distinctes : le tâqlid ("imitation" ou "acceptation des doctrines établies") et l’ijtihâd (effort de réflexion).

Dans cette opposition primaire -car par la suite elle devint moins évidente, ne serait-ce qu’en raison de la multiplication des diverses tendances- se trouve contenue, en germes, celle à venir entre deux visions de l’Islam.

La première, que l’on doit logiquement considérée comme fondamentaliste à partir du moment où elle s’appuie sur une lecture fidéiste et littérale du Coran et de la Sunna, tire comme conclusion du caractère divin de ces textes la négation du libre arbitre : révélés par Dieu lui-même, transmis au Prophète, ils ne sauraient en aucun cas faire l’objet d’une interprétation humaine. L’Homme, imparfait, ne peut en effet que se soumettre à la parole de Dieu, par nature infaillible.

La seconde se veut plus ouverte : pour les tenants du ra’y, en effet, aussi sacrés que puissent être le Coran et les hadith, ils n’en sont pas moins insuffisants, et ne dispensent pas l’Homme d’utiliser sa raison. C’est cette seconde tendance qu’incarnent Abû Hanîfa et Abû Yûsuf.

 

Les subterfuges de l’Islam

Le premier, Abû Hanîfa al-Nu’mân ibn Thâbit, naquit vers 699, dans une famille de mawâli (convertis non arabes liés à une tribu elle-même arabe) originaire d’Iran, mais installée à Koufa (actuel Irak). C’est dans cette ville qu’il passa la majeure partie de son existence, et où il ne cessa jamais de gagner sa vie comme artisan. Mais c’est le droit qui fut sa véritable passion, et c’est en tant que professeur de fiqh qu’il excella, rassemblant autour de lui de très nombreux disciples, parmi lesquels se trouvait Abû Yûsuf Ya’qûb ibn Ibrâhîm al Ansâri al-Kûfi (745-798).

Il est amusant de constater les différences entre ces deux hommes, car bien que je les ai tous deux qualifiés d’"artisans juristes", cette expression ne recouvre pas la même réalité pour chacun.

En effet, nonobstant leur accord fondamental sur la nécessité d’interpréter le Coran et la Sunna, du berceau à la tombe, tout sembla les séparer. Et si, de façon évidente, on peut opposer aux origines persanes d’Abû Hanîfa la pure ascendance arabe de son disciple, c’est avant tout dans le rôle qu’ils jouèrent en matière juridique et politique qu’ils connurent des destinées fort variées.

De fait, Abû Hanîfa s’en tint toujours à la théorie du droit, sans jamais exercée aucune fonction officielle ni magistrature, et notamment celle de cadi (agent de l’autorité judiciaire). "Artisan juriste", il fut bel et bien, mais uniquement dans un sens littéral : un artisan et un juriste, le premier assurant les moyens de subsistance du second.

À l’inverse, Abû Yûsuf fut quant à lui un authentique "artisan du droit", c’est-à-dire non seulement un théoricien, mais un aussi un praticien : après avoir suivi l’enseignement d’Abû Hanîfa à Koufa, il fut nommé cadi à Bagdad, et c’est sans doute dans l’exercice de cette fonction qu’il se fit remarquer du Calife Haroun al-Rachid (qui régna de 766 à 809), lequel fit de Abû Yûsuf le premier grand-cadi de l’histoire musulmane.

Diversité de fortune aussi dans les rapports qu’ils entretinrent avec le pouvoir : Abû Hanîfa termina sa vie en 767 dans une geôle de Bagdad, enfermé quelques années plus tôt sur ordre du Calife al-Mansûr, vraisemblablement parce qu’on le suspectait de sympathies pro-chiites. Tel ne fut pas le destin d’Abû Yûsuf, qui parvint jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir. Grand-cadi, il contrôlait les nominations des magistrats de rang inférieur dans tout l’Empire abbasside. Ami du Calife Haroun al-Rachid, il fut aussi son plus proche conseiller, prodiguant ses avis aussi bien en matière d’administration judiciaire que de politique fiscale, et c’est d’ailleurs, parmi les nombreux écrits qu’il laissa, son "Livre de l’impôt foncier" (Kitâb al-Kharâj) qui retint l’attention des historiens et est considéré comme son œuvre majeure.

Voilà pour les différences. Toutefois, ce sont leurs convergences qui intéressent le juriste soucieux d’étudier le développement primaire du droit musulman. Abû Hanîfa, Abû Yûsuf et, à leur suite, les tenants de l’école hanafite dont ils furent les fondateurs, s’opposèrent aux "partisans du hadith" et à leur lecture littérale du Coran et de la Sunna. Non seulement parce qu’elle était à leurs yeux insuffisante pour répondre à toutes les questions soulevées par l’application de la loi islamique, mais aussi parce qu’elle était entachée d’un rigorisme qu’ils jugeaient sans doute excessif. Joseph Schacht note : "les traditions qu’ils (les traditionnistes) répandaient étaient souvent d’une difficulté systématique. Leur tendance générale allait vers la rigueur et la rigidité (...)".

Ce fut le point commun aux trois premières écoles juridiques de l’Islam sunnite (hanafisme, malikisme et chaféisme) que de se défier du fondamentalisme des traditionnistes -qui trouverait son expression propre dans la quatrième école, le hanbalisme-, défiance qui se doublait, chez les disciples d’Abû Hanîfa, d’une volonté de contourner les interdits religieux afin de simplifier la vie des croyants.

À cette fin, par la réflexion personnelle, ils inventèrent et développèrent des "subterfuges" ou "ruses", par lesquels ils justifiaient, par exemple, la consommation d’alcool ou le recours au prêt à intérêt. Ils basaient leurs efforts en la matière sur un concept arabe signifiant "le fait de trouver juste", ou istihsan, traduit dans le domaine juridique par "la recherche de la meilleure solution". À noter toutefois que la différence fondamentale entre Abû Hanîfa et Abû Yûsuf, celle qui oppose le pur théoricien au magistrat confronté aux nécessités de la pratique judiciaire, amena le second à réfuter, par moments, les théories du premier, sans doute parce qu’à ses yeux elles étaient trop subtiles ou conceptuelles pour répondre aux besoins de l’administration de la justice, et qui lui fit parfois préférer une lecture plus littérale de la loi. L’école hanafite n’en demeura pas moins, des quatre grandes écoles sunnites, la plus ouverte et la plus tolérante.

Cette souplesse fut en grande partie à l’origine du succès rencontré par l’école de Abû Hanîfa, notamment dans les milieux de pouvoir : les Abbassides contribuèrent à l’expansion des thèses hanafites, en même temps que les disciples et successeurs d’Abû Hanîfa contribuaient à renforcer l’autorité califienne. Ainsi la charge, instaurée par Haroun al-Rachid et confiée à Abû Yûsuf, de grand-cadi, chapeautant une part non négligeable des institutions judiciaires, s’intégrait-elle dans un vaste projet d’amélioration de l’administration via une plus grande centralisation, et faisait suite à la nomination par le Calife des cadis, retirée aux pouvoirs locaux. Toujours dans un souci d’efficacité, 0la collecte des impôts fut confiée à des fonctionnaires dépendant directement de l’autorité centrale et nommés par le Calife.

Les thèses hanafites gagnèrent ainsi la Syrie, la Transoxiane, le Khorassan, puis l’Anatolie et même l’Inde. À travers les âges, cette relative faveur du pouvoir politique ne se démentit pas. Et malgré la décadence de l’Empire abbasside, les préceptes hanafites furent récupérés par les deux plus grandes puissances -en même temps que systèmes juridiques- musulmans : l’Empire moghol et l’Empire ottoman.

En Inde, entre 1664 et 1672, Aurangzeb, le dernier grand Sultan de la dynastie moghole, fit rédiger un traité de compilations juridiques empruntées à la tradition hanafite, les Fatâwâ al-’Âlamgîriya. Plus intéressant encore, l’hanafisme survécut à la chute des Moghols, et c’est en s’inspirant de ses thèses que les colonisateurs britanniques composèrent un droit mixte, l’Anglo-Muhammadan Law, appliqué en matière pénale jusqu’en 1860 et en matière civile jusqu’en 1937.

Mais ce furent les Ottomans qui assurèrent au hanafisme ses plus belles heures. Les Seljoukides turcophones l’ayant adopté les premiers, assurant sa diffusion dans leurs possessions de Roum et d’Anatolie, il conserva, pour ainsi dire naturellement, la faveur de leurs successeurs ottomans, qui firent de l’hanafisme l’école juridique officielle de leur empire. Bien plus tard, il servit de base à la rédaction, entre 1869 et 1877, de la Mejelle, le Code civil de l’Empire ottoman, dont les dispositions trahissent à la fois une volonté de renouvellement des thèses hanafites en même temps que d’adaptation à une forme de "modernité" occidentale, symbolisée par la codification, l’institution de cours et de tribunaux, etc.. La Mejelle demeura d’ailleurs en vigueur, quoique dans des proportions variables, pendant la première moitié du XXe siècle, en Turquie même jusqu’à l’adoption du Code civil kémaliste, en Albanie, en Syrie, au Liban, en Irak et même, pour quelques unes de ces dispositions, jusqu’en 1984, en Israël.

Aujourd’hui encore, l’Islam hanafite demeure majoritaire parmi les sunnites non arabophones : Turcs, Afghans, Indiens, Pakistanais, Bengalis et Chinois, et d’après différentes statistiques -à considérer avec précaution, considérant la difficulté du sujet- un bon tiers des musulmans sunnites à travers le monde seraient hanafites. De façon schématique, les deux autres écoles "ouvertes", le malikisme et le chaféisme, dominent assez largement, le Maghreb et une partie de l’Afrique subsaharienne pour le premier, et un arc s’étirant du Soudan à l’Ouest jusqu’à l’Indonésie à l’Est pour le second. Quant au hanbalisme, il se concentre essentiellement dans le coeur historique de l’Islam, la péninsule arabique.

À l’énoncé de cette présentation, quoique schématique et simplifiée, de la séparation et de l’implantation des quatre grandes écoles de l’Islam sunnite, on comprend que ce dernier ne constitue pas, comme on a tendance à le -laisser- croire, une réalité monolithique, pas plus que les tensions en son sein ne sont figées. Les différentes tendances coexistent, non seulement les quatre grandes tendances précitées, mais aussi les mouvements auxquels elles ont pu donner naissance, et certaines cherchent à prendre le pas sur les autres : tel est notamment le cas des "héritiers" du hanbalisme, salafisme et wahhabisme, les principaux moteurs idéologiques de l’islamisme moderne, liés par leur volonté commune d’effacer les particularismes des pratiques nationales ou locales de l’Islam pour leur substituer, par la force si nécessaire, leur propre conception de la "pureté originelle" de la religion du Prophète.

 

Frédéric Alexandroff

 

Petite bibliographie non exhaustive... afin que l’on ne me pose pas la question :

BOTIVEAU Bernard, Loi islamique et droit dans les sociétés arabes, Karthala

SCHACHT Joseph, Introduction au droit musulman, Maisonneuve et Larose

SOURDEL Dominique et Janine, Dictionnaire historique de l’Islam, PUF


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