La France face à son passé régional...

par Christian Le Meut
mardi 7 février 2006

Nos ancêtres les Gaulois, les Celtes, les Romains, les Francs, les Germains, les Arabes, les Basques, les Bretons, les Alsaciens... Si le passé colonial de la France ne passe pas, son passé régional demeure largement méconnu et ignoré dans les écoles. Pourtant, la prise de conscience de ses racines multiples par la France hexagonale pourrait probablement lui faire mieux admettre sa pluralité actuelle.

“Ne nous y trompons pas : l’image que nous avons des autres peuples, ou de nous-mêmes, est associée à l’histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants”, écrit l’historien Marc Ferro dans Comment on raconte l’histoire aux enfants (1). L’enseignement scolaire de l’histoire a une influence prépondérante dans la construction des mémoires collectives et individuelles, mais pas lui seul : la famille, les médias, les monuments y contribuent aussi, et d’autres facteurs encore. Petit voyage en mémoire historique du côté de la Bretagne...


Vannes, préfecture du Morbihan, est une ville ancienne, créée probablement il y a près de 2000 ans par... ? Par les Romains, selon certaines sources ; par les Vénètes, selon d’autres. Les Vénètes ? Ce peuple vaincu par Jules César lors d’une bataille maritime, en 56 av. JC. Des Gaulois, donc, me direz-vous. Euh... Pas sûr. Tous les historiens ne sont pas d’accord là-dessus : il pourrait s’agir d’un peuple descendant des populations mégalithiques qui, durant les millénaires précédents, ont dressé en Bretagne sud des champs de menhirs et une multitude de dolmens, cairns et autres cromlec’hs. Ces populations-là n’étaient pas celtes, mais ont pu se mélanger ensuite avec des groupes celtes arrivés vers le premier millénaire avant J-C. Le dictionnaire d’histoire Mourre voit dans les Vénètes un peuple spécifique qui s’établit également en Vénétie (Italie). Un autre auteur, plus récent, suppose des liens avec ce peuple marin et explorateur qu’étaient les Phéniciens (2). Incertitudes de l’histoire.

“Le Vercingétorix” ?
Après avoir soumis la Gaule en 56, César doit y revenir quelques années plus tard pour mater la rébellion d’une partie des tribus gauloises plus ou moins unies derrière un chef... Vercingétorix. Mais était-ce son titre ou son nom ? L’historienne Suzanne Citron note dans L’histoire de France autrement que “Jules César a bien raconté qu’il avait battu un chef de la tribu des Arvernes. Mais nous ne savons même pas si le mot vercingétorix est un nom de personne ou s’il veut simplement dire “le chef” en langue arverne !” (3). Ce “Vercingétorix”, longtemps oublié des historiens, fut remis à jour par Henri Martin dans son Histoire de France populaire(1875) : ”Henri Martin parvient à doter la France et les Français d’ancêtres réels et sympathiques (...). Il réussit à vulgariser et à faire admettre définitivement l’existence de Vercingétorix”, note un autre historien, Rémi Mallet (4).
Il fallait, au XIXe siècle, inventer à la nation française, et donc à la République qui tient son pouvoir du peuple, des racines qui précèdent les dynasties royales (liées à l’Église catholique depuis le sympathique tyran Clovis) et qui précèdent également l’invasion romaine. Des historiens républicains ont alors ressorti les “Gaulois” du placard, créant ainsi un mythe ethnique pour une république basée sur la citoyenneté, et pas sur l’ethnicité ; sur le droit du sol, et pas sur celui du sang. Cette ambiguïté dure encore. Actuellement, est-on vraiment “égal” dans la République française, si l’on ne ressemble pas à un descendant de Gaulois ?
Mais qui étaient ces Gaulois ? Des peuplades ayant des traits culturels communs, des origines communes, probablement, mais avec des exceptions (les Vénètes, les Basques ?). La Gaule était un espace géographique, pas un État organisé. “Gaulois”, ce nom leur a été donné par les Romains, Jules César l’utilise en précisant qu’eux-mêmes s’appelaient “Celtes”. “Gallia” est le nom latin donné à l’espace géographique entre l’Atlantique et le Rhin.



“Evel ur vro digabestr”
Mais revenons aux rues pavées de Vannes et à ses murailles. Une plaque de marbre scellée dans la pierre y rappelle que “Le 7 août 1532 fut signé à Vannes le traité d’union du duché de Bretagne au Royaume de France. La Bretagne conserva un statut d’autonomie abrogé par la Révolution Française de 1789”. C’est donc gravé dans le marbre.
Mais, sur la même plaque, la citation en français que je viens de vous livrer est précédée d’une citation en langue bretonne, que je traduis ainsi : “Le 7 août 1532 fut signé à Vannes le traité qui mit fin à la liberté de la Bretagne. Bien qu’étant rattachée au royaume de France à partir de cette date, la Bretagne s’administra comme un pays libre jusqu’à la Révolution française de 1789”... Voilà donc sur une plaque officielle, scellée aux remparts de Vannes, deux phrases censées signifier la même chose, mais dont le sens diffère. La phrase en breton parle de “fin de la liberté de la Bretagne” ; l’autre, d’une simple signature d’un “traité d’union”... Son inauguration suscita d’ailleurs quelques polémiques. Et si ces deux phrases n’étaient pas fausses ?

Un hommage simple sans serment de fidélité
Car oui, c’est bien à Vannes que fut signé le traité de 1532, par François Ier, roi de France, scellant de manière définitive le “rattachement” de la Bretagne à la France. Alors, pourquoi parler de “fin de la liberté de la Bretagne” ? L’affaire a commencé en 1488-1491. Trois années durant lesquelles trois campagnes militaires furent menées par le roi de France de l’époque, Charles IX, pour soumettre le duché de Bretagne.
Auparavant, les ducs de Bretagne levaient l’impôt, décidaient des lois, faisaient justice, levaient des armées, parfois contre le roi de France lui-même... Ce duché rebelle sur le flanc Ouest du royaume de France était lourd de menaces pour la monarchie capétienne, alors même que la Bourgogne venait juste d’être soumise. Le duché faisait partie du royaume, mais de loin. Les Bretons pouvaient, le cas échéant, porter leurs affaires judiciaires devant les tribunaux parisiens (comme aujourd’hui les tribunaux européens ?). Et le duc n’était pas roi : il devait rendre un hommage au roi de France, mais un “hommage simple, sans agenouillement ni serment de fidélité” (5)... Très forte autonomie, donc. Le jeune duchesse Anne, couronnée en 1490, était manifestement soucieuse de préserver cette autonomie. Elle décida de se marier au duc d’Autriche, Maximilien de Hagsbourg. Ce mariage trahissait un accord signé auparavant avec le roi de France, et ne fut pas suffisant pour emporter la partie.



Des milliers de morts à Saint-Aubin du Cormier
A la bataille de Saint-Aubin du Cormier, pès de Rennes, en 1488, 5000 à 6000 soldats tombèrent du côté des vaincus (les Bretons et leurs alliés) quand 1500 tombèrent du côté de l’armée du roi. 11 000 hommes constituaient l’armée de la duchesse, 15 000 celle du roi. On avait mis les moyens, mais peu de gens, en Bretagne et en France, ont entendu parler de cette bataille décisive, qui ne figure pas dans les programmes scolaires français. Pourtant, c’est une victoire, mais toutes les victoires ne sont pas bonnes à mettre en avant. Celle-ci amènerait peut-être les élèves à se poser des questions peu souhaitables, du style : "Comment, une guerre a opposé le roi de France au duc de Bretagne ?" Prise au piège dans la ville de Rennes, Anne de Bretagne fut sommée de se soumettre. Le mariage autrichien annulé (il n’avait pas été consommé), elle fut emmenée et contrainte de se marier rapidement au roi de France, Charles IX, en 1491. A la mort de celui-ci, elle épousa Louis XII, son successeur. Aucun garçon ne naquit de ces unions, mais deux filles. L’aînée, Claude, épousa le roi suivant, François 1er. Puis les rois suivants, descendants de Claude et de François, furent également ducs de Bretagne...

Trois mariages et un rattachement
La Bretagne valait bien trois mariages, trois mariages et un “rattachement”, aux allures de conquête et d’annexion. Toutefois, l’accord de 1532 laissait à la Bretagne certaines prérogatives, fiscales notamment. Le roi ne pouvait lever impôt sans l’assentiment du Parlement établi à Rennes. Ces droits spécifiques furent sources de tensions à plusieurs reprises, jusqu’à leur abrogation dans la nuit du 4 août 1789, en tant que “privilèges”... Et alors même que les députés bretons envoyés siéger aux États-généraux (devenus Assemblée constituante), n’avaient en rien été mandatés pour cela... Alors oui, l’accord de 1532 mit fin à une certaine forme de “liberté” de la Bretagne, comme l’indique la plaque commémorative vannetaise ; mais de qui, en Bretagne ? Des ducs et duchesses, assurément, de la noblesse ? Mais le peuple fut-il mieux traité avant le “rattachement” qu’après ? Quant à la phrase en français qui figure sur la plaque commémorative, elle n’est pas fausse non plus, elle est plus neutre, il s’agit bien d’un “traité d’union”. Les différentes façons de dire l’histoire, même une fois gravées dans le marbre, révèlent des contradictions, des oublis, volontaires ou pas. Mais elles peuvent aussi être complémentaires.

Jéhanne La Flamme...
Enfant, je me souviens m’être interrogé sur cette Jéhanne La Flamme dont plusieurs lieux portaient le nom dans la ville où j’habitais, Hennebont, une autre cité médiévale, à 50 km à l’Ouest de Vannes. Cela non plus n’était pas enseigné aux enfants. Je connaissais les exploits de Jéhanne d’Arc, voire de Jéhanne Hachette, mais pas ceux de Jéhanne La Flamme... Je découvris qu’au XIVe siècle cette duchesse de Bretagne, enfermée dans la ville close d’Hennebont, avait “mis le feu” au camp des Français (d’où peut-être son surnom)... “Au camp des Français...” ; et en plus elle était soutenue dans sa lutte par les Anglais. Pour le petit Français que j’étais, cette découverte fut le début de bien d’autres, que je ne trouvais pas dans les manuels de l’Education nationale, mais en cherchant par moi-même dans les librairies et bibliothèques... Apprendre des batailles lointaines, pourquoi pas, mais pourquoi ignorer celles qui ont eu lieu dans la ville où j’habitais ?

D’un mythe à l’autre
Pour s’autolégitimer les pouvoirs, monarchiques, dictatoriaux, et même démocratiques, se façonnent depuis des millénaires des mythologies nationales souvent bien éloignées des réalités historiques (6). Ainsi les rois de France, comme les ducs de Bretagne d’ailleurs, prétendirent descendre des Troyens ! L’historienne Suzanne Citron a montré, à travers ses ouvrages (7), comment certains historiens républicains du XIXe siècle ont créé une histoire officielle tendant à faire de la France un État prenant ses racines dans l’Antiquité gauloise, un État quasiment éternel, préexistant. Un État-nation légitimé par ses ancêtres. L’histoire enseignée a encore pour but de montrer la formation de l’État français, monarchique puis républicain.

A travers le “domaine royal”, contrôlé directement par les rois, les régions du Nord et du Sud de la Loire sont progressivement intégrées, puis les régions “périphériques” comme la Bretagne, l’Alsace, la Corse... Cette extension a parfois eu lieu par le jeu d’alliances matrimoniales, sans violence, d’autres fois, comme en Bretagne, à la suite d’une vraie guerre. Mais les raisons et les circonstances sont rarement expliquées aux enfants, comme s’il s’agissait d’un processus naturel, évident. Les hors-catégories "non gauloises" de toutes sortes (Juifs, Cathares, Bretons, Corses, Basques, peuples colonisés...) ne sont mentionnés, en général, que lors de leur intégration au royaume ou à la république. Comme s’ils n’avaient pas d’existence autonome avant.

Une histoire contre l’autre ?
L’étude de l’histoire locale et régionale prouve le contraire. En Bretagne, un manuel d’histoire a été édité par le Centre de recherche et de documentation pédagogique, pour raconter l’histoire régionale (8). Il a été distribué largement dans les écoles. Cette démarche peut être intéressante si elle est accompagnée par les enseignants, pour montrer qu’il y a différentes façons de raconter l’histoire ; les processus qui conduisent à la formation des États ; les différents types d’organisations des sociétés (centralisme, autonomie, fédération, décentralisation...).
Le danger existe de vouloir substituer une histoire nationale, un mythe national, à un autre. Une histoire de la Bretagne à la place de l’histoire de France. Là n’est pas mon propos. Je crois, par contre, qu’en partant du local, on peut accéder à l’universel. Former une mémoire critique, curieuse, chercheuse, ouverte et non enfermée dans un schéma unique et nationaliste, consciente également des incertitudes historiques.

Égalité ou uniformité ?
C’est un paradoxe que de voir l’identité nationale française construite sur un mythe ethnique (les Gaulois), alors qu’elle proclame l’égalité des citoyens de toutes origines devant la loi. La France, pourtant, s’est construite sur des bases multiculturelles : les populations mégalithiques puis les Celtes-Gaulois, puis les Romains et les Gallo-Romains, puis les Germains (les Francs parlaient une langue germanique) et une multitude d’autres populations depuis, venues pacifiquement ou pas. Cette diversité s’est traduite par une très grande richesse linguistique et culturelle que la monarchie n’a pas systématiquement cherché à faire disparaître (tant qu’on lui payait l’impôt et qu’on lui fournissait des conscrits) mais que la République, elle, a cherché à niveler. N’aurait-elle pas confondu égalité et uniformité ?

Les difficultés à concevoir une histoire multiculturelle ne se retrouvent-elles pas aujourd’hui dans les difficultés à intégrer les générations issues de l’immigration ou issues de la traite des Noirs (Antilles) ? Dans la difficulté qu’a la France à intégrer des différences régionales dans l’hexagone (Basques, Corses, Bretons...) ? Dans l’impasse où sont les langues régionales, toujours privées de reconnaissance légale en France ? La France a-t-elle rompu avec sa vision coloniale sur les peuples “étrangers” et sur les peuples vaincus à l’intérieur de l’hexagone  ? Ces peuples qui n’avaient pas d’histoire, avant que la France ne les envahisse ? Pas d’histoire, pas de langues (non seulement des dialectes, des idiomes, des patois), pas de culture...

Du local à l’universel
Partir du local, de l’histoire des gens, pour ensuite accéder au national, puis à l’Europe et à l’ensemble de l’histoire de la planète. Je ne suis pas pédagogue, juste un citoyen qui se pose des questions : comment enseigner l’histoire pour la rendre vivante, porteuse de culture et d’une mémoire qui n’enferme pas ? Comment montrer les conflits, les contradictions, les différentes versions, et lesquelles sont fausses, incomplètes, manipulatrices ? Prendre conscience des conflits de classe, également, des différentes formes d’oppression (sexistes, économiques, religieuses...).
L’enseignement de l’histoire peut former à l’esprit critique, donc à l’esprit citoyen. Il peut aussi enfermer dans des schémas trompeurs et nationalistes, fauteurs potentiels de violence et de guerre. Au-delà de l’histoire et de la mémoire, c’est la question du contrat social qui apparaît : comment vivre ensemble avec nos différences ? Respecter ces différences, tout en faisant vivre le projet démocratique et les droits de l’Homme ? L’enseignement de l’histoire en France doit-il d’abord former des Français, ou doit-il d’abord former des êtres humains conscients de la complexité de l’histoire ?
Christian Le Meut

Cet article est paru dans Alternatives non-violentes, (n°136, 12 €, Centre 308, 82 rue Jeanne d’Arc, 76000 Rouen) ; ce numéro sur l’histoire comprend également un article de l’historienne Suzanne Citron sur le mythe national, un autre sur Sétif en 1945, les suivants sur l’histoire locale en Normandie vue à travers la presse locale, les prix Nobel de la Paix, le Mémorial de Caen et enfin la place des femmes dans le mouvements des droits civiques aux Etats-Unis.
anv.revue@wanadoo.fr

(1) “Comment on raconte l’histoire aux enfants”, Petite bibliothèque Payot, août 2004. Une étude étonnante sur la façon d’enseigner l’histoire à travers le monde et son évolution dans le temps.
(2) “Essai impertinent sur l’histoire de la Bretagne méridionale”, Camille Busson, Ed. L’Harmattan, 2005.
(3) “L’histoire de France autrement”, p. 14, Ed. de l’Atelier, 1995. Suzanne Citron, agrégée d’histoire, tente une approche nouvelle de l’enseignement de l’histoire de France dans ce livre, et du monde dans “L’histoire des hommes” (Syros, 1996).
(4) Cité par Suzanne Citron dans L’histoire de France autrement, p.15.
(5) “L’union de la Bretagne à la France”, Daniel Le Page, Michel Nassiet, Ed. Skol Vreizh, 2003. Une étude historique précise et nuancée.
(6) Mythes fondateurs de la Bretagne, Joseph Rio, ed. Ouest-France, 2000.
(7) Le mythe national, l’histoire de France en question, Ed. ouvrières, 1991.
(8) Bretagne, une histoire, CRDP de Bretagne ; Louis Elegoët ; existe aussi en langue bretonne.
(9) “Comment se fait l’histoire, pratiques et enjeux” : ouvrage collectif, p. 11, Ed. La Découverte, 2005.

- Une nouvelle "Histoire de la Bretagne et des Bretons", écrite par Joël Cornette, est parue au Seuil fin 2005.


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