De l’autre côté de la raison

par C’est Nabum
jeudi 9 novembre 2017

La face cachée.

Il se pensait à l’abri des dérives et des folies, des abus et des assuétudes chimiques qui vous font perdre pied avec le réel. Il était un personnage sérieux, gonflé de son importance sociale, de sa profession et de la haute idée qu’il avait de lui-même. Il était homme de raison, du moins c’est ce qu’il se plaisait à penser, bardé de ses certitudes et d’un orgueil démesuré.

Dépourvu d’humour tout autant que d’auto-dérision, il manquait singulièrement de légèreté, sa fréquentation avait ce je ne sais quoi de désagréable qui vous pousse à ne pas s’éterniser en sa compagnie. Il en était ainsi, l’homme faisant bonne figure de par sa position, sa fortune et les convenances sociales que chacun faisait semblant de respecter jusqu’à ce qu’une faille se fasse dans la carapace, une brèche de la pensée qui le fit lentement mais sûrement passer de l’autre côté de la raison.

Tout débuta par des signes infimes, des fantaisies qui n’avaient pas leur place dans les habitudes si cadrées de ce personnage. Des inversions de la logique en somme, une tartine beurrée trempée dans le verre de jus d’orange, un vêtement enfilé à l’envers, des chaussures différentes dans les pieds, un sens interdit emprunté à contre sens. Rien dans son attitude ne laissait supposer qu’il se jouait de lui-même, il restait pince sans rire et indifférent aux sourires qu’il suscitait.

Le temps passa, aux petits écarts à la pratique habituelle, s’ajoutèrent des propos surprenants, des mots confus ou bien décalés qui s'immisçaient dans ses conversations. Il devint involontairement le Prince des mots tordus, montant sur ses grands chenaux, pourfendant les langues de viscère, réclamant qu’on lui tonde l’oreille ou bien qu’on lui passe du Pommard dans le dos. Des décalages qui mirent la puce à l'orteil de sa compagne, de plus en plus inquiète. La malheureuse ne savait plus à quel saint se vouer, convaincue désormais qu’il ne la faisait pas marcher.

Les trous de mémoire vinrent à la suite, indicateurs terribles de ce qui était tant redouté ; des pans entiers de ses journées disparaissaient dans le gouffre de ses amnésies quotidiennes. Il oubliait qu’il avait déjeuné et reprenait un plateau, il se douchait trois fois dans la matinée, allait chercher du pain à plusieurs reprises. Une vie domestique qui se mettait à bégayer, qui tournait en boucle à moins que ce ne fut en rond.

C’eut été amusant s’il n’avait pas ajouté à ces aimables dérapages, des colères effroyables, des propos haineux qu’il assénait soudainement à un quidam dans la rue, pour un oui et surtout pour un non, pour une couleur de peau qui lui déplaisait, pour un regard torve, pour un prétexte fallacieux. La vitrine de l’éducation se brisait en mille éclats de voix, il disait tout ce qui lui venait par la tête, sans retenue, sans délicatesse, sans nuance. Les rixes succédaient aux algarades, sa vie devenait un enfer pour les autres sans qu’il en fut le moins du monde altéré. Tout s’effaçant dans les méandres d’un disque dur en capilotade.

Il fallut se rendre à l’évidence, il était atteint de ce mal terrible, sournois, effroyable qui vous perd à vous-même, efface votre mémoire tout autant que votre capacité à vivre une existence sociale acceptable. Il fallait désormais le protéger de lui-même, le préserver de ses coups d’éclats, l’éloigner des autres, le surveiller comme du lait sur le feu. Il débordait de toute part lui qui était maintenant aussi soupe au lait que soupe à la grimace !

Des spécialistes posèrent un diagnostic, ce mot qui ouvre une boîte de Pandore, annonce un avenir chaotique, laisse les proches dans le plus total désarroi après leur avoir asséné ce qu’ils savaient depuis si longtemps. Il avait perdu la raison en dépit d’une apparence qui faisait toujours illusion. Il était passé de l’autre côté, dans un monde qui n’appartenait plus qu’à lui, qu’à ce montre intérieur qui le rongeait entièrement. Il avait franchi une ligne jaune, de celles qui ne font pas rire, qui rendent la vie impossible à ceux qui tentent, vaille que vaille de tenir le cap et qu’on nomme les « aidants », ce qui, avouons-le, ne les aide guère !

La suite fut un naufrage total, la perte de tout ce qui fait de lui un humain. Il ne savait plus manger avec ses couverts, se lavait les dents dans la cuvette des WC, faisait sur lui ou bien dans les couloirs, s’arrachait des dents, agressait les soignants, en oubliait son nom. Il était malade de cette maladie qui ne donne aucun espoir, qui pose le temps qui reste comme une charge immense, un long calvaire que doivent supporter ceux qui sont à ses côtés et vivent une douloureuse passion.

Lui, où est-il, que pense-t-il, que veut-il ? De ce côté là du miroir déformant, plus personne n’est en mesure de répondre à ces questions. Il se survit à lui-même, s’oublie plus encore et se dissout inexorablement dans le reflet incertain de celui qu’il fut autrefois. L’autre côté de sa raison est un miroir sans fond.

Alzheimerement sien.

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