Comment et pourquoi l’hôpital public français est-il en train d’être détruit ? (Partie 1/2 : Les difficultés de financement)

par Hippocrate
mardi 31 mars 2020

L’actuelle pandémie de coronavirus (“covid-19”) est l’occasion de publier ce dossier approfondi sur l’état de notre système hospitalier.
La crise que traverse le monde hospitalier, depuis plusieurs années déjà, ne constitue que les prémices d’une mort annoncée. Les manifestations et les grèves régulières qui l’affectent nous le rappellent constamment.
Le fait est que nos hôpitaux et leurs personnels, déjà au bout du bout, ne pourront que très difficilement absorber un afflux supplémentaire de patients contaminés. Comme en Italie, il va falloir faire le tri entre les malades à sauver et ceux que l’on va laisser mourir, faute de moyens matériels et humains.
Pour mieux comprendre cette situation révoltante, nous décrirons dans les deux parties de ce dossier :

1. Les difficultés que rencontre au quotidien un hôpital pour se financer. (article ci-dessous)

2. Les origines profondes de cet effondrement progressif du système, engagé depuis plusieurs années déjà, et menant à terme à la privatisation complète de notre système de santé.

Nous soulignons que les mécanismes qui vous sont présentés dans ce dossier ne sont jamais explicités aux Français par quelque média que ce soit. C’est extrêmement regrettable.

 

Un système hospitalier déjà à bout
Le 28 février dernier, le Dr François Salachas a interpellé le président de la République lors de sa visite à la Pitié-Salpêtrière : « On est au bout et vous n’êtes pas là. »

Il expliquera un peu plus tard sur LCI : « On ne peut passer sous silence le fait que le personnel hospitalier a alerté depuis plusieurs mois sur la situation dramatique des hôpitaux publics, et c’est sur cet hôpital fragilisé que va survenir cette crise sanitaire. »

Le 6 mars, le président de la République a déclenché le plan blanc dans tous les hôpitaux de France afin de faire face à la crise sanitaire causée par le coronavirus. Déjà sous tension, tant au plan financier qu’au plan des ressources humaines, les établissements hospitaliers donneront comme toujours le meilleur d’eux-mêmes. Mais cela suffira-t-il ?

Actuellement, la France dispose de 5 000 lits de réanimation. Le nombre de personnes détectées porteuses du covid-19 ne cesse d’augmenter, les cas les plus graves également, et certains services de réanimation commencent à saturer.

Ce problème de saturation devait tôt ou tard se poser au regard de la diminution du nombre de lits de réanimation, entamée depuis quelques années déjà, et que le grand public ignore.

(Données non disponibles pour la France avant 1997.)

Le problème de pénurie de masques a quant à lui été nettement plus médiatisé ces derniers temps.

Que voit-on ? Des soignants en première ligne portant un simple masque chirurgical. Or ce type de masque chirurgical est un dispositif médical permettant de réduire la diffusion de microbes par les personnes malades. Ainsi, quand le malade tousse ou éternue, les gouttelettes émises, remplies de virus, se trouvent piégées.

Bien différents sont les masques FFP2 ou FFP3, qui protègent quant à eux des virus qui viennent de l’extérieur. Porteur d’un tel masque, le soignant est ainsi protégé du SARS-CoV-2 (autre nom du covid-19).

Il serait donc non seulement normal et nécessaire, mais il devrait même être obligatoire de par la loi, que tout soignant en contact direct avec un patient, infecté ou non par le covid-19, porte actuellement ce type de masque FFP2 ou FFP3. Agir autrement, c’est envoyer sciemment le personnel soignant vers la maladie et ses complications. On a d’ailleurs appris, le 23 mars au soir, que 5 médecins sont déjà morts du coronavirus.

Cette mise en danger de la vie du personnel soignant est due à l’impréparation, à l’amateurisme et aux perpétuelles économies de bout de chandelle imposées par les injonctions venues de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne.

Devant ce scandale, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a eu une idée : il propose d’attribuer la Légion d’honneur aux médecins morts du coronavirus !

La vérité est qu’il est actuellement impossible de protéger l’ensemble du personnel soignant en raison du manque de masques.

On apprend ainsi que la France n’a de masques ni pour les soignants, ni pour les citoyens, car l’immense majorité de ceux-ci sont dorénavant fabriqués, même pas en Europe, mais… en Chine ! Le risque est d’autant plus élevé pour les médecins, infirmiers ou kinésithérapeutes libéraux puisque, s’ils sont infectés faute de masques, ils voient des populations particulièrement à risque.

Quant aux réserves stratégiques que l’État détenait, on a appris que celui-ci y a renoncé depuis une dizaine d’années déjà.

Le ministre de la Santé, Olivier Véran, a précisé le 3 mars lors des questions à l’Assemblée que, depuis le virus H1N1 de 2009-2010, il a été décidé en 2011 que « la France n’avait pas à faire de stocks d’État des fameux masques FFP2. Il n’y a donc pas de stocks d’État de masques FFP2 ». 

La mauvaise gestion de ce gouvernement atteint un sommet d’irresponsabilité quand on voit que, le 19 février, la France envoyait 17 tonnes de dispositifs médicauxdont des masques, à la Chine !

À ce jour, le 23 mars au soir, il y a désormais 860 décès, soit 186 de plus que la veille, avec au total 19 856 cas dépistés.

Qu’en sera-t-il les jours prochains ? Combien y en aura-t-il ? Faut-il trouver cela étonnant avec tous les problèmes que l’on vient de décrire ? Le virus se développe de façon exponentielle, et les jours à venir vont ressembler à un tsunami sanitaire. Voir ici pour un suivi en temps réel de la pandémie.

 

Le financement des hôpitaux : la tarification à l’activité

L’hôpital, depuis déjà bien longtemps, n’a plus les moyens ni d’embaucher du personnel, ni d’acheter du matériel.

Mais comment a-t-on pu en arriver là, alors que la France avait le meilleur système de santé au monde ? Alors que la France est l’un des pays les plus riches au monde ?

Comment sont financés aujourd’hui les établissements publics de santé, et notamment les hôpitaux ?


Dans le livre Hôpitaux en détresse, patients en danger (2018), les auteurs (qui ne sont rien de moins que chef du service de radiologie à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris pour l’un, et neurologue ancien chef de l’unité neurovasculaire de l’hôpital universitaire de Strasbourg pour l’autre) expliquent crûment que « la mission d’un directeur d’hôpital n’est plus de soigner les gens, mais de faire des économies ».

L’hôpital public se doit, comme son nom l’indique, d’accueillir tout le public, tout citoyen dont l’état de santé nécessite une surveillance, des soins, une intervention. La santé est la plus grande des richesses. Comme le dit l’adage, elle n’a pas de prix mais elle a un coût.

Comment est-elle financée ?

Rappel historique
La loi n° 83-25 du 19 janvier 1983 a mis en œuvre la “dotation globale de financement” des hôpitaux. Indépendamment de son activité, l’hôpital perçoit une somme d’argent appelée « dotation globale » (DG) versée par la caisse primaire d’assurance-maladie de sa circonscription afin d’assurer une trésorerie adaptée. Ces sommes proviennent des diverses cotisations des salariés, des employeurs.

Jusqu’en 2003, cette DG était calculée en fonction du nombre de journées d’hospitalisation et était reconduite chaque année sur la base de l’exercice précédent, modulée d’un taux directeur de croissance des dépenses hospitalières. Pour les établissements privés à but lucratif, ces derniers facturaient directement à l’assurance-maladie, sur la base de la « nomenclature des actes ».

Les établissements de santé connaissaient ainsi des modes de financement différents, selon qu’ils étaient publics ou privés (source : ministère des Solidarités et de la Santé, financement des établissements de santé).

En 2002, Jean-François Mattei, alors ministre de la Santé, lance le plan « Hôpital 2007 », plan contraignant, afin de diminuer les dépenses de santé. Dans son discours de novembre 2002, il annonce la mise en place de « la tarification à l’activité incitative ».

L’idée est de passer de la DG à un système de tarification à l’activité (T2A) ou « tarification à la pathologie », système copié sur le mécanisme d’allocation des ressources appliqué aux États-Unis par les health maintenance organizations dans le cadre du programme Medicare. La tarification à l’activité était née, reposant sur l’attribution d’un montant en fonction des pathologies et de la “durée moyenne de séjour” (DMS) du patient.
 

Concrètement, comment cela se passe-t-il à l’hôpital ? Un peu de technicité
Un patient est hospitalisé dans un service de soins (médecine, chirurgie, obstétrique, car seules ces spécialités sont en T2A — pour les autres spécialités, les financements sont différents). Il est pris en charge par les équipes médicale et paramédicale qui lui prodiguent des soins et consignent le tout dans un dossier sur papier ou informatisé selon l’établissement.

Une fois le patient sorti, l’équipe de l’unité d’information médicale (UIM) (1) prend alors en charge le dossier du patient pour le transformer en code. Le dossier contient les pathologies, mais également les carences, les résultats d’examens, les infections… un vrai travail de fourmi. Il va ainsi livrer une véritable enquête sur ce qui a motivé l’entrée du patient et sa durée de séjour.

Un exemple (simple) de tarification à l’activité.

Le codage s’effectue sur un logiciel spécifique qui, à l’issue de « l’enquête », va, selon un algorithme, donner la valorisation du séjour, c’est-à-dire la somme que « rapporte » l’hospitalisation du patient.

Sont donc prises en compte les pathologies du patient, l’algorithme attribuant une DMS (“durée moyenne de séjour”) propre à chaque pathologie.

Au-delà de cette DMS standard, l’établissement n’engrange plus de recettes. Par exemple, dans le cas d’un patient entrant à l’hôpital pour une prothèse totale de hanche, la durée moyenne de séjour est de neuf à onze jours. Si le patient rencontre des difficultés pour se mouvoir, l’établissement s’arrangera pour ne pas le garder, car il ne gagnerait pas plus d’argent. Mais si une infection ou une complication se manifeste, cela augmentera la valorisation du séjour. Dans ce cas-là, il pourra séjourner un peu plus longtemps à l’hôpital. Cela explique que les sorties après une hospitalisation peuvent parfois sembler très prématurées.

La codification effectuée, cette dernière est envoyée sur une plateforme (ePMSI : programme de médicalisation des systèmes d’information sur Internet) qui enverra ensuite la totalité de la somme à l’établissement quatre mois plus tard.

Avec la T2A, nous sommes donc dans une logique purement comptable, où un algorithme détermine la durée de séjour d’un patient.

Cela relève d’une logique très particulière, d’origine américaine comme dit précédemment, qui donne la primauté absolue au critère de l’argent. Du point de vue médical et humain, c’est évidemment une ineptie, pour ne pas dire un scandale !

Bien entendu, toute règle et toute procédure engendre des effets pervers. Or l’adoption du nouveau système en a entraîné de nombreux.

Ainsi, l’émission Cash investigation a révélé en 2015 que les hôpitaux, contraints du fait de la T2A à maximiser leurs entrées d’argent, en viendraient à adapter leurs stratégies thérapeutiques en fonction de considérations financières.

Ils feraient ainsi appel à des sous-traitants privés pour exécuter le travail de leurs UIM, moyennant rémunération (6 à 18 % du « chiffre d’affaires » récupérés). Non seulement ces sous-traitants violeraient le secret médical en confiant ces tâches administratives à des personnels non médicaux, mais en plus les pratiques de surfacturation ne seraient pas rares.

 

Ce que le public ignore
Deux problématiques viennent s’ajouter à cette logique comptable, problématiques que seuls connaissent les services d’information médicale. 

Ainsi, pour que l’établissement engrange la même somme que l’année précédente, il devra travailler plus. Mais, comme les finances sont dépendantes de l’activité, l’établissement débute chaque année dans un flou financier, et cela alors même qu’il doit produire son “état prévisionnel des recettes et des dépenses” (EPRD) pour l’année.

Les établissements doivent également faire face au glissement vieillissement technicité (GVT), notion de variation de la masse salariale à effectif constant, aux carrières du personnel, aux dépenses imprévues (octroi d’une prime par le gouvernement aux soignants).

Pour chaque établissement hospitalier, il est donc impossible de connaître par avance quelles seront ses recettes.
Les charges de personnel d’un hôpital représentent en moyenne 70 % de son fonctionnement et sont peu compressibles. Les autres dépenses quant à elles augmentent sans cesse, obligeant l’établissement à travailler toujours plus pour se maintenir à l’équilibre (source : Fédération hospitalière de France) et mettant sous pression constante ses personnels soignants, administratifs et techniques.

Coincés entre des recettes structurellement et délibérément orientées à la baisse et des dépenses structurellement orientées à la hausse, les établissements hospitaliers n’arrivent plus à être à l’équilibre, et n’arrivent plus à investir.


En décembre 2015, le professeur de cardiologie Jean-Louis Mégnien se suicide sur le lieu de son travail. Comment est-ce concevable ? Quatorze mois plus tard, dans le même établissement, c’est au tour d’un infirmier de faire de même. Il s’agit pourtant du très prestigieux hôpital Georges-Pompidou.

Dans la seconde partie de ce dossier, nous exposons les origines profondes de cette situation catastrophique.

HIPPOCRATE & RAGE (pseudonymes des deux co-rédacteurs de ce dossier, travaillant depuis de nombreuses années dans le domaine de la santé et qui souhaite conserver l’anonymat pour des raisons professionnelles)

  1. Ou département d’information médicale (DIM) ou encore service d’information médicale (SIM).

  2. Ce principe rappelle étrangement celui du point de retraite dans la dernière réforme des retraites, ordonnée elle aussi par les GOPÉ…


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