Des trous dans la résilience : charité bien ordonnée commence par soi-même

par LilianeBaie
vendredi 14 août 2009

Les fées ne se sont pas penchées sur leur berceau : des sorcières, peut-être... Ils ont vécu des enfances difficiles, surmonté des traumatismes parfois effroyables. Mais ils en sont sortis plus forts, plus lucides. Souvent, nul ne devinerait, à voir leur parcours de vie exemplaire ou la démonstration de leurs talents, les manques essentiels qui ont prévalu à l’aube de leur vie. Ce sont des résilients, vous en connaissez surement, peut-être l’êtes-vous vous-mêmes. Je remercie ici Boris Cyrulnik d’avoir montré si brillamment que tout n’est pas joué avant six ans, et que du pire peut parfois sortir le meilleur.
Mais le meilleur pour qui ? C’est la question que je veux explorer ici.
 

La résilience est un phénomène très humain, qui donne espoir en l’homme. Son existence, qui traduit bien le phénomène du libre-arbitre, nécessite plusieurs facteurs pour se mettre en place, en particulier un ou plusieurs « tuteurs de résilience ». Il va s’agir pour le petit d’homme traumatisé, de chercher dans tous les modèles qui sont à sa portée, autre chose que ce qui le condamnerait à revivre ses traumatismes ou à les faire vivre à d’autres. Comme l’évoque Boris Cyrulnik, ce tuteur de résilience peut être un proche de la famille ou un enseignant. Parfois, un modèle littéraire peut faire l’affaire. Grâce à ce tuteur de résilience, l’enfant va oeuvrer à l’édification de sa propre personnalité, en se donnant des valeurs qui ne sont pas forcément celle de son milieu, et il va utiliser une réelle énergie pour aller sur un chemin qu’il va se choisir. Les résilients sont des gens qui, comme le dit Joyce Mac Dougall, ont « investi leur grandissement ».

Mon projet ici n’est pas de décrire la résilience : les livres de Boris Cyrulnik sont très explicites à ce sujet et, de plus, agréables à lire. Je peux ici juste décrire les résilients eux-mêmes, parce que que cela introduit mon propos. Cette description n’est peut-être pas « classique », mais c’est ma façon de tenter d’illustrer ce concept, sachant d’ailleurs que toute typologie est générale et exclut inévitablement les cas particuliers différents. En fait, quand je parle de "résilients", je ne pense pas en terme de structures, mais en terme fonctionnel. Je me limite d’ailleurs aux résilients ayant développé un altruisme un peu plus élevé que celui de la moyenne des hommes, et je m’inspire, dans ma conception, de Boris Cyrulnik, et d’Alice Miller, entre autres, ainsi que de mes propres observations.
 
Les résilients

Ce sont en général des gens « sages ». Mêmes s’ils sont passionnés, ils prennent rarement de décision à la légère. Ils ont connu le poids du malheur, et ils tentent du mieux qu’ils peuvent, d’éviter de le revivre ou de le créer. Souvent, ils ont une pensée globale, anticipant beaucoup et prenant le parti de la collectivité ou d’autrui. Cela les rend altruistes, et en général bien acceptés dans les groupes où ils ont souvent un aspect modérateur. La faculté qu’ils ont de se mettre à la place de l’autre les rend très adaptables, et s’accompagne d’un altruisme parfois discret mais net. Quelquefois ils s’adaptent d’ailleurs un peu trop longtemps aux situations, même difficiles, plutôt que d’en sortir.

Ces caractéristiques viennent du mouvement résilient.

En effet, comment un enfant intelligent peut-il se sortir sans trop de dégâts d’une relation familiale marquée par un égoïsme et une maltraitance parentale ou sociale ?

Une des bonnes façons de s’en sortir, c’est de tenter de deviner ce qui se passe, par exemple dans la tête de ces parents immatures et imprévisibles, pour trouver l’attitude appropriée. Les enfants ayant trouvé ce mécanisme de défense vont avoir une grande facilité à l’âge adulte à se mettre à la place de l’autre : ils sont très sensibles à l’environnement et même très intuitifs.

De plus, cette aptitude s’accompagne d’une sorte d’ « appétence thérapeutique ». En effet, l’enfant au prise avec une mère ou un père immature ou en souffrance, va essayer de soigner son parent défaillant, à la fois parce que c’est la seule façon qu’il peut trouver pour que celui-ci soit davantage capable de lui apporter un peu de l’affection et de l’attention dont il a besoin, mais aussi parce, en apportant du soutien à son parent, et en s’identifiant à lui, il reçoit, en reflet, la satisfaction qu’il donne.

Ce dernier mécanisme est très fréquent, et n’est pas sans conséquence, aussi, je vais le détailler un peu.

Aider l’autre pour se secourir soi-même

Imaginons une mère déprimée, incapable de s’occuper de son enfant. Celui-ci peut s’identifier à sa mère et ressentir sa souffrance à sa place. Et trouver alors les mots apaisants ou les attitudes enjouées qui vont sortir celle-ci, au moins momentanément, de son marasme. Outre que celle-ci peut perdre effectivement, un peu de sa tristesse, ce qui est important, c’est que le mécanisme en lui-même permet à l’enfant de téléporter sa propre tristesse d’être délaissé par sa mère, en devenant activement celui qui la soigne : il transforme ainsi une position passive douloureuse en position active. En soignant sa mère, c’est lui qu’il soigne, mais il ne le sait pas.

C’est ce qui fait que beaucoup de résilients se retrouvent dans des professions de soins, mais en particulier de soins psychiques : psychiatres, psychologues, éducateurs...

Mais c’est aussi ce qui explique que toutes les caractéristiques positives décrites dans la résilience, ont aussi un aspect négatif : le revers de la
médaille.

La douleur des résilients

En effet, de quoi se plaignent les résilients, quand, un jour, ils se plaignent ? De ne pas avoir de retour. Ils disent « Ce n’est pas que j’attendais quelque chose en échange : quand je donne, cela m’est naturel et je ne vois pas comment je pourrais ne pas aider un ami qui a du souci. Mais, au bout du compte, moi j’aide tout le monde et, quand moi, j’ai un souci, je me retrouve seul. Cela me donne un profond sentiment de vide, comme si je m’étais vidé auprès des autres, et que l’on ne me donne rien quand, à moi, j’en ai besoin. »

A ce moment-là, la dépression guette, ou, parfois, la fragilisation psychosomatique. Le système s’effondre, mais peut reprendre comme avant, pour peu que le résilient retrouve son mode de fonctionnement habituel.

Cette identification à la souffrance de l’autre que l’on soigne pour soigner sa propre souffrance oubliée, c’est un mécanisme qui est à double-tranchant : effet bénéfique intégrateur évident, mais aussi, oubli d’un égoïsme naturel qu’on va perdre dans l’autre. Ce mécanisme est à l’oeuvre dans bien des acceptations de maltraitance. Et on comprend pourquoi certaines personnes marquées par une violence parentale, et qui s’en sont très bien sorties, vont un jour accepter une violence conjugale pour la raison que le mari violent, au fond, souffre...

Je laisse de côté la question, pourtant importante aussi, du sentiment de culpabilité. Freud dans "Totem et Tabou" a brièvement évoqué cette question du sentiment de culpabilité inconscient, qui serait l’introjection d’une culpabilité parentale non reconnue chez les parents. C’est vrai que les résilients donnent parfois l’impression de passer leur vie à racheter des fautes qu’ils n’ont pas commises, pardonnant à l’autre et lui trouvant toutes sortes d’excuses, tout en corrigeant, du mieux qu’ils peuvent, les conséquences pour celui-ci de ses conduites fautives.

Pour en revenir à ce mécanisme de la projection dans l’autre de son propre égoïsme, dans une sorte d’oubli de soi-même, je considère que c’est le noyau de la souffrance réelle, et profonde, de nombre de résilients qui semblent pourtant avoir tout à fait réussi leur vie.

Comme le décrit Alice Miller dans « Le drame de l’enfant doué », ces enfants doués qui cherchent par leur activité psychique à donner un sens au chaos dans lequel ils vivent, deviendront des adultes qui peuvent être sujets à la dépression, en particulier, la dépression devant le succès. Ils ne savent pas qu’ils recherchent l’approbation de leur mère, mais, en réussissant, ils ressentent comme un vide, qui est celui qu’ils ont vécu enfants.

De même, s’ils se sentent en difficulté, au lieu de demander de l’aide comme il semblerait judicieux de le faire, ils vont en donner à quelqu’un, en pensant que celui-ci en a davantage besoin qu’eux. Ils reproduisent là cette translation de leur douleur qui les a sauvés plus jeunes. A part que donner quand on est déprimé, cela coute beaucoup. Et, pour peu que celui qui est aidé ne donne en retour ni reconnaissance, ni affection, le vide peut finir par devenir vertigineux.

Cette défense infantile, qui fut un facteur d’évolution très positif, finit par se retourner contre le résilient. Quand, lors d’un travail psychothérapeutique, il essaie de se défaire de cette contrainte à l’aide d’autrui, tentant d’assouplir un peu cette défense, il se rend compte que, souvent, il n’y parvient pas. Le travail de réappropriation d’un égoïsme légitime, et l’acceptation de la position de demande d’aide, va se faire au travers de phases où la souffrance et la colère impuissante initiales devront être retraversées.

L’entourage du résilient

Les personnes dont s’entoure le résilient sont souvent des gens qui acceptent, sinon au début, du moins assez rapidement, comme un dû, ce qui leur est apporté par le résilient. L’homme est ainsi fait qu’il n’aime pas se retrouver en situation de dette, et qu’il confond souvent reconnaissance et dette. Là où le résilient s’attend à de la reconnaissance, son obligé évite le sentiment de dette en tenant leur relation réciproque et asymétrique comme allant de soi. Et, plus le temps passe, plus c’est le cas. Il est difficile de faire comprendre aux personnes altruistes que c’est leur propre générosité, et leur absence d’attente d’une réciprocité, qui conduit des gens qui ne sont pas, a priori, des monstres, à se comporter en goujats.

De même, l’habitude qu’ont les résilients de « prendre sur eux » pour ne peser sur personne, a des conséquences sur ce qu’ils rencontrent quand ils sont malades. En effet il arrive que leur entourage ou leur médecin, à l’instar de ce qu’ils font eux-mêmes, minimisent leurs symptômes. Et quand ils finissent par se plaindre, c’est tellement inhabituel, que ce n’est parfois pas entendu, voire critiqué « Tu ne vas pas t’y mettre ! ». C’est quelque chose qui se passe dans l’infra-verbal. Les résilients altruistes savent si bien faire passer le message que l’important, c’est l’autre, qu’il peut arriver que ce soit le médecin qui soit déstabilisé à l’idée que ce patient si solide soit malade ou déprimé, ce qui peut retarder le diagnostic. Il faut dire qu’il peut arriver que le résilient lui-même, qui ne sait pas vraiment se plaindre, oublie carrément d’évoquer tel ou tel signe fâcheux de son état. Parfois même un expert peut voir arriver une patiente maquillée et sur son trente-et-un, donnant le change comme si son but c’était de faire croire qu’elle n’était pas malade, ce qui est faux et pas du tout dans son intérêt.

Du pire sortir le meilleur, mais pour qui ? 

J’aurais envie de répondre qu’il faut prendre garde, quand on s’est sorti d’une enfance difficile, de ne jamais oublier que l’on doit être, d’abord, son propre meilleur ami. Si la société aime ces personnes généreuses et ayant le sens du collectif, si partout, en famille ou au travail, on favorise ces comportements d’oubli de soi, il faut savoir ne pas trop s’identifier à cet idéal, garder à l’esprit ce nécessaire équilibre entre intérêt personnel et intérêt de l’autre. Il faut savoir que rien ne réparera jamais les manques infantiles, mais que l’on s’en sort d’autant mieux qu’on les reconnait, ces manques. Qu’ils donnent, grâce à la résilience, accès à une sensibilité rare, et même à une créativité vivante. Mais que ce qu’il est important de reconquérir, ou de conquérir, c’est une relation à l’autre où l’on accepte autant de recevoir que de donner.

 

REF :

"Les vilains petits canards" Boris Cyrulnik chez Odile Jacob

"Le drame de l’enfant doué" Alice Miller aux PUF

NB : cet article est aussi publié sur Mediapart


Lire l'article complet, et les commentaires