L’émotion en voie d’extinction
par Lalie Walker
lundi 15 février 2010
Un récent article publié sur le site du Nouvel Obs.com rapportait que « en paralysant les muscles fronceurs qui servent lorsqu’on est en colère, le Botox[1] court-circuite l’émotion elle-même ».
De la métamorphose du corps… et de la psyché ? Au cours de la première décennie du XXIe siècle, il y a eu divers colloques aux Etats-Unis en présence de dermatologues du monde entier pour réfléchir, entre autres, au problème soulevé par la sémillante et prolifique industrie hollywoodienne : comment écrire, et décrire, la colère et la surprise si, majoritairement, les comédiens ne sont plus en mesure de l’exprimer, en vertu d’un trop plein de Botox ?
L’étude de David Havas, doctorant à l’Université de Wisconsin-Madison, semble démontrer qu’en plus d’affecter la capacité à communiquer certaines émotions, le Botox bloquerait l’expression faciale et, conséquemment, l’expression correspondante. Mais, surtout, il altèrerait « la capacité à interpréter le contenu émotionnel du langage ». Ces études sont liées à un nouveau champ de recherche : la cognition incarnée. L’article publié dans Newsweek se concluait par : « Le corps, c’est clair, n’est pas que le témoin passif de nos pensées et nos émotions – du moins avant le Botox ».
Le corps acteur, et vecteur, de nos pensées. Chaque organe, lieu ou espace du corps a une fonction – biologique ou symbolique. En cela, dit-on, le corps cartographie, incarne, les dimensions émotionnelles et psychiques, conscientes et inconscientes. Il suffirait donc d’observer le corps de l’autre, à défaut du sien, pour savoir quel esprit l’habite ? Sans doute, si l’on en juge cette autre étude résumée dans les colonnes du New York Times visant à démontrer que les recherches en cognition incarnée ont vérifié, par exemple, qu’un individu se penche en avant lorsqu’il évoque le futur, et en arrière lorsqu’il s’agit du passé. Qu’il va se laver la bouche ou les mains après avoir dit ou écrit des propos sales et contre l’éthique.
Chaque organe est à la fois fragment et totalité d’une biologie puisque l’organisme contient l’ensemble des ressources d’un individu – neurophysiologiques, émotionnelles, symboliques, analytiques et verbales, abstraites et conceptuelles. Or tout se vit dans et à travers le corps, plaisir ou douleur se ressentant tant psychologiquement que physiquement.
Ainsi, la bouche sert-elle à ingurgiter les aliments – répondant au besoin vital de se nourrir ; mais elle sert tout autant à se dire, et à exprimer ce « je » qui détermine l’individu. Que penser dès lors d’une cavité buccale malade – eczéma, herpès, malformation, cancer ? Ou de cette bouche déformée ou re-formée car artificiellement pulpée ? Ou encore d’une autre soit hermétiquement close au discours, soit déversant une intarissable logorrhée, ou se révélant au cours d’un rêve nocturne sous un aspect inconnu, séduisant ou dérangeant ? Faut-il, cette cavité, la reconstruire biologiquement ou psychologiquement ?
Culture contre nature ? La psychanalyse considère que l’accession à une loi, à un ordre – le symbolique – se produit dans la mesure où le corps est reconnu par autrui et simultanément ressenti par soi-même. Dans leur obsession d’un corps éternellement jeune – lisse d’expérience, d’émotion et exempt de marque – nos contemporains tenteraient-ils de contraindre leur nature à grand renfort de culture ? Pour atteindre, en le soumettant à la chimie et au bistouri, un corps idéal ou fantasmé, tel qu’ils s’imaginent devoir habiter.
À cette définition – être reconnu par autrui et ressenti par soi-même – survient en point d’orgue le paradoxe où l’être humain paraît en permanence insatisfait de son enveloppe. Tant du point de vue de la reconnaissance qui vient ou non de l’autre, que du ressenti en provenance de soi. Et chacune et chacun de se mettre à espérer, voire à exiger un autre corps. Différent. Plus. Ou moins. Mais autre. Et le sien ? On le tient à distance, on l’ignore, on le dénie ou le renie. Ou, a contrario, on le manipule et on en fait un objet de culte – une idole.
Lors d’une enquête que je mène depuis quelque temps, je posai la question suivante : quelle perception avez-vous de votre corps et de votre visage tandis que vous rêvez ? Si l’on part de l’hypothèse où rêver participe à la restauration de l’individualité originelle[2], et que la grande majorité des rêveurs interviewés (environ 90 %) disent ne pas vraiment voir leur corps, et encore moins leur visage, que faut-il en déduire ? Que ces rêveurs manquent d’une certaine perception et d’un certain ressenti d’eux-mêmes ? Possible. Envisageable. Dans la vie diurne, corps et visage sont bien les lieux de la confrontation tant à l’autre qu’à soi-même, à l’identitaire. À l’émotion. À ce quelque chose où s’entrelacent reconnaissance et ressenti, deux fondamentaux constitutifs de l’individuation. Ce qui pose la question suivante : sous Botox, certaines émotions pâlissent voire disparaissent… et avec, une part de ce « je » qui constitue chacun ?
À la recherche du soi (perdu, inconnu ?). Constatons à quel point chacune, mais aussi désormais chacun, ne cesse, par exemple en remontant une rue, de suivre, pas à pas, son image défilant dans les vitrines et autres surfaces réfléchissantes – quand il ne s’agit pas pour l’une et l’autre d’être « vus à la télévision ». Lacan, parmi d’autres et parfois moins clairement que d’autres, a écrit sur cette période où l’enfant se voit pour la première la fois dans le miroir – où il identifie qu’il est un « je » à part entière. Pour Lacan, le miroir est formateur du « je ». Peut-on dès lors considérer qu’il en va de même pour l’adulte arpentant les trottoirs d’une ville ou pour cette obsession narcissique à s’afficher sur le petit écran ? Comme si l’on cherchait en permanence à confirmer son existence, son être à soi. Comme si exister ne suffisait finalement plus.
Dévoiler ce soi que, sinon, je ne saurais voir. En vertu des avancées technologiques, et d’une forme moderne d’endoctrinement, chacune et chacun se préoccupent étonnamment de son image corporelle extérieure. Une nouvelle sculpture du soi[3] voit ainsi le jour. Botox, découpe des chairs, faux ongles, lifting, dents blanchies et réalignées, et j’en passe. Mais pour obtenir quel corps ? Celui vanté par les magazines ou par l’industrie cosmétique, ou encore celui qu’impose le point de vue social ? Auparavant, la tentation d’une mère pouvait prendre la forme d’une projection sur le corps de sa fille : plus tard, ma fille aura et sera… Désormais, ce ne sont plus les filles qui ressemblent à leur mère en grandissant, mais les mères qui tendent à leur ressembler… « en rapetissant ». Confusion ou mutation générationnelle dont nous ne pouvons encore déterminer précisément l’influence qu’elle aura dans le futur.
Paradoxalement, l’écart n’a semble-t-il jamais été aussi grand entre les images que l’on nous vend et la difficulté, voire l’impossibilité, de les atteindre. Les corps des publicitaires ne seront jamais les nôtres, car ils n’existent pas. Morphing et retouches[4] sont là pour proposer des figures impossibles à vivre, que seul un logiciel autorise. Nous gagnons donc en plasticité prétendument esthétique ce que nous perdons en expression émotionnelle, charnelle.
De la fonction de l’image du corps. Si nous partageons tous un même schéma corporel, celui de l’espèce humaine, nous sommes tous différents par l’image inconsciente de notre propre corps[5], ainsi que l’a démontré Françoise Dolto. La psychanalyse nous apprend que cette image du corps a une fonction de lien entre la partie et la totalité. Parler du corps, c’est s’adresser à l’anatomique et au biologique, mais aussi à la psyché et à toutes les représentations qu’en a l’individu. Réparer l’image du corps pour que le patient puisse habiter pleinement son corps et, partant, sa psyché et ses désirs, c’est aller à la recherche des parties de l’être encore vivantes. C’est chasser tout fantôme accroché à ce corps-là, et qui empêche l’accession à l’être-là. Botox et liftings auraient-ils aussi pour conséquence de raviver en nous le fantôme ?
Corps sublimé ou momifié ? Je m’interroge depuis des années sur les processus de la métamorphose, de l’évolution de notre relation au corps, à l’être et au paraître. Et, partant, je m’interroge aussi sur l’obsession humaine envers le concept d’immortalité, et à ce processus concomitant dénommé jeunisme, ainsi qu’au caractère obscène de la société. Obscène[6] au sens philosophique du terme, ob scenus - tout montrer et répandre devant la scène, via les médias ou l’Internet. Pour preuve, la prolifération des blogs et autres journaux intimes, des reality-shows et des récits privés portés en place publique. Je m’interroge enfin sur une certaine uniformisation des comportements, des us et costumes présents et à venir.
Anticipons sur l’évolution botoxique. Au fur et à mesure de la progression et de l’avancée de la recherche, nos ressentis émotionnels comme notre capacité empathique à les reconnaître chez l’autre se troubleront, muteront, voire se dilueront dans la toxine botulique ou une autre. Si cela advenait, chacun et chacune, affichant un visage figé, aurait l’émotionnel déphasé ou inexistant et le verbe légèrement altéré, voire déficient. Quelle humanité verrions-nous alors s’incarner ? Une civilisation esthétiquement enjolivée. Plastique, voire momifiée. Presque éternellement jeune, du moins jusqu’à ce que la mort fasse son ouvrage.
Et de me demander s’il y aura ou non un prix à payer pour ce périlleux mais légitime désir à demeurer jeune, et ce que nous deviendrons sans l’expression perceptible, incarnée et transmissible de nos émotions ?
Lalie Walker
Dernière publication : Les Survivantes, Actes Sud
[2] Hypothèse émise par Michel Jouvet, et que je développe dans mon ouvrage relatif à mes propres recherches dans le domaine du rêve, Vivre le rêve (accéder au rêve lucide), Editions La Martinière, 2007.
[3] Je paraphrase le titre d’un livre de Michel Onfray, La sculpture de soi : la morale esthétique, Grasset, 1991
[4] En cliquant sur ce lien, vous serez connectés sur le site anglais de photoshop disasters qui traque, avec humour, les ratés de la retouche.
[5] L’image inconsciente du corps, Ed. du Seuil, 1984
[6] Etymologiquement, emprunté au latin : sinistre, de mauvaise augure, puis au-delà de toute pudeur.