Pharmacien, manger ou être mangé

par Pascal Perez
lundi 19 mai 2014

Le rachat d’OCP, premier grossiste-répartiteur de médicaments en France, par le groupe américain Mac Kesson, justifie de tirer la sonnette d’alarme. Pourquoi son PDG, John Hammergren, qui s’accapare 51 millions de dollars par an, s’intéresse-t-il à la France ? Pourquoi la sécurité sociale française concourrait-elle à son indécente rémunération ?

Le modèle français d’accès aux médicaments remboursés est très efficient mais ses avantages sont méconnus. Il serait dans de nombreux pays une réponse à la contrefaçon des médicaments. Mais notre modèle est sapé par quelques ploutocrates internationaux qui rachètent les grossistes-répartiteurs et par le droit accordé aux laboratoires de vendre moins chers que les grossistes. Le modèle anglo-saxon est couteux et conduirait en France à créer un système public parallèle pour livrer les médicaments dans les territoires peu denses et insulaires. L’éthique des professionnels de santé dans la distribution des médicaments et une régulation plus micro-économique peuvent faire barrage à Wall-Street.

L’accès au médicament en France : une organisation efficiente en tout point du territoire

Le médicament peut guérir s’il est pris à temps et à la bonne posologie par le patient. Sinon, il peut nuire. La première cause de mortalité des civilisations tient aux épidémies dont la prévention précoce exige, sans délai et massivement, vaccins et médicaments. L’histoire de France est aussi celle des enseignements tirés des épisodes morbides de la peste, du choléra, de la tuberculose, etc.... La France contemporaine s’efforce d’assurer à tous l’accès au médicament via des professionnels de santé.

 Le médicament est accessible à travers des pharmacies de proximité, des hôpitaux ou des dispensaires. Un pharmacien ne peut être propriétaire ou copropriétaire que d’une seule pharmacie. Chaque pharmacie est une entreprise à taille humaine. Pharmaciens et préparateurs sont à l’écoute des petits et des grands maux des patients (4 millions) qui entrent chaque jour dans une officine. Si les pharmaciens sont devenus aussi des commerçants, ils ne sont pas des financiers.

L’Etat négocie, en lieu et place des grossistes, directement auprès des laboratoires le prix d’achat des médicaments. Pour approvisionner les officines, l’Etat autorise régionalement des sociétés grossistes dont il fixe la marge de distribution. Les grossistes autorisés s’engagent au respect d’obligations de service public : la livraison quotidienne gratuite, la détention d’un stock d’avance de plus de 20 000 références, l’astreinte le week-end, la conservation au froid de certains médicaments, etc... Le risque de contrefaçon est limité par le nombre limité d’intervenants.

La petite officine de campagne achète le médicament livré au même prix que la grande pharmacie de centre commercial. Cela résulte d’un prix administré de distribution. Cela s’appelle la péréquation. Elle évite l’inégalité dans l’accès aux médicaments et concourt donc à la bonne santé des français. Les grossistes sont historiquement issus de la coopération entre pharmaciens de la même région pour mettre en commun la logistique dans les meilleures conditions de confiance et de coût. Un pharmacien cède son fonds de commerce quand il part à la retraite. Le personnel des officines est stable.

Le modèle anglo-saxon : une financiarisation des grossistes et des pharmacies qui revient cher.

Le modèle anglo-saxon d’accès aux médicaments procède d’une autre philosophie. L’individu fait son affaire de se prémunir contre les risques de contrefaçon et d’impécuniosité.

Il se distingue par quatre caractéristiques notamment en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Inde et dans de nombreux pays émergents. 

1. L’Etat n’a pas de dispositif qui assure la livraison en tout point du territoire à un prix encadré des médicaments en gros.

2. Les pharmacies n’ont pas le monopole de la vente des médicaments.

3. Il y a intégration verticale de la distribution du médicament. Des sociétés sont propriétaires de grossistes, de pharmacies, et de tous lieux médicalisés nécessitant des pharmacies internes (hôpitaux, maisons de retraite) ou de points de vente de médicaments (petites et grandes surfaces alimentaires …).

4. Les patients paient la majorité de leurs médicaments, la sécurité sociale contribue faiblement.

En Grande-Bretagne, la moitié des 11 000 pharmacies appartiennent à 4 ou 5 chaines (Lloyds-Célesio, Alliance Boots,...). La sécurité sociale britannique passe avec les entreprises pharmaceutiques un accord sur l’évolution des prix des médicaments remboursés avec pour objectif d’atteindre un seuil de rentabilité de 21% des capitaux privés immobilisés. Si la rentabilité est inférieure la sécurité sociale compense, si le résultat est supérieur, l’industrie reverse une partie à la sécurité sociale.

Les deux premiers grossistes internationaux proviennent de marchés anglo-saxons.

 Ainsi, la famille actionnaire de Metro, bien connu pour approvisionner les restaurants et les épiceries, a constitué Celesio, premier groupe de distribution de médicaments et de gestion de pharmacies en Europe. Dans Celesio, OCP, 6 milliards de chiffres d’affaires, le premier grossiste en France, compte pour un quart de l’activité.

Le groupe Mac Kesson, basé en Californie, réalise 122 milliards de dollars par an dans la distribution de médicaments en gros et au détail aux Etats-Unis. Le président de Mac Kesson fait scandale. Alors que les présidents de très grandes sociétés américaines se contentent de 12 millions de dollars de salaire par an, il est rémunéré 51 millions de dollars et bénéficie d’avantages exorbitants dont un jet privé, un parachute doré de 450 millions de dollars, etc...

Alliance Healthcare, appartient à l’homme d’affaires, basé à Monaco, Stephano Pessina dont la fortune personnelle est estimée à 10 milliards de dollars. Avec le fond d’investissement KKR, il a constitué une multinationale de la distribution de médicaments qui est propriétaire de 11 000 pharmacies, principalement aux USA et en Grande-Bretagne.

Le modèle anglo-saxon est ruineux. En France, les obligations de service public génèrent seulement un surcoût de 2 à 3% du prix de gros du médicament, soit environ 30 millions d’euros par an sur la marge brute d’un milliard d’euros des grossistes.

Mais, le modèle anglo-saxon exige des rémunérations exorbitantes d’une centaine de présidents et d’administrateurs de quelques grands groupes de distribution pharmaceutiques. C’est un surcoût de plusieurs centaines de millions d’euros par an. En plus, pour justifier leurs émoluments extravagants, les dirigeants doivent offrir toujours plus aux actionnaires, soit en dividendes, soit en capitalisation, par croissance externe. Ainsi, le modèle anglo-saxon finit par transférer la valeur des officines des pharmaciens (patrimoine qui finance une part de leur retraite) à quelques riches capitalistes. Enfin, éloignés des réalités de santé, les dirigeants des grands groupes de distribution pharmaceutique ne comprennent nullement les dimensions participative et numérique qui révolutionnent la santé. Ceci explique pourquoi, ils échouent dans les tentatives de diversification.

Paradoxalement, beaucoup d’étrangers apprécient la France en touristes sans admettre que le charme et la vitalité de ses territoires résultent d’un objectif de pérennité qui passe par un équilibre entre intérêt général et intérêt privé.

La France a ouvert la voie de la financiarisation du médicament en gros

L’intérêt général de l’accès au médicament d’un pays très peu dense et qui compte des millions d’habitants âgés dans des zones rurales, de montagnes ou insulaires est défini par trois facteurs : le principe du médicament remboursé, le maillage du territoire en pharmacie et la qualité des relations entre le pharmacien et le patient.

L’absence de péréquation tarifaire dans la distribution du médicament aurait pour effet le manque de médicaments vitaux pour la moitié de la population hors grandes villes. Outre l’aggravation des pathologies, cause de décès, cela dévaloriserait l’immobilier et l’attractivité des zones rurales ou de montagne qui sont aussi touristiques. La transformation d’un pharmacien chef d’entreprise en salarié est un recul social. Entre le patient et le pharmacien salarié précaire de multinationales cotées en bourse, qui sera le plus fragile ?

C’est par une organisation confiant aux seuls professionnels de santé la gestion d’un circuit spécialisé du médicament que les français ne seront pas destinataires de faux médicaments.

Ce bilan favorable au modèle français heurte le consensus dominant selon lequel la concurrence baisse les coûts et les professions règlementées manquent d’efficience.

Lors de la mandature du Président Sarkozy, l’économie des grossistes en France a été cisaillée par une disposition qui autorise les laboratoires à accorder aux pharmacies une remise égale à la marge des grossistes. Or, les grossistes sont la clé de voûte du modèle français. Les laboratoires pharmaceutiques peuvent vendre directement aux pharmacies sans contribuer aux missions de service public dévolues aux seuls grossistes.

Les effets d’un changement de modèle sont à l’œuvre. Les trois premiers grossistes-répartiteurs en France qui assurent 65 % de l’activité viennent d’être rachetées par des groupes plus financiers que pharmaceutiques.

Le groupe Mac Kesson a pris les commandes d’OCP en rachetant en janvier 2014, Celesio pour 6 milliards d’euros. Alliance Healthcare occupe la seconde place. Dans les DOM, Eurapharma, le grossiste répartiteur qui assure 80% de la fourniture en gros des pharmacies aux Antilles, est, depuis 2013, filiale de Toyota.

Puisque la possibilité est offerte aux laboratoires pharmaceutiques de vendre moins cher que les grossistes, ceux-ci se transforment en dépositaires de laboratoires ou en « short liner » sur le modèle anglo-saxon. OCP et Alliance Healthcare font payer le prix des livraisons aux pharmacies en milieu rural, en imposant des quantités minimum, et elles s’exonèrent de l’obligation de livraison quotidienne. Ils proposent des médicaments à des prix n’incluant pas le coût des services publics.

En fait, laboratoires, dépositaires, grossistes filiales de multinationales et pharmaciens lèsent la Sécurité sociale et tous les cotisants puisque les 2 à 3% de surcoûts d’obligations de service public sont payés pour des services qui ne sont plus rendus ni partout, ni tout le temps. Comme il est impossible de minimiser les coûts et simultanément de financer les stocks, il ne faut pas s’étonner que la financiarisation des grossistes coïncide avec l’apparition des pénuries de médicaments.

L’objectif poursuivi en France par les multinationales de la distribution du médicament est le basculement vers une règlementation sans obligation de service public et autorisant des chaînes de pharmacies. Avec un français sur trois de plus de 60 ans dans 15 ans, la distribution du médicament promet d’être juteuse.

Les fonds d’investissement américains qui sont derrière OCP et Alliance Healthcare attendent que l’Etat français déconstruise entièrement le modèle français. Après avoir avantagé la vente directe des laboratoires aux pharmacies, l’administration ne sanctionne pas les manquements aux obligations de service public des grossistes. Demain, la Sécurité sociale remboursera le médicament sans définir ni son prix d’achat, ni la marge de distribution, ni celle du pharmacien. OCP et Healthcare négocieront mondialement le prix d’achat des médicaments et leurs réseaux de pharmacies se feront concurrence. Ils exigeront de la Sécurité sociale un retour financier de 10 % sur les immobilisations pour livrer en Corrèze.

Mobiliser l’épargne professionnelle et locale et la rémunérer faiblement pour bouter les financiers hors de ce secteur.

L’Etat peut-il encore préserver l’intérêt général dans la distribution du médicament en gros ?

Oui, mais à deux conditions :

1. Contractualiser plutôt que régenter.

Il faut amender le modèle français en ce qu’il relève d’un droit et d’une administration monarchique. Le droit monarchique définit des statuts, impose des règles et des prix non négociés. L’administration publique de la santé est restée d’essence monarchique et non démocratique. Le grossiste est pour l’administration un sujet de second rang parce qu’il appartient au secteur privé et parce qu’il réalise une tâche concrète et spécialisée. En conséquence, l’administration ne distingue pas de différence entre un grossiste à capitaux locaux et une société détenue par un fond d’investissement étranger. Elle a commis une erreur économique et juridique en accordant aux laboratoires un avantage tarifaire sur les grossistes.

Les hauts dignitaires de la santé publique doivent descendre de leur piédestal. Ils doivent apprendre les relations égalitaires qui laissent une place à la concertation et au contrat entre la Sécurité sociale et les entreprises des professionnels de santé, épris du modèle de distribution français.

Mais, il manque une tête à l’administration dédiée à la distribution du médicament. L’Agence du médicament (ANSM) est focalisée sur les risques sanitaires, les sous-directions des ministères de la Santé et du Budget raisonnent en milliards d’euros, les jeunes Agences Régionales de Santé n’ont aucun outil pour comprendre une activité logistique régulée. Aucun haut fonctionnaire n’a une vision globale de l’intérêt général. La Direction Générale de la Concurrence et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) est paralysée par des textes fragiles et n’a sanctionné aucun manquement aux obligations de service public et aux Codes du commerce.

Le contrat entre la Sécurité sociale et les grossistes est essentiel pour bouter la finance hors du secteur. Le contrat fixe un niveau de rentabilité du capital qui, par conséquent détermine le profil de l’actionnariat. L’Etat ne doit plus administrer mais réguler en plaçant en connaissance de cause le curseur entre la concurrence et le risque sanitaire.

2. Attirer l’épargne à la recherche de rémunération frugale au capital des grossistes.

Les loups sont entrés dans la bergerie. Il est encore temps de les convier à en sortir. La réponse à la financiarisation de la distribution du médicament doit venir d’une mobilisation d’investisseurs « pères de famille » dans le capital des grossistes. L’activité de grossistes autorisés est un « business » sans risque. Elle est idéale pour placer son épargne. Le Parlement décide chaque année du montant maximum de remboursement des médicaments et de la rémunération des grossistes. Un faible risque induit un faible rendement et un faible rendement décourage les ploutocrates. Comme en Allemagne, il faut interdire la vente directe. Il faut limiter à une seule grande région la possibilité d’exercer l’activité de grossiste, ce qui conduira à plafonner la croissance et la rentabilité. Avec une rentabilité permettant de servir des dividendes de 2% du capital immobilisé, on peut attirer des épargnants peu aventureux et de long terme.

Les pharmaciens eux-mêmes ont intérêt à redevenir les premiers actionnaires des grossistes. Les pharmaciens peuvent ainsi sécuriser leurs approvisionnements au meilleur prix et voter ainsi pour leur préférence pour le modèle du professionnel de santé indépendant. Le pharmacien qui investit 10 000 euros dans un grossiste régional autorisé peut percevoir 200 à 300 euros de rendement annuel. L’actionnariat régional dans la distribution en gros du médicament est la meilleure garantie de l’accès au médicament, au meilleur coût de livraison et en tout point du territoire.

Grâce au principe de subsidiarité inscrit dans l’article 5 du traité sur l’UE, l’Etat, en matière de distribution du médicament, délivre les autorisations et définit les rémunérations sans rendre compte à la Commission européenne. L’Etat et la Sécurité sociale peuvent favoriser l’émergence de grossistes régionaux nouveaux à l’esprit coopératif et inciter les actionnaires multinationaux à se désengager.

Alors que la population mondiale augmente fortement, que la demande de médicaments dépasse le taux de croissance de l’économie, c’est la contrefaçon qui caractérise la distribution mondiale dans les pays sous-régulés. Le modèle français est le meilleur antidote. La pérennité du modèle français doit devenir le combat d’une administration plus citoyenne. Dans la mondialisation, les professionnels de santé doivent aussi promouvoir notre modèle territorial juste et efficient auprès de leurs pairs en Europe et dans le monde. 


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