Derrière le masque du baron : Gilles de Rais, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et prédateur d’enfants
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 21 mai 2025
Le soleil d'automne, en cet octobre 1440, peinait à percer le ciel bas de Nantes. Une odeur âcre, mêlée à celle du poisson et des déchets, flottait dans les ruelles pavées. Mais ce jour-là, ce n'était pas la puanteur habituelle qui oppressait les cœurs, c'était l'horreur. Un murmure s'était propagé, transformant l'ancienne gloire de la France en un monstre, un ogre dont le nom seul suffisait à faire frissonner les âmes. Gilles de Rais, maréchal de France, compagnon d'armes de la Pucelle, était tombé dans les abîmes les plus sombres, entraînant avec lui l'innocence de dizaines d'enfants. Son procès, ses révélations, allaient déchirer le voile des illusions, révélant la face cachée d'un homme que l'on disait déchu, mais dont la perversité dépassait l'entendement.
De l'auréole de la Pucelle aux ténèbres de la dépravation
Imaginez le jeune Gilles de Rais, tel un seigneur tout droit sorti d'une enluminure, aux côtés de Jeanne d'Arc. Il était là, à Orléans, quand la Pucelle brisa le siège anglais, son épée flamboyante au service de la sainte cause. Il participa à la chevauchée vers Reims, témoin privilégié du sacre du roi Charles VII. Son courage au combat, sa fougue, lui valurent le titre de maréchal de France, une distinction suprême pour un homme à peine sorti de l'adolescence. Son nom résonnait alors comme un écho de gloire, un symbole de la résistance française face à l'envahisseur. "Il fut de ceux qui mirent leur honneur au service de la Damoyselle", témoigna un clerc de l'époque, louant sa bravoure sans tache.
Pourtant, cette gloire n'était qu'un vernis, une façade rutilante masquant des fêlures profondes. Après la capture et le bûcher de Jeanne, la vie de Gilles bascula. Le vide laissé par la disparition de sa camarade d'armes, l'ennui des temps de paix, et surtout, l'appât du gain, le poussèrent vers des chemins tortueux. Il dilapida sa fortune colossale en des dépenses somptueuses, des banquets gargantuesques, des représentations théâtrales extravagantes et des tentatives d'alchimie toujours plus coûteuses. Il s'entoura d'une cour de parasites, de charlatans et de miséreux, dont les flatteries et les promesses fallacieuses ne firent qu'enfoncer le jeune seigneur dans les abîmes de la folie.
C'est là, dans cette dérive financière et morale, que la dépravation commença à tisser sa toile. Les forteresses de Machecoul, Tiffauges et Champtocé, autrefois symboles de puissance féodale, devinrent les théâtres de ses agissements les plus sinistres. Leurs murs épais, leurs tours menaçantes, dissimulaient des secrets indicibles, des cris étouffés, des souffrances silencieuses. Le maréchal, jadis héros, se mua en prédateur, ses obsessions prenant une tournure macabre et insoutenable.
Le goût du sang et de l'infamie : les crimes de l'ogre
Les rumeurs, d'abord timides, se firent insistantes. Des enfants disparaissaient dans la campagne nantaise, des garçons surtout, jeunes et insouciants. Leurs parents, désespérés, cherchaient en vain, leurs cœurs rongés par l'angoisse. Les plaintes commencèrent à s'accumuler, atteignant finalement les oreilles du pouvoir ecclésiastique et des autorités ducales. On racontait que Gilles, dans sa quête d'or et de pouvoirs occultes, sacrifiait des vies, des âmes innocentes, dans des rituels abominables. "Le bruit courait par monts et par vaux que maints enfants, par centaines, s'en allaient vers le diable, conduits par ce seigneur maudit", écrivit un scribe à l'époque, résumant l'effroi populaire.
Le modus operandi, tel que les témoignages finirent par le révéler, était d'une cruauté insoutenable. Les enfants, souvent appâtés par des promesses de jeux ou de friandises, étaient emmenés dans les châteaux du maréchal. Là, ils subissaient des outrages inimaginables : viols, tortures, mutilations, avant d'être finalement tués. Leurs corps, souvent démembrés, étaient ensuite brûlés ou jetés dans des fosses secrètes, afin d'effacer toute trace de ces atrocités. Le sang et les supplices étaient devenus le quotidien de ce seigneur déchu, une offrande à une folie qui le consumait de l'intérieur.
Les aveux de ses complices, arrachés sous la torture ou par la promesse d'une moindre peine, dressèrent un tableau d'une horreur inimaginable. Henriet et Poitou, ses valets, décrivirent avec une précision glaçante les rituels sadiques, les meurtres rituels, les expériences alchimiques macabres censées transformer le sang et les entrailles en or pur. Ces récits, consignés méticuleusement par les greffiers du procès, furent lus à voix haute, glaçant l'assistance et confirmant les pires craintes. "Il les tenoit par les cheveux, et les faisoit chanter tout en les démembrant, disant que leurs voix estoient plus belles au moment du trépas", rapporta un clerc, les mains tremblantes en écrivant ces mots. Le nombre exact des victimes reste un mystère, mais les estimations les plus basses parlent d'une quarantaine d'enfants, les plus hautes de plusieurs centaines. L'ampleur du carnage était telle que l'esprit humain peinait à l'imaginer dans toute son horreur.
Le procès de l'infamie : une justice lente mais inexorable
La machine judiciaire, une fois lancée, ne s'arrêta plus. Face à l'accumulation des preuves et des témoignages accablants, l'évêque de Nantes, Jean de Malestroit, assisté de Jean Juvénal des Ursins, président du Parlement de Paris, et de Guillaume le Ferron, inquisiteur de la foi, ordonna l'arrestation de Gilles de Rais. Ce fut un choc. Comment un homme d'une telle lignée, d'une telle renommée, pouvait-il être soupçonné de pareils actes ? L'affaire défraya la chronique, les conversations dans les chaumières comme dans les palais. L'air vibrait de tension et d'effroi.
Le procès, qui s'ouvrit en septembre 1440, fut un événement sans précédent. Les audiences se tinrent dans une atmosphère lourde, le public, massé, oscillant entre la curiosité morbide et l'horreur. Gilles de Rais, d'abord hautain et défiant, refusa de reconnaître la légitimité du tribunal ecclésiastique. Il invectiva ses juges, se déclarant innocent, se réfugiant derrière son statut de baron et de maréchal. Mais les preuves, les aveux de ses complices, et surtout la puissance des témoignages des parents éplorés, eurent raison de sa résistance.
Le moment clé du procès fut l'aveu de Gilles de Rais lui-même, arraché non par la torture physique, mais par la force de la culpabilité et de la foi. Après des jours de confrontation, face aux accusations, il se brisa. Non seulement il avoua les crimes qui lui étaient reprochés, mais il demanda pardon à Dieu et aux hommes. Ce fut un spectacle bouleversant : le fier seigneur réduit à la repentance, les larmes coulant sur son visage marqué. "Je confesse humblement mes pêchés, car je suis plus noir que le diable et je mérite mille morts", aurait-il murmuré, la voix brisée, un instant avant sa condamnation. Cette capitulation permit de clore le débat sur sa culpabilité, au-delà de tout doute raisonnable.
La fin du monstre
Le verdict tomba le 26 octobre 1440 : coupable de tous les chefs d'accusation, Gilles de Rais fut condamné à être pendu et brûlé. La sentence fut exécutée le lendemain, au Champ de la Justice, sur les rives de la Sèvre Nantaise. La foule, immense, silencieuse et poignante, assista au châtiment. Les flammes, purificatrices aux yeux des pieux, consumèrent le corps de celui qui fut jadis un héros, puis un monstre. Avant de monter sur le bûcher, Gilles de Rais aurait demandé pardon à la foule, exhortant les jeunes hommes présents à ne pas suivre son exemple et à "garder leur âme du péché mortel". Une ultime tentative de rédemption, ou un acte de pure hypocrisie ? Le mystère demeure.
La figure de Gilles de Rais est restée gravée dans les mémoires, bien au-delà de son époque. Son nom est devenu synonyme d'horreur et de dépravation, inspirant la légende de Barbe-Bleue et nourrissant les fantasmes les plus sombres. Son histoire est un rappel brutal de la dualité de la nature humaine, capable des plus hauts faits de bravoure et des pires abominations. Elle montre aussi comment le pouvoir, la richesse et l'absence de limites peuvent corrompre l'âme la plus noble.
L'héritage de Gilles de Rais, c'est aussi le reflet d'une époque où la justice, bien que lente, pouvait s'abattre sur les puissants et où les murmures des disparitions pouvaient finir par briser le silence des châteaux. Son procès est un cas d'étude fascinant pour comprendre la psychologie criminelle avant l'heure et la manière dont une société médiévale tentait de faire face à une horreur qui la dépassait. Le souvenir de ces enfants perdus et la figure du maréchal devenu ogre, continuent de hanter les mémoires, un avertissement intemporel sur les abîmes que peut recéler l'âme humaine.