Grippe A : Les principales victimes sont les arbres
par Jean-Jacques Fraslin
samedi 19 décembre 2009
Au Canada où la démographie médicale est pire qu’en France, en deux
mois de campagne, on a vacciné environ la moitié de la population,
entre 33 et 66% selon les États. Certes le taux est inférieur à la
cible de 70 % que désiraient atteindre les autorités fédérales. Mais le
pic pandémique est passé depuis longtemps et actuellement on y ferme
les centres de
vaccinations.
La France pendant le même laps de temps a réussi péniblement à
vacciner 4 millions de gens, soit 6% de sa population, contre le
terrible virus de la grippe H1N1, malgré les moyens délirants mis en
place par le gouvernement. L’efficacité en terme de santé publique
pour bloquer la progression de l’épidémie est donc proche de zéro.
Heureusement le spectre du péril H1N1 s’éloigne laissant dans son
sillage 164 morts
seulement
au lieu des dizaines de milliers annoncées.
Les raisons de cette inefficacité française sont organisationnelles,
comme peut s’en rendre compte toute personne qui s’est fait vacciner
dans un des centres.
Il est 19 h 45. Pas un chat dehors. Avant de traverser la rue, on laisse passer un break rouge en maraude aux vitres embuées. Le hall d’entrée est désert. On enfile le seul couloir allumé et on arrive à la grande salle multisports. Pas la moindre queue. Pourtant il a fallu patienter une heure car devant nous il y avait 10 personnes, en majorité des familles, assises autour du terrain attendant de voir un médecin.
Un gars nous réceptionne. La situation est trop complexe pour lui, car nous sommes quatre mais je suis déjà vacciné et mon fils n’a pas reçu son bon vaccinal. Une migraine s’installant il se passe la main sur le front. Un supérieur est appelé à la rescousse. Comme lui a au moins le certificat d’étude, il arrive à démêler l’écheveau bureaucratique. Mon fils doit faire une déclaration sur l’honneur comme quoi il est en contact avec des sujets à risque. On s’installe à une grande table pour remplir quelques papelards. Puis en récompense on reçoit chacun un ticket pris au dévidoir à numéros. C’est pratique, comme cela on peut faire des statistiques, comme calculer le débit vaccinal. Mais rien ne bouge.
C’est là que j’ai compris pourquoi l’administration avait réquisitionné une salle de sport. Et bien c’est parce que les enfants peuvent jouer et courir sur le terrain en attendant. Cela soulage les nerfs des parents. Une petite blonde pleurniche : « Cheux veux pas de piqure ». Son père lui promet d’aller manger au Mac Donald.
L’équipe est impressionnante, enfin sur le plan quantitatif. Deux médecins, je ne sais plus combien d’élèves infirmières, de secrétaires, de personnels d’accueil, un ou deux pompiers en uniforme, une femme de la croix rouge, un homme dont le seul rôle semblait être d’amener des cafés aux autres membres du commando vaccinateur, un obèse en survêtement "le coq sportif" et à la trogne rouge comme une borne d’incendie. Le chef sans doute car il ne fait rien. Il ne manque qu’un raton laveur. La gamine pleure de plus belle. Son papa lui chuchote que si elle se calme, elle aura une nouvelle console Nintendo.
Je mate la pendule. Les aiguilles ne bougent pas. Un plaisantin a dû les coller. Rompant ce long moment d’éternité, un jeune type qui jusque là glandait en blouse blanche, se met à boiter. Postées à la sortie de secours une cigarette aux lèvres, deux élèves désœuvrées avec des blouses de papier vert pouffent de concert car le gars demande qu’une se dévoue pour lui faire un bandage à la cuisse et plus si affinités. A la réflexion c’était peut-être un sketch fait pour rompre l’ennui. Ma fille de 9 ans commence à avoir faim et son humeur s’en ressent.
La peste en larmes est tirée par le bras. Son père lui promet d’aller à Disneyland.
Enfin après dix minutes d’un silence retrouvé, notre numéro est annoncé d’une voix de stentor. On se lève en sursaut des gradins de bois pour rejoindre la case 3 du parcours du vacciné c’est à dire la consultation médicale. Le numéro un étant la table avec les formulaires, le second correspondant à l’attente longue comme le discours de notre Président devant le Parlement à Versailles.
Par une porte bancale, sur laquelle est scotchée "Médecin", on pénètre prudemment dans une sorte de réduit grillagé encombré d’accessoires sportifs. Un bureau déclassé finit de remplir la pièce avec deux chaises libres. Une lampe nous éclaire en pleine face laissant le médecin dans le noir. Nous sommes accueillis par un chaleureux « Vous zavez vos papiers ? »
Est ce le mélange de tabac froid, de poussières et de vieilles chaussettes qui la fait tousser ou un début de virose grippale ? A cinq dans le local déjà plein, cela suffit à faire trembler l’air. Une pyramide de ballons de basket s’écroule, détendant l’atmosphère. En rebondissant ils écrasent une ou deux araignées. Pendant qu’elle tamponne, biffe, coche et signe, on papote. La femme médecin, elle m’a dit qu’elle était volontaire, n’est même pas vaccinée. C’est sans doute pour la punir qu’elle a été installée dans ce gourbi.
Après quelques questions posées sans conviction, des acquiescements et négations fatigués, des coups de tampons et un paquet de signatures, on la remercie pendant que les arachnides pleurent leurs morts. Puis on s’enfonce dans un couloir glauque à la recherche du numéro 4. On croise la morveuse qui vient d’être vaccinée. Elle lève un pouce victorieux. Son papa gâteau qui la suit, la mine piteuse, se demande s’il pourra déduire de la pension alimentaire les billets d’avion pour Disney World d’Orlando.
Un carton de papier est punaisée de travers sur la porte des douches "Vaccin avec adjuvant". Ce n’est pas là. Une infirmière blafarde, une seringue à la main, sort de la pièce et semble toute dépitée de nous voir partir. Ma fille serre plus fort ma main et se retourne inquiète. Ouf la piqueuse ne nous suit pas.
Au bout d’un autre corridor désert nous réveillons une responsable moustachue qui somnolait sur un banc. En vérifiant nos Ausweis, elle nous explique que la salle de vaccination, se situe dans les vestiaires. La cerbère nous guide au cas où on n’aurait pas remarqué la signalétique pourtant imposante. C’est quand même conçu pour des sportifs avec des symboles explicites pour ceux qui ne sauraient pas lire.
On entre dans le sanctuaire. Le sol est rendu collant par les millions de pieds nus qui l’ont foulé. Déprimée, la lumière tombe d’un plafonnier borgne. Les carreaux cassés aux murs sont assortis aux peintures décrépites et au plafond lépreux. Sur une table de formica, sans doute un invendu d’Emmaüs, est disposé le matériel de torture. L’infirmier aux oreilles décollées qui prend en charge mes enfants, un colosse boudiné dans une blouse taille unique trop petite, doit être un grand consommateur de carottes. Il les pique prestement dans la pénombre d’une cloison décorée de patères démantibulées. Dans la vraie vie, il est infirmier en Pédiatrie et donc « forcément vacciné » me dit-il, alors qu’il écrit consciencieusement le numéro du lot sur le formulaire. Puis nous rejoignons la grande salle. Au passage on évite soigneusement de marcher sur une colonne de cloportes silencieux qui, le long de la plinthe maculée de traces de semelles, file sans doute vers les cérémonies funèbres du réduit du médecin.
Étape finale, il faut retourner voir les tamponneuses en 5. Ces dames empilent consciencieusement divers papiers dument cochés et couverts d’autocollants dans des caisses de cartons ornés de codes barres.
« Cela part directement au recyclage du papier ensuite ? » ai-je demandé désignant du doigt les caisses. « Vous n’y pensez pas, m’a rétorqué une dame offusquée, c’est important pour la traçabilité et la pharmacovigilance ! ». Elle m’a assuré que plus tard, « enfin s’il y a des budgets » d’autres fourmis dans d’autres centres traiteraient ensuite ces documents pour la postérité.
Mais le plus anachronique, c’est dans tout notre périple, nous n’avons rencontré aucun ordinateur. C’est le règne du stylo Bic. Peut-être que notre Plan anti-Grippal français a été conçu avant l’ère de l’informatique ?
Une chose est certaine, les principales victimes de cette pandémie sont les arbres qu’il a fallu abattre pour toute cette paperasse. On commémore la chute du mur de Berlin. Je pense qu’on aurait pu tourner à peu de frais une reconstitution de la bureaucratie de santé de l’ex Allemagne de l’Est dans ce centre. Même la lumière est verte comme dans un téléfilm de Derrick.
Ouf à 20 h 57 on est libérés. Fin du Jeu de l’Oie. Toute cette armada pour un débit dérisoire par toubib de 5 vaccinés par heure....
Sur l’asphalte mouillée une familiale rouge passe au ralenti, freine et fait marche arrière en vrombissant. Une vitre se baisse. Un homme m’interpelle : « C’est bien là qu’on vaccine ? Ca fait une heure qu’on tourne en rond ! ». Je les rassure, il reste des doses de vaccins. Le véhicule se gare et dans des claquements de portières, une famille en sort toute joyeuse d’avoir trouvé enfin le Saint Graal. Un cri primal claque dans la nuit derrière nous : « Putain Jeannine, tu as oublié les bons ! »
Enfin heureusement qu’on n’a pas de vraie épidémie méchante où il serait vital de vacciner rapidement l’ensemble de la population. Cette année on s’entraine pour la grippe B de l’an prochain.