Le bien public doit-il se faire en réduisant une minorité au désespoir ? Regard critique sur l’ANI
par Mathieu Morio
vendredi 29 mars 2013
L'accord national sur l'emploi (ANI) boulverse le marché de la complémentaire santé. Ses acteurs devront fournir un effort considérable d'adaptation pour survivre. Mais le gouvernement est en train de signer leur arrêt de mort avec l'ajout d'une clause inique qui avait pourtant été explicitement rejetée par les partenaires sociaux.
L’ANI, accord historique sur l’emploi, intervenu grâce à l’entremise du gouvernement entre syndicats et patronat a donné des motifs de satisfaction aux différentes parties prenantes. Plus de souplesse pour les uns, plus de sécurité pour les autres. Au-delà de la méthode qu’il faut saluer, il s’agit d’une indéniable avancée au bénéfice de tous.
Tous ? A voir. Car cet accord met également en lumière le travers de toute action publique résolue : il modifie et donc déséquilibre radicalement une partie de notre société. Et en l’occurrence un secteur économique faisant travailler plusieurs dizaines de milliers de personnes : le marché de la complémentaire santé individuelle.
En effet, la mesure phare de l’ANI est la généralisation de la prise en charge par les employeurs de la couverture santé de leurs salariés. Autrefois mise en place au bon vouloir des dirigeants, et donc globalement cantonnée aux grandes entreprises, la complémentaire santé dite « collective » deviendra donc bientôt obligatoire. Tous les employeurs du secteur privé devront désormais assumer au moins 50% du coût de ces complémentaires santé.
Tous les salariés s’en réjouissent : 4 millions d‘entre eux devraient en bénéficier. Mais une minorité fait grise mine : ceux dont l’activité consiste justement à gérer ou vendre les complémentaires dites « individuelles » qui ne sont pas prises en charge par les entreprises.
Car ces 4 millions de personnes ont déjà une couverture maladie pour la plupart : ils vont donc l’abandonner lors de la mise en place des couvertures « collectives ». En conséquence, les travailleurs liés au marché de la complémentaire individuelle risquent de perdre jusqu’à 4 millions de contrats. Il s’agit d’un choc considérable.
Que va-t-il se passer pour tous ces entrepreneurs et ces salariés ? Leur portefeuille clients n’aura plus de valeur et leur marché sera très considérablement réduit. Imaginez une personne qui a travaillé durant des années pour se construire une activité économique viable, perdant tout du jour au lendemain, à cause d’une loi lui tombant sur la tête.
Vous direz peut-être que ces travailleurs de la complémentaire individuelle n’ont qu’à se diversifier et profiter du nouveau marché des complémentaires collectives. Certes, mais le gouvernement a souhaité introduire une clause nouvelle dans l’accord qui avait été conclu entre les partenaires sociaux, et qui empêche totalement une telle reconversion. Cette « clause de désignation », passablement obscure pour les non initiés, autorise les différents secteurs économiques, les « branches professionnelles », à désigner un acteur unique qui assurera la complémentaire collective de toutes les entreprises du secteur. Or, plus de la moitié des contrats collectifs actuels sont gérés par une petite poignée d’acteurs bien précis : les Instituts de Prévoyance (voir ce comparatif des différents types d’acteurs existant dans le monde de la complémentaire santé pour mieux s’y repérer). Ces acteurs vont donc très probablement rafler la très grande majorité du nouveau marché de la collective, et ce d’autant plus facilement si les procédures de sélection se font à un niveau élevé, que les Instituts de Prévoyance sont actuellement les seuls à connaître, un niveau bien inaccessible pour le commun des acteurs actuels de la santé individuelle : la « branche ».
Perdant leur marché de la complémentaire santé individuelle, et disposant d’armes bien inégales pour concourir au nouveau marché de la collective, des dizaines de milliers de travailleurs vont se retrouver sans activité. Des dizaines de milliers d’emplois menacés à cause d’un accord historique sur l’emploi : comprenez-vous la cruelle ironie de cette situation ?
L’extension de la complémentaire collective à tous les salariés est une bonne chose. Même si cela demande des efforts considérables de reconversion à une minorité. Mais si cette reconversion est verrouillée par une clause injuste, alors la loi elle-même est injuste. Comme l’a dit John Rawls, grand philosophe de la théorie de la justice, aucune avancée du bien public ne doit se faire en réduisant une minorité au désespoir. N’entachons pas le progrès représenté par l’ANI par cette injustice : il faut abandonner la « clause de désignation ».