La morphine des amoureux
par Marsupilami
mardi 6 février 2007
Deux adolescents. Ils ont les yeux dans les yeux, la gorge nouée et le feu aux joues. Leurs cœurs battent une folle chamade sur le même tempo chaviré. Leurs visages se rapprochent doucement tandis que se balbutient des « je t’aime » tremblants et intimidés. Leurs lèvres entrouvertes s’effleurent, desséchées par l’émotion. Leurs bouches s’ouvrent, gouffres roses peuplés de vertiges érotiques encore inconnus, tandis que leurs paupières se ferment. Leurs langues se dardent maladroitement l’une vers l’autre, s’enroulent fiévreusement en un french kiss de plus en plus enfiévré, passionné et haletant. Ivres de désir et de plaisir, ils viennent de découvrir le baiser profond et, pour eux, c’est le premier baiser du monde.
"Le french kiss remonte à la plus haute antiquité". Evidemment, ils se trompent : en réalité le french kiss remonte à la plus haute Antiquité, comme Alexandre Vialatte le disait de la femme. Il ne reste plus aucun témoin ni même d’enregistrement vidéo du premier baiser profond dans une obscure caverne préhistorique, mais les baisologues prétendent que ce baiser-là n’avait rien de sexuel ni d’érotique : en réalité, les mamans velues de ces temps reculés auraient pris l’habitude, une fois leurs bébés sevrés, de les nourrir comme des oisons, en prémâchant la viande avant de leur déposer la bouillie carnée dans la bouche.
Devenus grands, ceux-ci auraient stocké en mémoire cette délicieuse sensation érotico-nutritive et l’auraient reproduite, sans la bouillie. Le french kiss serait-il le succulent fruit d’un innocent inceste ? Certains baisologues prétendent également que ce french kiss nutritif originel aurait également eu des vertus médicinales, les mamans des cavernes faisant d’une pierre deux coups : tandis qu’elles nourrissaient leurs bambins, elles leur auraient par la même occasion transmis, par le biais de la salive, des anticorps contre virus et maladies.
Mais d’autres baisologues ne sont pas de cet avis, étant donné que si deux individus qui s’embrassent échangent en moyenne 0,7 g d’albumine, 0,45 g de sel, 0,7 g de graisses, 0,18 g de matière organique, ils se transmettent également environ 40.000 parasites et 250 types de bactéries, tout en dépensant quatre calories par minute. Bref c’était à la fois bouillie et bouillon de culture. Vu sous cet angle physiologique, le french kiss perd beaucoup de son romantisme, de son érotisme et de ses vertus curatives... Ceci d’autant plus qu’au cours d’un baiser oral profond particulièrement passionné et fougueux, le pouls double son nombre de pulsations et le muscle cardiaque pompe un litre de sang supplémentaire. C’est donc scientifiquement prouvé : on peut mourir d’amour quand on a le cœur fragile...
Le Guiness Bouche des baisers.
Puisque nous sommes en pleine physiologie, restons-y : quand un simple et chaste bisou sur la joue ne demande l’activation que de 12 muscles faciaux, le baiser oral profond en sollicite pas moins de 34. Autant dire que rouler une pelle, un patin ou manger la menteuse peut s’apparenter à une authentique pratique sportive. Certains amoureux ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et se sont lancés dans la compétition toutes lèvres dehors, comme par exemple Andrea Suwa, qui détient le record du nombre de rapidité en ayant donné 10.002 baisers en cinq heures (mais là, il ne s’agit probablement pas de french kisses, mais de simples bisous, et cette jeune Allemande de vingt-sept ans ignorait probablement ce proverbe anglais énoncé en 1607 par Th. Middelton dans son recueil A Chaste Maid in Cheapside : "Le plus lent des baisers est encore trop hâtif".
A noter aussi les performances de Rich Langley and Louisa Almedovar, du New Jersey, qui en 2001 se sont embrassés sans arrêt pendant 30 heures et 59 minutes (admirez la précision) et de trois couples canadiens qui, à l’occasion d’un concours organisé par Radio Energie (Québec), se roulèrent des pelles pendant 36 heures chrono. Dans un autre registre, d’autres couples se sont illustrés dans le plus long "marathon de baisers" qui s’est tenu au Brésil pendant pas moins de 62 jours, 8 heures et 15 minutes, ce qui correspond à une "durée de baisers" de 833 heures et 45 minutes, soit environ 14 heures de patins quotidiens. Enfin, fait notable et un peu plus romantique, 5875 couples ont échangé un baiser sur le pont Elisabeth, à Budapest le 25 juin 2005. Ouf. Mais revenons à nos deux amoureux. Leurs langues ankylosées par cet effort prolongé rentrent dans leurs cavités buccales respectives et leurs lèvres se séparent à regret après quelques ultimes baisers légers. Les mâchoires un peu crispées, ils se regardent à nouveau dans les yeux, hors d’haleine, les sens tourneboulés. Que s’est-il passé ? Comment se fait-il que ce premier patin ait déclenché une telle jouissance ? S’agit-il d’un miracle de l’amour ? Non. Nos deux amoureux sont devenus morphinomanes l’espace d’un baiser.
De la morphine puissance 6
C’est une découverte toute récente : selon le PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), une équipe de chercheurs de l’Institut Pasteur a identifié un nouvel antalgique hyperpuissant naturellement sécrété par la salive humaine. Il est six fois plus puissant que la morphine et a reçu le nom ensorcelant d’opiorphine. C’est donc désormais une réalité scientifique officielle : se rouler un patin, c’est comme faire une petite pipe... d’opium. Mais rassurons nos deux amoureux qui craindraient de se retrouver accros au patin : les mêmes chercheurs pensent qu’il faudra probablement peu de temps avant qu’on produise à partir de l’odiorphine une nouvelle génération d’antalgiques naturels dont l’efficacité sera identique à celle la morphine mais sans dépendance. Cela a été prouvé par des expériences faites sur des rats de laboratoire (auxquels on n’a pas demandé s’ils étaient amoureux ou pas). Au cours de l’une de ces expérimentations, ces pauvres bêtes shootées à l’opiorphine devaient trottiner sur de petites aiguilles très pointues qui percent les cœurs aussi sûrement qu’un chagrin d’amour. La molécule s’est avérée si performante qu’ils n’ont ressenti aucune douleur ni chagrin de papattes. Il aurait fallu six fois plus de morphine pour obtenir le même résultat. Bon, attention, rien n’est encore certain en ce qui concerne les effets de l’opiorphine et du patin magistral : “Nous devons faire des tests supplémentaires pour connaître ses effets secondaires, car ce n’est pas un simple antalgique”, a déclaré Catherine Rougeot, qui a dirigé les recherches sur cette érotique molécule à l’Institut Pasteur, à Paris. N’empêche, tous les espoirs sont quand même permis aux amoureux au cœur brisé : cette chercheuse et son équipe ont découvert que cette molécule salivaire, qui agit sur les cellules nerveuses de la moelle épinière en inhibant la dégradation de l’enképhaline, est si simple que les labos pharmaceutiques devraient pouvoir la synthétiser et la produire en quantités industrielles pour leurs plus grands profits. Pauvres amoureux ! Les biosciences vont désérotiser les vertus aphrodisiaques du roulage de pelle ! A moins que, selon d’autres pistes de recherche, il ne devienne possible de trouver des substances, naturelles ou non, capables de stimuler l’organisme humain pour qu’il produise la molécule en plus grande quantité. Vous vous rendez compte ? L’orgasme par un simple patin chimiquement stimulé ! Mais tout n’est pas si simple, puisque pendant les étapes nécessaires à la purification de l’opiorphine afin de pouvoir la séquencer, on perd une bonne partie du produit. Le french kiss a encore quelques beaux jours devant lui. Et celà pourrait aller encore plus loin dans l’érotisme antalgique industrialisé. En effet, un énorme programme de recherche clinique va démarrer dans ce domaine qui était auparavant réservé aux amants. Son objectif sera de déterminer, en utilisant des systèmes de dosage et de micropuces qui n’ont rien d’adolescent ni de romantique, si d’autres fluides que la salive, comme entre autres le sang, les larmes, l’urine, le lait et le sperme, produisent eux aussi cet antalgique naturel. Tous les fantasmes pharmatico-sexuels seront alors imaginables. "Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout contre les portes de la nuit" (Prévert).
Nos deux petits amoureux n’en sont pas là. Ils se bécotent tendrement dans l’ombre des multinationales pharmaceutiques. Ils ne savent pas (pas encore) que l’amoureuse et antalgique pelle qu’ils se roulent est en économie "une chose pour laquelle la demande est toujours supérieure à l’offre" ; en comptabilité "un crédit parce qu’il est toujours profitable en retour" ; en algèbre "l’infini parce qu’il est deux divisé par rien" ; en géométrie "la distance la plus courte entre deux lèvres" ; en physique "la contraction de bouche en raison de l’expansion du cœur" ; en chimie "la réaction de l’interaction entre deux hormones" ; en architecture "un processus qui construit un lien solide entre deux objets dynamiques". Et puisque nous sommes sur Internet, finissons par la définition informatique : "Qu’est-ce qu’un baiser ? Cela semble bien être une variable non définie" (les citations de ce paragraphe ont été trouvées sur un site sans mention de source). Ils s’en foutent les petits amoureux. Ils ne savent pas que leurs cerveaux seraient, selon des chercheurs de l’université de Princeton, munis d’étranges neurones qui nous permettraient de retrouver la bouche de notre partenaire dans l’obscurité la plus totale, ce qui expliquerait, selon eux, la sublime jouissance qui les traverse quand ils s’embrassent dans les salles de cinéma. Ils se roulent des patins antalgiques les petits amoureux. N’importe quand et surtout en dehors de la Saint-Valentin.