Science, croyance et foi

par Lamotte
jeudi 31 décembre 2009

Si l’on veut que la question de la foi (question fondamentale pour comprendre le monde comme il va) soit aujourd’hui posée en termes adaptés à notre époque, il faut la formuler autrement que ne font les théologiens du Vatican et les penseurs religieux, si tant est que, depuis la disparition de Jean Gagnepain, il en reste ! En réalité, les mutations du savoir scientifique font que l’on ne peut plus avoir la même perspective religieuse que lorsque l’on opposait les sciences dites « de la nature » à la foi, la raison aristotélicienne à la foi musulmane (comme Averroès) ou à la foi chrétienne (comme Thomas d’Aquin) : tout cela est devenu ridicule ! Passons donc à autre chose. C’est là que l’anthropologue a peut-être son mot à dire.

La façon dont je vais poser le problème suppose de dissocier un acte de foi (quelle que soit la religion à laquelle vous pouvez appartenir ou non), d’une dogmatique quelconque, c’est-à-dire d’un système de croyances, que ce système de croyances soit institutionnalisé, (comme dans l’Eglise catholique) ou qu’il ne le soit pas (comme dans le protestantisme).Autrement dit, il s’agit, pour pouvoir poser le problème, de dépasser les dogmes pour envisager l’acte de foi.

Ce problème, dans les générations qui nous ont précédés, se présentait comme pratiquement résolu (ce qui, je vous le dis tout de suite, n’est plus le cas). Mais comment prétendaient-elles l’avoir résolu ? On avait pris son parti, depuis la Renaissance, de séparer très clairement deux univers : le « sûr », et le « pas sûr », la nature et la surnature, autrement dit, depuis Bacon la « philosophia naturalis » et la « philosophia supernaturalis » (laquelle s’opposait à la théologie). Encore à la fin du XIXème siècle, un disciple d’Auguste Comte (représentant le positivisme), disait en parlant d’un éventuel au-delà, que c’était un océan pour lequel il n’avait ni barque, ni voile. La formule était jolie, mais complètement ridicule parce qu’au moment où l’on dit : « A partir de là je n’ai plus ni barque ni voile », on détermine la rive, c’est-à-dire la frontière entre le certain et l’incertain. Mais du même coup, quand on pose, dans le domaine du savoir, la part du certain et de l’incertain, cet incertain devient certain du même coup ! Etre sûr à ce point là de pouvoir éliminer l’un des aspects de l’humain avec autant de certitude, c’est d’un fidéisme touchant de naïveté. Définir nature et surnature comme des domaines séparés par une frontière certaine, c’est définir les deux côtés à la fois, c’est poser automatiquement le problème religieux d’une manière aussi sottement réaliste que le problème naturel. Mais c’était, au fond, assez confortable.

Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente, ce problème de la nature et de la surnature, que l’on avait cru réglé, est un problème on ne peut plus actuel parce qu’il est complètement remis en cause par l’évolution des sciences dites « de la nature ». Depuis Einstein, nous sommes, s’agissant des sciences de la nature, dans une relativité totale : nous savons, désormais, que c’est nous qui constituons le monde, qu’il n’y a plus de substance, plus de point fixe nulle part. C’est affreux ! Cela ne signifie pas qu’il faut médire de la raison, car nous n’avons qu’elle à notre disposition, alors servons-nous en de la manière la plus astucieuse possible.

Il n’y a donc plus ni homme ni nature : ce que nous pouvons saisir, c’est l’interrelation. Vous comprenez alors que le concept de « sciences de la nature » que, par commodité il faut bien continuer à appeler comme cela, est un concept aujourd’hui devenu ridicule, car parler de sciences de la nature signifie sciences qui font abstraction de la manière dont nous l’observons ; autrement dit, cela veut dire : sciences qui mettent l’homme à part.

Eh bien, ce que je vous dis là des sciences de la nature vaut également pour le fameux concept de surnature. De même que l’on ne peut plus concevoir la nature comme quelque chose qui puisse être mis à part de l’homme, on ne peut pas concevoir une surnature, c’est-à-dire une divinité quelque part dans le ciel, qui pourrait exister sans nous. Si le divin nous est inaccessible, je ne vois pas pourquoi on s’en soucierait !

Le problème religieux, au sens où il convient de le poser aujourd’hui, se transforme alors considérablement. Cet acte de foi, le religieux, ne peut plus être considéré en tant qu’un « âge » de l’humanité, comme l’a fait Auguste Comte (vous connaissez sa fameuse loi des trois états : l’âge théologique, l’âge métaphysique, et, enfin, l’âge positif - c’est-à-dire scientifique). Il s’agit de poser le phénomène religieux comme une opération humaine, rationnelle : l’homme est un animal qui, parce qu’il a la raison, se pose le problème du divin (la question ne se pose pas au lapin). Et, en parler comme d’une opération rationnelle c’est rendre à l’homme la responsabilité et de la nature et de la surnature. Vous comprenez que les théologiens vont me tomber sur le poil ! Car si l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain nous permet de commencer à élaborer une étude aussi scientifique que possible de l’acte de foi (ce qui ne prouvera sa validité, ni son invalidité) c’en est fait de la théologie, et même de la philosophie, du moins de la philosophie dite classique, qui n’est, en fait, qu’une théologie laïque. Reste que, de même que s’agissant de la nature, depuis le début de la mutation profonde de la pensée contemporaine, l’homme ne peut plus être mis entre parenthèses, de même on ne peut plus considérer ce que l’on appelle le « transcendant », disons le « spirituel », comme « une autre dimension de l’homme » puisque c’est en nous que ce transcendant est enraciné. Il n’est plus question de poser « l’Autre » avec une majuscule. Pourquoi cette majuscule et ce respect, puisque c’est de nous que nous tenons la capacité que nous avons de nous en inquiéter ?

Si vous me suivez, vous vous rendez bien compte que c’en est fini du pseudo conflit de la science et de la foi. Plus généralement, le rationalisme s’opposait hier à la perspective religieuse comme une certitude à une autre certitude. C’était donc d’un fanatisme tous azimuts qu’il s’agissait. Le rationalisme était aussi sectaire que la plus sectaire des sectes religieuses. Voilà pourquoi on pouvait parler, des deux côtés de fanatisme. Le fanatisme est envisageable sous la forme de l’intégrisme, évidemment, mais il est envisageable sous la forme du progressisme aussi. Le fanatisme, qu’est-ce que c’est ? C’est dire : « Mes certitudes sont les seules qui vaillent ». A ce moment là vous comprenez que le rationalisme ou le pape, c’est du pareil au même. Nietzsche disait déjà : « Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude ». Nous retrouverons cela… Mais auparavant, je voudrais compléter et illustrer rapidement les réflexions que je viens de vous soumettre.

 L’ensemble du savoir scientifique étant en train de muter, on ne peut plus traiter, aujourd’hui, de la rationalité dans les termes dans lesquels on en a traité jusqu’à nos jours, c’est-à-dire à travers l’exploitation que l’on a faite de cette rationalité dans des sciences d’une phusis (c’est à dire d’une « nature ») qui, en réalité, n’a rien à nous apprendre, puisque c’est de nous, je le répète, qu’elle tient les concepts qui nous permettent de l’expliquer. Voilà ce que je voudrais commencer par illustrer rapidement.

Vous savez que, depuis Démocrite et Epicure, la science occidentale, en se constituant, a élaboré progressivement le concept de déterminisme. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, bien entendu, ni sans donner lieu à d’innombrables débats. Reste que la rationalité, chez nous du moins, et à quelle qu’époque que ce soit, n’a jamais cessé, dans le but d’expliquer le monde, de récuser la chance, ou le hasard, ou encore la contingence (c’est-à-dire ce qui arrive alors que cela aurait pu ne pas arriver), au nom d’une certaine nécessité. La science a donc toujours exclu qu’il y eût du chaos dans le monde, au bénéfice d’un ordre abstrait qui assurait la cohérence du tout en un système de relations envisagées du point de vue de l’intelligible : s’il n’y avait pas d’ordre, on ne pourrait plus expliquer ce que les anciens Grecs, significativement, appelaient le cosmos, mot qui est un dénominatif du verbe cosmeïn, qui signifie arranger, mettre en ordre, exactement comme le « cosmétique » met de l’ordre dans nos cheveux ! 

La science, donc, s’est constituée par cette négation du hasard que l’on a appelé le déterminisme. Oui, mais on ne peut pas empêcher les chercheurs d’aller plus loin, c’est-à-dire que ces chercheurs sont passés, grâce aux moyens modernes de détection, de la macrophysique à la microphysique, et ils ont dû, alors, tenir compte de mouvements de corpuscules qui, échappant aux lois de la physique ordinaire, ont échappé, du même coup, à la nécessité qu’ils avaient posée quant aux phénomènes les plus manifestes. Autrement dit, cette transformation de la physique au tournant du siècle dernier, a conduit à poser la question de l’indéterminisme. Après tout le déterminisme n’est peut-être qu’une illusion : si on va chercher plus loin et plus profond, il est très probable, finalement, qu’il faille tenir compte de l’indéterminisme et essayer de rendre compte, dans la science, du croisement des causalités et du hasard.

Immédiatement, la plupart des savants se sont dit : « Ce n’est pas possible ! Il faut absolument trouver un moyen de ramener ce pseudo indéterminisme sinon au déterminisme antérieur, du moins à un nouveau déterminisme ». Soit, mais il ne faut pas s’imaginer que ce nouveau déterminisme abolira le hasard. Il ne fera que faire naître de nouveaux hasards. Il ne s’agit pas de dire : « Il y a du hasard, essayons donc de le rendre scientifique » : de toute façon on appellera toujours hasard ce qui résiste à l’explication, jusqu’au jour ou cette explication sera assez fine pour montrer que les limites du hasard ont encore, comme on dit, reculé. Mais faire reculer les limites du hasard, ce ne sera jamais le supprimer, pour la bonne raison qu’on ne sait pas si le hasard existe ou s’il n’existe pas  : il est ce qui nous gêne, nous, êtres humains, pour pouvoir expliquer le monde, ni plus ni moins.

Nous pouvons formuler la chose en disant que tout est hasard, que tout est chaos sauf pour l’homme qui essaye d’introduire désespérément, dans ce chaos, autre chose. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’univers, lui, est absolument irréductible à ce que nous pensons de lui. Ce n’est pas le monde qui nous impose une quelconque logique, un quelconque déterminisme et nous fait chasser le hasard. De la même façon, l’univers est absolument irréductible même à ce que nous percevons de lui. Il n’est pas dit du tout, en effet, que le monde ait même l’apparence que nous lui donnons. Kant disait déjà : « Si nous étions nés avec des lunettes bleues sur le nez, le monde serait tout bleu ». Autrement dit, du seul fait que, existentiellement, nous y sommes présents, on comprend aisément que le monde qui nous environne ait les traits qu’à tort ou à raison nous lui reconnaissons : sa constitution empirique n’est jamais que la projection de nos sens. Bref, de même que l’on ne peut séparer le monde de qui le conçoit, on ne peut le séparer de qui le perçoit : la fleur sur laquelle se pose le papillon, vous disais-je un jour, n’a absolument rien à voir avec celle qui est cueillie par l’homme. Autrement dit le concept de « nature » est un concept parfaitement fortuit, lié à l’existence tel ou tel être (papillon ou homme), par le fait qu’il s’y trouve. Partant, on comprend que l’on ne puisse pas poser l’homme, d’un côté, la « nature », de l’autre : il n’y a qu’une relation bipolaire du monde et de l’homme. Un autre philosophe de génie - Berkeley - a vu juste sur ce point, qui disait « esse est percipi… » (mais on ne cite jamais la suite) « …et percipere », c’est-à-dire : « être, c’est être perçu et percevoir ». Il a magnifiquement saisi qu’il n’y avait que des relations, il avait compris ce qui, grâce à la Science de l’homme, va se découvrir peu à peu d’une manière beaucoup plus profonde : il n’y a de substance (ou d’en-soi) nulle part, et donc nous ne pouvons pas opposer l’homme et les choses.

En conséquence, ce sont toutes nos conceptions scientifiques qu’il faut bien considérer comme des projections de nous-mêmes sur le monde. Autrement dit, pendant près de vingt siècles, nous avons mis du déterminisme là où il n’y en avait pas ! En d’autres mots, nous sommes condamnés à l’animisme. Cela ne veut pas dire du tout que l’on ait eu tort. Mais il n’empêche que le déterminisme n’est jamais que le fruit de notre projection dans l’univers. Pourtant, me direz-vous, l’existence de ce déterminisme est bien réel puisqu’il a été prouvé. Elle a été prouvée, mais tout ce qui est prouvé n’est pas certain. Et puis, il y a encore, de toute évidence un nombre incalculable de phénomènes susceptibles d’être prouvés dont nous n’avons pas la moindre idée.

Exactement de la même façon, nous projetons sur l’univers ce que nous appelons un espace. Pourquoi ? Parce que nous sommes nous-mêmes étendue et que, par la perception aussi bien ou par l’entendement, nous lui conférons des dimensions (longueur, largeur, hauteur, etc.). Et de même que c’est nous qui spatialisons l’univers, c’est nous qui le « temporalisons », pour ainsi dire, parce que nous sommes capables de poser un début, un développement et une fin, que nous situons du moins en Occident, dans une succession chronologique, c’est-à-dire selon une temporalité que nous nous représentons comme une flèche orientée. Vous comprenez, à ce compte, qu’expliquer le monde en s’efforçant de le modéliser ou en recherchant son origine, son évolution et sa fin, c’est dans les deux cas, faire preuve, ici encore, purement et simplement d’animisme. Il faut concevoir, en conséquence, que la naissance et la fin du monde, autrement dit le big bang et le cataclysme final n’ont absolument aucune réalité. Quand on entend des doux rêveurs comme Hubert Reeves vous raconter : « Au début, il y eut le big bang », on a envie de leur répondre : « Mais enfin pourquoi donc cherchez-vous absolument à l’univers un début ? ». Et, à l’autre bout, lorsque l’on entend ces mêmes rêveurs parler de la fin du monde, on a envie de leur objecter : « Pourquoi voulez-vous qu’il y ait une destruction générale ou ce que je sais ». Autrement dit : « Pourquoi voulez vous qu’il y ait un début et une fin ? » Tout le problème, du point de vue temporel, est là.

Vous voyez, dès lors, l’énorme difficulté à laquelle la science va être confrontée : il va s’agir de rationaliser le « rationalisateur ». Ce sera, certes, du rationalisme « au carré », comme je vous le disais, mais encore du rationalisme, c’est-à-dire quête désespérée de certitudes. Mais des certitudes qui ne pourront être, à leur tour, que partielles et provisoires, parce que l’animisme, pour être « au carré », n’en sera pas moins de l’animisme. Il faudra alors rationaliser le rationalisateur du rationalisateur, etc., et ceci, jusqu’à l’infini. Bref, nous ne comprendrons jamais le mot de la fin, nous ne connaîtrons ni la nature, ni l’homme, ni même leur relation au point que l’on puisse atteindre une quelconque certitude. Voilà le vertige ! L’univers n’existe pas en soi, l’homme n’existe pas en soi, seule existe leur relation, relation qu’aucune science n’épuisera jamais.

Voilà qui nourrit pour nous ce que les phénoménologues ont appelé l’ « angoisse existentielle », qui n’est rien d’autre que la conscience de cette circularité qui fait que c’est nous-mêmes qui posons les problèmes que nous essayons désespérément de résoudre. Cependant, si cette angoisse est le fruit du risque et du doute que l’homme introduit dans le monde, comment voulez-vous qu’il y échappe ? Par la foi, répondent certains, qui, ayant une option religieuse, la vivent comme une consolation - ou un apaisement - de leur inquiétude. Mais il faut bien admettre que si le but de la religion est de calmer l’inquiétude, elle n’est pas qu’un opium, comme le pensait Marx, mais bel et bien la drogue définitive. Dieu, en réalité, n’est pas plus certain que le reste. Voilà pourquoi se poser la question « Dieu existe-t-il ? » est aussi stupide que de se demander : « L’univers existe-t-il ? ». Et s’il est vrai que si l’univers n’existe pas hors de la projection perceptuelle ou conceptuelle que nos projetons sur lui, Dieu n’existe que par la relation bipolaire que nous entretenons (ou non) avec Lui. Autrement dit Dieu n’existe pas : Il ne peut être, Lui aussi, que l’objet d’une quête désespérée, parce que, comme l’univers, Il est en l’homme.

Voilà ce que Voltaire avait parfaitement compris, lui qui disait : « Dieu a créé l’homme à son image, et il le Lui a bien rendu ! ». Ce qui est intéressant c’est de voir comment, historiquement, il le Lui a rendu. Prenez, par exemple, cette projection en Dieu qu’il y a un début, un développent et une fin : cela vous donne la Création qu’il fallait encore, il n’y a pas longtemps, comprendre comme le fait qu’un jour Dieu ait dit : « Tiens, je vais faire Adam, cela m’occupera ». Et puis au bout, il y avait la vallée de Josaphat ou l’Apocalypse. Mais tout ça, pour l’homme du XXIème siècle, ce sont des niaiseries (tout comme l’immaculée conception, les rois mages et l’arche de Noé). Si véritablement nous savons aujourd’hui que le temps n’existe pas, cette Création et cette Apocalypse sont, si j’ose dire, permanentes. Et d’autre part, la fameuse vallée de Josaphat est une vaste rigolade : dans la mesure où le Christ vous dit toujours : « Le Royaume est en vous… Le Royaume est déjà venu ». Ce n’est pas la peine de se dire « Qu’est-ce que je serai après la mort », c’est une bêtise : si vous croyez, vous êtes en Dieu. C’est tout. La foi, ce n’est pas une bêtise, c’est quelque chose de beaucoup plus solide que cela.

Il faut donc formuler la question de la foi tout autrement que ne le fait le Vatican. Que fait le pape ? Il prêche contre l’avortement, contre les préservatifs, etc. (ce dont tout le monde se moque bien), alors qu’il devrait prendre à bras le corps le problème du renouveau de la pensée chrétienne, au lieu de récupérer des intégristes. Cette pensée chrétienne catholique est devenue ringarde, archaïque, je dirai même antédiluvienne. C’est à vous décourager d’être croyant ! Le vrai problème, aujourd’hui, c’est tout simplement qu’il y a un gouffre vertigineux entre la science et la religion. Hier, vous disais-je, le rationalisme scientifique s’opposait à la religion comme une certitude à une autre certitude, et je vous ai dit que c’était, finalement, confortable (sinon réconfortant). Or, ce qui caractérise la rationalité scientifique depuis près d’un siècle, c’est que ses certitudes ont vécu, si bien que les rapports de la raison et de la théologie se sont considérablement modifiés. D’un côté, c’est « la faillite des certitudes », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Prigogine, mais de l’autre le maintien de certitudes devenues complètement obsolètes. Comment, à l’âge où la science parle de la réversibilité du temps qui nous fait dépasser la conception d’un temps représenté comme une flèche orientée parler encore non seulement, comme nous l’avons vu, de Création et d’Apocalypse, mais encore de salut, d’eschatologie (la fin des temps) de « vie future », etc. ? L’eschatologie, comme la « vie future », voilà qui n’a plus aucun sens, du moins dans leur formulation actuelle par l’Eglise catholique. Si bien qu’il n’est pas osé de penser que la science d’aujourd’hui, à la différence de celle d’hier, conduit à la foi authentique d’où toute certitude se trouve exclue (ou devrait se trouver exclue). Voilà pourquoi nous ne pouvons jamais passer de la religion à la foi.

Un jour, une brave dame m’a déclaré : « Moi, j’ai perdu la foi le jour où l’on m’a dit que le Père Noël, c’étaient les parents ». Et je lui ai répondu « Eh bien, vous n’avez pas perdu grand-chose », et j’ai essayé de lui montrer que toute croyance, comme toute superstition étaient des obstacles à la foi. Ici encore, attention aux mots : le verbe croire, en français, peut renvoyer aussi bien aux croyances (au pluriel) qu’à la foi (au singulier). Même ambiguïté lorsque l’on dit de quelqu’un « c’est un croyant » : s’agit-il d’un homme crédule ou d’un homme de foi ? Or il y a une différence énorme entre l’acte de foi et l’adhésion (ecclésiale ou pas) à des croyances. Les croyances, ce sont toujours des certitudes, et voilà pourquoi elles rendent folles, comme disait Nietzsche. Remarquez bien que l’on peut croire aux « lendemains qui chantent », autrement dit que les croyances dépassent largement le cadre du « phénomène religieux » : on peut croire en la race, au spiritualisme, en la patrie, en la Raison, etc. Les dogmes en général, sont partout, à condition de prendre le mot dogme dans un sens extrêmement vaste. Moi aussi, qui vous parle en ce moment, je suis dogmatique, bien sûr, puisque la Théorie de la Médiation, j’y crois ! Seulement, contrairement à l’Eglise catholique, si je suis protestataire (vous avez sûrement déjà deviné que j’ai reçu une éducation protestante) j’accepte la discussion, la confrontation, le débat. Mais cette éducation protestante n’est qu’un pur hasard de l’histoire. Peu importe les croyances religieuses auxquelles on adhère ou non, peu importe les religions et les Eglises : elles ne sont que l’inscription dans l’histoire de systèmes plus ou moins élaborés de croyances : selon que vous serez nés à Delhi, à Riyad ou à Rome, vos croyances seront hindouistes, musulmanes ou chrétiennes, mais votre foi sera la même…

Enfin, que veulent dire « J’ai la foi », ou « j’ai perdu la foi ». Si vous comprenez que le doute est en permanence fondateur de la foi, elle ne saurait jamais être acquise. C’est en permanence que vous faites, ou non, acte de foi. La foi, au fond s’oppose aux religions : voilà ce que l’on ne comprend pas généralement.

Mais cela ne veut pas dire du tout que les croyances sont méprisables. Le conflit de la foi et des croyances est, en réalité, en chacun de nous. Après tout, nous sommes des hommes, c’est-à-dire des animaux qui, parce qu’ils sont rationnels, ont besoin de certitudes.

Et je conclurai en vous rapportant l’anecdote que vous connaissez certainement tous. Un jour qu’Einstein montait dans un avion pour se rendre au Canada, un journaliste se précipita sur lui : « Monsieur le Professeur, croyez-vous en Dieu ? ». Et Einstein a répondu : « Si vous me dites d’abord ce que vous entendez par lui, je vous dirai si j’y crois ! ». Je commenterai en vous disant, cette fois : « A question idiote, réponse intelligente ! ». Parce que Dieu, soyez sûr qu’Einstein ne l’ignorait pas, est précisément l’inconcevable, c’est-à-dire un en-soi qui n’existe que de nous échapper, voilà pourquoi Il ne peut-être, comme je vous l’ai dit, que l’objet d’une quête perpétuelle.

Autrement dit, à une question pareille, d’autres pourraient certainement répondre : « Non, je n’y crois pas, mais j’espère en Lui ».


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