« Sinners », un film de vampires hanté par les démons de l’Amérique
par Vincent Delaury
jeudi 24 avril 2025
« Si tu pactises avec le diable, un jour il te suivra chez toi », entend-on dans la bande-annonce et le film Sinners, titre que l'on peut traduire par « pécheurs », blockbuster de la Warner Bros. au budget conséquent : 90 millions de dollars. Alors qu'ils cherchent à s'affranchir d'un lourd passé, deux jumeaux afro-américains (tous deux joués par Michael B. Jordan, l'acteur fétiche - il est dans tous ses films jusqu'à présent ! - de Ryan Coogler), Elijah et Elias, alias Smoke et Stack, se ressemblant comme deux gouttes d'eau - et pour cause, c'est le même acteur qui les incarne ! -, mais au couvre-chef les différenciant quelque peu (chapeau rouge pour le premier, casquette bleue pour le deuxième), reviennent, en 1932, dans leur ville natale du Mississippi, Clarksdale, afin de repartir à zéro, en ouvrant un juke joint, à savoir un établissement, ou « maison à tonneaux » (tout en bois), de bord de route, pouvant faire à la fois office de taverne, de cabaret, de salle de jeu et, pourquoi pas, de maison de prostitution. Mais ils comprennent bientôt qu'une puissance maléfique bien plus redoutable que leur passif (dont un père violent et haineux) guette leur retour avec une certaine impatience. Leur cousin Sammie Moore, dit « Preacher Boy » (il est le fils d'un pasteur aux airs de Cassandre — celui-ci, tel un islamiste radical, se méfie des sirènes séduisantes et envoûtantes de « la musique du diable »), un jeune guitariste talentueux, les rejoint, ne mesurant pas, néanmoins, à quel point sa musique pourrait ouvrir la porte à des forces ô combien surnaturelles. Lorsque des vampires - eh oui, ces derniers, invétérés suceurs de sang, sont aussi de la partie ! -, menés par un homme prénommé Remmick, attirés par la puissance de la musique de Sammie et de son entourage, attaquent, le film prend une tournure inattendue. En gros, La Couleur pourpre s’obscurcit pour tendre vers Une nuit en enfer.
Plongée dans le Mississippi des années 1930, par l'auteur de Black Panther
- Michael B. Jordan dans le thriller fantastique « Sinners » (2025) : « A Ryan Coogler Joint », à la Spike Lee, se la jouant « Vampire week-end »
Le film est scindé en deux. Première partie presque « zen » (exposition un peu longuette - le film dure 2h11 tout de même ! - mais au charme du bayou de Louisiane certain, on ne se lasse pas de zyeuter, car l’image est belle à l’écran : les champs de coton baignés de lumière rasante et les routes poussiéreuses, tout transpire le chaleureux Sud et sa mémoire, entre joies d’une musique dansante habitée, le blues à la fête, et fantômes ségrégationnistes menaçants), avec tout de même des signes annonciateurs, tel le serpent redoutable, symbole du Mal à venir, s’invitant dans la carriole des deux frangins qui ont fait du fric - pas très clair - en tentant de se faire une place dans la pègre de Chicago tenue par Al Capone. Et seconde partie, lorsque le film de vampires « classique » commence - au fait, un conseil : bien rester jusqu’à la fin, pendant et après le générique, car s'y trouve un épilogue qui éclaire tout le film - bien plus barrée, où la « rave party » vire fissa au jeu de massacre.
Réalisateur du premier Creed et de la saga Black Panther pour l'univers cinématographique de Marvel, Ryan Coogler (38 ans) voit grand - trop ? - pour ce Sinners, ne manquant pas de style. Franchement, ce film de genre, s'il n'est pas convaincant sur toute la ligne (bizarrement, son envolée tardive dans la violence exacerbée du film estampillé « black horror » - un sous-genre de l'horreur, se faisant frère de sang et d'armes de la Blaxploitation des années 1970, donnant la part belle, en leur offrant le premier plan, aux Afro-Américains - manque de folie furieuse, même s'il vaut tout de même le détour : n’est pas Tarantino qui veut. Celui-ci est pas mal pompé d’ailleurs par le scénariste de Sinners (R. Coogler), en allant, on l’a vu, du côté du foutraque Une nuit en enfer, mais en lorgnant également vers Django Unchained et Les Huit Salopards.
D’une part, il se fait en quelque sorte, consciemment ou malgré lui (à ce niveau-là, disons que dans l’agilité dialectique et formelle d’un cinéma postmoderne auto-réflexif, Coogler est moins à l’aise que Tarantino), un état des lieux d’où en est le blockbuster hollywoodien aujourd’hui, pour accrocher au maximum le spectateur. Et d’autre part, il contient deux séquences hautement stimulantes (une scène de danse rendant hommage aux spectres des hommes et des âmes noires du Sud de l’Amérique + une scène de pétarade brute, avec mitraillette-camembert, pour dézinguer des fumiers du Ku Klux Klan).
- Des jumeaux (Michael B. Jordan, à gauche et au centre, dans les deux rôles), et, à droite, une sorte de sosie de Forest Whitaker, en gardien du temple (le dancing débridé), campé par Omar Benson Miller/Cornbread
Quelques exemples, par-ci, par-là, qui pourraient « théoriser », en creux, sur le « toujours plus » du blockbuster US. Comme héritier du Faux-semblants (1988) génial de David Cronenberg, dans lequel Jeremy Irons jouait deux gynécologues réputés, on y retrouve un même acteur, au physique impressionnant, Michael B. Jordan, pour s’attribuer deux rôles : il incarne deux frères à la fois. Décidément, c’est très à la mode en ce moment à Hollywood. Est-ce pour faire des économies (ou alors, loin s’en faut, l’acteur est payé double !) ? Schizophrénie à l’œuvre et hypertrophie du moi répondant, qui sait, à la volonté maximaliste du blockbuster — autrement dit un film à gros budget, souvent spectaculaire, conçu, avec ses stars connues à l’écran, pour attirer un très large public et générer beaucoup d’argent. On reprend, non seulement dans l’esprit du Cronenberg sus-cité mais aussi façon Mes doubles, ma femme et moi (Multiplicity, 1996) d’Harold Ramis, qui montrait, dans le rôle d’un homme se multipliant grâce au clonage, quatre versions de Michael Keaton se retrouvant à l’écran (mais, déjà à l’époque, un critique alertait : « Cette expérience de high concept prouve seulement qu’une comédie peut en réalité contenir trop de Michael Keaton »), un même acteur, deux fois, sinon plus. Récemment, dans le film de mafia The Alto Knights de Barry Levinson, on a vu Robert De Niro - qui connaîtra bientôt, en mai prochain, à Cannes, les joies d’une Palme d’or d’honneur amplement méritée - dans la peau de deux gangsters italo-américains. Et, dans le film de SF Mickey 17 de Bong Joon-ho, on voyait double en voyant Robert Pattinson et sa réplique dans le même plan.
- « Sinners » de Ryan Coogler
Autre hyperbole, pour aller dans le sens d’un fourre-tout pouvant rapporter gros : le mélange des genres, s’associant d’ailleurs - ce qui est bienvenu - au recours à des minorités diverses, dont les Afro-Américains, les Amérindiens et les Asiatiques, pour enrichir ou nuancer à bon escient l’Amérique blanche et fière de l’être, plastronnant de trop sa suffisance dans l’esprit clivant, et outrancier, d’un Donald Trump.
Question : dans le film, les deux frangins vétérans de la Première Guerre mondiale s’aident de QUI pour attirer du monde dans leur juke joint, établissements sommaires qui fleurissaient dans ces années-là, du temps de la Prohibition, dans le sud-est des États-Unis (ce lieu, mixant débit de boisson, salle de jeux et dancing, n’était autre qu’un night-club pour anciens esclaves leur permettant de fuir la ségrégation et les persécutions tout en célébrant la musique) ? Eh bien, ils choisissent pour contributeurs à leur cabaret de fortune réservé aux Noirs non seulement leur jeune cousin Sammy (excellent Miles Caton), guitariste de blues hors pair, mais également Delta Slim, un musicien noir porté sur la bouteille (vieil ivrogne cherchant à se racheter), un couple d’épiciers chinois pour tenir le bar ainsi que d’anciennes amours (une femme noire, impeccable Wunmi Mosaku, une femme blanche, campée par Hailee Steinfeld — déjà vue, bien plus jeune, chez les Coen, True Grit) prêtes, toutes deux, à rallumer la flamme. Par contre, attention spoiler, ils s’éviteront la compagnie de chanteurs traditionnels (blancs) irlandais, jouant pourtant habilement un tube de leur pays, The Rocky Road to Dublin, parce que, attention, gros danger à l’horizon : ils cachent, sous leurs airs guillerets et doucereux, bien des zones d’ombre. Avec eux, ne pas hésiter à se munir de gousses d’ail, d’eau bénite, de croix ou crucifix, de balles en argent, et si possible, de la lumière aveuglante du soleil !
Ainsi, avec une grande fluidité (melting-pot, ou assimilation de populations d’origines très diverses sur fond d’émancipation des minorités, faisant nation - pour rappel, l’Amérique de l’Oncle Sam est un pays fondé par l’immigration - allant de pair avec le brassage des genres), le film de Ryan Coogler - qui a toujours utilisé le même acteur, le charismatique Michael B. Jordan, pour ses précédents opus (dont Fruitvale Station, Creed : L’Héritage de Rocky Balboa, Black Panther) - prouve que derrière l’honnête artisan se trouve bel et bien un auteur habité par certaines constantes : avec non seulement le même comédien, désormais chevronné, utilisé de film en film (cela peut rappeler la collaboration fructueuse entre Denzel Washington et Spike Lee, ou à des degrés moindres avec Tony Scott), mais également, avec à l’œuvre, un tropisme prononcé pour le cunnilingus (eh oui, vous m’avez bien lu), pratique sexuelle régulièrement évoquée dans Sinners. Il brasse large. On oscille en permanence entre film de vampires, comédie musicale, film de fantômes, thriller social, drame engagé et film fantastique, ou d’épouvante.
Certes, il est loin d’être le premier à faire ça — que l’on songe au Sud-Coréen Bong Joon-ho, expert en la matière, ou encore, pour l’aspect « subversion du genre » (autrement dit parler, au sein du film de genre, de la traite négrière, des fantômes ségrégationnistes du passé et des figures du racisme extrême américain, de l’abject Ku Klux Klan avec ses « Grands Dragons »), à Jordan Peele (Get Out, Us, Nope), qui, de manière évidente, est un modèle à suivre. Peele a 46 ans, tel un grand frère déblayant le terrain pour tracer un sillon libertaire aux auteurs afro-américains dans le giron du système hollywoodien.
- Michael B. Jordan et Ryan Coogler sur le tournage de « Sinners »
Concernant ce mélange des genres, Ryan Coogler a même inventé un néologisme à ce sujet : le « genre fluid » (jeu de mots sur la fluidité du genre), et perso, j’étais assez ravi, car cela confirmait mon impression pendant la projection, de lire dans un Première récent (#561, avril 2025, in article « Entretien avec un vampire. Sinners : Ryan Coogler sort les griffes », propos rapportés par François Léger) que ce jeune cinéaste américain citait... Jacques Audiard comme source d’inspiration possible pour son cinéma. Car au-delà des nombreuses références, parfois écrasantes, auxquelles son film gigogne fait penser (de Tarantino à Jordan Peele en passant par Spielberg (La Couleur pourpre), John Carpenter (Vampires, The Thing) et autres frères Coen (O’Brother)), j’ai bizarrement pensé, lorsque son long propose une hallucinante danse-trip emballante prenant la forme d’un virtuose plan-séquence revisitant l’Histoire de la musique noire américaine d’hier à aujourd’hui, à Emilia Pérez, qui, au sein d’une histoire poisseuse de drame social mâtinant polar et film noir, sur fond de confusion des genres au sens propre (un baron de la drogue y change de vie… et de genre en devenant une femme en quête de rédemption), abritait des séquences musicales euphorisantes lancées telles des mini-films, comme autant de clips vidéo animés par le panache lyrique d’Almodóvar : « Le film n’hésite pas à emprunter des éléments à de nombreux genres de cinéma, sans s’en excuser. (...) La vérité ? C’est que les cinéastes sont inspirés par des choses qui n’ont souvent aucun lien avec leur projet en cours. Un de mes films préférés, c’est Un prophète de Jacques Audiard. Chef-d’œuvre que je découvre en 2009, la première fois que je viens au Festival de Cannes — et la première fois que je sors des États-Unis, d’ailleurs. Une claque. Des années plus tard, un des producteurs m’apprend que Jacques a été influencé par la télévision américaine, et notamment par des crime dramas, genre The Wire (Sur écoute)... J’étais scié. Une fois que tu le sais, sur le plan thématique, ça prend tout son sens, mais j’ai trouvé ça délicieusement ironique : l’une des expériences cinématographiques les plus émouvantes de ma vie a été créée par un cinéaste français, marquée par la production télévisuelle de mon pays d’origine. Ça m’a ouvert les yeux sur le fait que l’inspiration peut vraiment venir de n’importe où. »
Toute la musique que j'aime. Elle vient de là, elle vient du blues
Certes, le film Sinners n'est pas exempt de défauts. On a bien du mal à différencier les deux jumeaux Smoke et Stack, les deux tenanciers du Juke-Bar, bientôt assiégé par des Dracula irlandais. Le siège du cabaret, infiltré par des vampires pris au départ pour de simples revenants, manque singulièrement de folie (on s’attend à un jeu de massacre jouissif, mais ça finit un peu, j’avoue, en pétard mouillé, voire en eau de boudin un brin confuse). Par ailleurs, ce film gourmand ouvre des pistes, en autant de chausse-trappes (ou fausses pistes, ce qui n’est pas déplaisant, à la manière du Jordan Peele retors et malicieux de Nope), qu’il ne retrouve plus jamais, ce qui est dommage. Par exemple, Stack reste longtemps enfermé, après avoir été mordu par sa bien-aimée lors d'une partie de jambes en l'air (coucou à la petite mort), dans une pièce close du juke-joint. On s'attend alors à quelque chose d'explosif, avec moult jumpscares (moments de frayeur), à la Evil Dead quand il va en sortir, mais non, ça part juste un petit peu en sucette, pas plus que ça ; on reste en surface, sans tomber dans l'outre-tombe troublant. Par ailleurs, le menaçant Remmick est poursuivi par un gang d'Amérindiens qui préviennent, au passage, comme dans un western bâti sur la vengeance, un couple isolé, Joan et Bert, que cet individu n'est pas celui qu'il prétend être puis, après, plus rien, on ne les revoit plus jamais. Ils se sont comme évaporés. Dommage.
Indépendamment de cela, le film – du 3,5 sur 5 pour moi – marque des points quand il affirme pleinement son identité de film audacieux, à la Black Horror, imprégné de soul émancipatrice façon Blues Brothers, qui mêle astucieusement horreur, musique et critique sociale. Sous couvert de film de vampires, Sinners rend un vibrant hommage à la culture afro-américaine, en particulier au blues, souvent appelé « la musique du diable ». Le film s'inspire des légendes de musiciens comme Robert Johnson (mort prématurément, 1911-1938), sa musique vient de loin, elle vient du blues, plus précisément du Mississippi, où le vaudou, à cette époque, est encore très vivace), accusés d'avoir vendu leur âme au diable pour leur talent musical : on disait de Johnson, au vu de ses progrès stupéfiants à la guitare, qu'il avait possiblement fait un pacte avec Satan.
En outre – attention spoiler –, la présence à la toute fin, non plus en creux mais cette fois-ci à l'écran, dans une apparition marquante, de Buddy Guy, légende vivante du blues (nous sommes alors en 1992, à Chicago, dans l'État de l’Illinois, et ce « buddy guy » (88 ans au compteur), ou « pote gars » sympatoche à la joue griffée, n'est autre que Sammy « Preacher Boy » Moore devenu âgé), renforce cette immersion, tour à tour tonitruante et poignante, dans l'univers musical fascinant du Sud des États-Unis.
Puis, en parallèle de la bande-son, dirigée par Ludwig Göransson, un chef-d'œuvre en soi (elle parvient, en s'enroulant dans un syncrétisme musical bienvenu, à fusionner les sonorités du blues traditionnel avec des éléments modernes, ce qui crée une atmosphère envoûtante qui soutient de manière stimulante l'intrigue du film), il y a cette séance musicale particulière du film, elle en constitue le clou : puisqu'on a été prévenus, lors du prologue du film, que se frotter à une telle musique, le blues et sa périphérie, combinant les âmes en peine, le vaudou, le sacré, Jésus, le monde profane et le Diable, pouvait conduire à conjurer avec « les esprits du passé et du futur », sa puissance créative pouvant aussi « déchirer le voile entre la vie et la mort », on assiste à une stimulante scène récapitulative, entre rétrospective et prospective, revisitant avec magie, sur fond d'onirisme envoûtant, les différentes temporalités et musicalités de la musique noire américaine.
Tout y passe ! Une guitare électrique psychédélique, à tendance phosphorescente, pouvant même rappeler le groove funky de Prince. Il manque juste, selon moi, le Michael Jackson chapeauté labellisé « ambiance années 30 » des clips trépidants Smooth Criminal, Say Say Say (pour celui-ci en duo avec Paul McCartney) et You Rock My World, roi intersidéral du moonwalk (reculer pour mieux aller de l’avant, façon Retour vers le futur).
- Michael B. Jordan incarne deux frères à la fois, les jumeaux Smoke et Stack, dans « Sinners », signé Ryan Coogler. Trop fort ! ©Photo Warner Bros.
Sinon, c'est, dans un esprit musical survolté s'associant à la légende des griots (ces ancêtres africains des bluesmen, connus pour être dotés de pouvoirs surnaturels), un défilé excentrique de musiciens métissés triés sur le volet, alternant danseurs noirs de toutes les époques, dont le gracile Alvin Ailey, et tribus originelles peinturlurées, façon danse macabre chatoyante, dans l'esprit du pop artiste Keith Haring, blues et basses électroniques, soul d'autrefois, rock d'hier et rap d'aujourd'hui, hip-hop, techno, dobro blues, et j'en passe. Et c'est très grisant. Sur ce point-là, et toujours dans le magazine Première (#561, p. 62), Ryan Coogler, fasciné par son oncle James qui lui racontait sa jeunesse dans le Mississippi dès qu’il se mettait à écouter du blues, a été particulièrement explicite : « (…) Je ne perds jamais de vue que je parle avant tout de personnages qui veulent affirmer leur liberté d’expression, et plus généralement leur humanité, durant une période où on leur refusait. À travers eux, Sinners évoque la base de la pop culture américaine : cette musique, le blues, et ces coutumes venues de la région du Mississippi Delta, qui allaient finir par muter et rayonner autour du monde. J’avais très envie de situer le film à cette époque où il était mal vu d’être noir et de jouer cette musique. Il y avait quelque chose de naturel à raconter cette histoire à travers différents genres qui comptent pour moi : l’horreur, bien sûr, mais aussi la romance, qui est très présente dans l’histoire. »
« Ce film, je devais le faire maintenant », dixit Ryan Coogler
En outre, au-delà de l'aspect musical, Sinners, se faisant à la fois lettre d'amour à la culture afro-américaine et éloge de la fraternité et de la communauté, aborde des thèmes profonds tels que la ségrégation, le racisme et la violence des encagoulés ridicules du Ku Klux Klan, et se montre bien plus subtil qu'il n'en a l'air au départ.
Car certains (des spectateurs blancs !) ont vu surtout en Sinners un film violent et haineux à l'égard de « l'Américain blanc », bref, comme un produit filmique calibré black à charge contre l'Amérique WASP, étant de ce fait trop manichéen en opposant paresseusement les « gentils Noirs » aux « méchants visages pâles ». Certes, le Grand Dragon du KKK, un homme très raciste nommé Hogwood (l'acteur David Maldonado, ressemblant à s'y méprendre à John Goodman, croisé notamment chez les Coen Brothers), qui vend son ancienne scierie aux frères jumeaux pour qu'ils en fassent un juke-bar de leurs rêves, est une ordure de blanc (d'ailleurs, il finira mal, ainsi que ses hommes de main, dans une scène ultime de pétarade à la Peckinpah, Smoke ayant ressorti ses armes de vétéran pour faire le ménage et rendre justice lui-même, on n'est jamais mieux servi que par soi-même).
Mais quid du trio de vampires… blancs, mordus de ballades irlandaises ? Autrement dit, ces vampires deviennent-ils, comme on aurait pu s'y attendre, la métaphore des oppresseurs blancs cherchant à exploiter la culture noire ? Eh bien, attention spoiler, non !
Au fond, le film illustre à merveille comment la musique, et tout particulièrement ce bon vieux blues, a été à la fois un moyen d'expression, un outil de résistance et un vecteur d'émancipation pour la communauté afro-américaine face aux nombreuses injustices. Sinners, s'il ne captive pas dans toute son entièreté, se montre suffisamment généreux et aventureux, en mêlant avec un certain brio les genres cinématographiques, pour retenir notre attention — j'ai entendu d'ailleurs des applaudissements nourris à la fin de sa projection, ce qui n'arrive pas tous les jours au cinoche, dans une salle pleine de l'UGC Ciné Cité Les Halles à Paris.
Tout en offrant une réflexion pertinente sur l'histoire et la culture afro-américaine, le cinquième long-métrage de Ryan Coogler, porté notamment par la performance souvent remarquable de Michael B. Jordan, s'avère globalement divertissant et, à bien des égards, profondément engagé. Pari gagné, donc. Et pas impossible qu'avec ce blockbuster d’auteur, au parfum politique inédit, la Warner Bros., qui multiplie les bides ces derniers temps (Furiosa, Joker : Folie à deux), renoue - enfin - avec le succès.
En tout cas, c'est tout le mal que l'on peut souhaiter au réalisateur noir Ryan Coogler, quittant avec un certain bonheur le Wakanda de Black Panther (à ne pas confondre avec Pandora et ses schtroumpfs félins — Avatar !), pour se plonger, et ce avec nous, en salle obscure, dans les sortilèges vertigineux du bayou, s'accompagnant du blues libérateur comme échappée belle. Aussi, je lui laisse volontiers le mot, sincère et modeste, de la fin (toujours dans Première, avril 2025, page 63) : « Je ne pense pas être spécial, et encore moins surdoué. J’ai eu de la chance, voilà tout [via son Fruitvale Station (2013), inspiré d'une histoire vraie (et tragique, celle d’Oscar Grant, un jeune homme afro-américain de 22 ans, tué par un policier à la station de métro Fruitvale à Oakland, en Californie, dans la nuit du Nouvel An 2009), qui a marché et a été repéré par les gens du milieu]. Mais je n’ai jamais perdu de vue que les budgets qu’on m’offrait étaient fous, et que je travaille avant tout pour le public. Pour ces gens qui paient leur billet, font le déplacement jusqu’à une salle obscure et attendent de voir quelque chose qui vaille leur investissement et leur temps. C’est un contrat invisible, mais dont je suis pleinement conscient quand je mets le pied sur un plateau. Et c’est pareil pour toutes mes équipes. »
Sinners (2025 – 2h11), États-Unis. Couleur. De Ryan Coogler. Scénario : R. Coogler. Avec Michael B. Jordan, Jack O’Connell, Hailee Steinfeld, Miles Caton, Wunmi Mosaku, Jayme Lawson. En salles depuis le 16 avril 2025.