Quand cède le barrage
par C’est Nabum
mercredi 27 mai 2015
Son handicap à l'école au quotidien
Des flots tumultueux …
Je venais à sa rencontre pour l'aider à se réconcilier avec les mathématiques. La tâche est ardue, le passif ancien. Pourtant en quelques semaines déjà, des signes annonciateurs d'une meilleure approche de la matière sont constatés. Alors, en cette veille de vacances, notre rencontre prend des allures de conversation agréable.
Estelle a 18 ans, un parcours chaotique derrière elle à cause de ces maudits handicaps qui ont entravé sa scolarité. Depuis que nous avons fait connaissance cependant, je n'avais pas perçu de signes particuliers qui m'auraient alerté, m'auraient préparé à ce qui soudain se passa entre nous. Un mot banal, une question anodine et soudain le barrage céda.
« L'école, pour moi, ça a toujours été l'enfer. C'est seulement depuis janvier et ce voyage en Pologne sur les lieux de l'horreur absolue que je vais mieux. J'ai enfin trouvé des camarades de classe qui me prennent en considération, qui ne m'envoient pas des mots qui tuent, des regards qui blessent. Ils m'aident quand j'en ai besoin, ils ne s'offusquent pas de mes problèmes et surtout, ils me respectent.
L'école maternelle, je n'en ai pas de souvenirs. Je n'ai pourtant pas changé de camarades mais ce sont eux qui m'ont fait vivre l'horreur à l'école primaire. Les injures, les cailloux qu'on me lançait dans le dos, le refus de m'avoir comme voisine de table, la solitude dans la cour. Tout ça, naturellement, sans que les adultes n'y puissent rien changer.
Quand ils étaient jeunes enfants, ils ne devaient pas savoir qu'ils me faisaient mal à ce point. Mais quand ils ont grandi, quand nous nous sommes retrouvés presque tous au collège, ce sont les mêmes qui menaient la danse. La sixième fut une horreur : leur acharnement fut tel que je dus changer de classe par deux fois sans que rien ne bouge.
Cela a continué jusqu'en troisième. Malgré les professeurs qui me demandaient de faire une présentation de mon handicap en cours, malgré les protestations de mon père, malgré mes larmes et mes souffrances, ce furent des années épouvantables. La solitude, toujours, le refus de s'asseoir à côté de moi, les moqueries et les saloperies dans le dos …
J'en ai bavé comme vous ne pouvez l'imaginer. J'ai résisté grâce au formidable soutien de ma famille et de mes proches. Je n'ai d'ailleurs jamais songé à mettre fin à ce calvaire en me supprimant ; leur amour me permettait de supporter ces monstres. D'ailleurs, quand je regarde les vieilles photos de classe, je me dis maintenant que je ne voudrais en rencontrer aucun.
Ce n'est pas tout à fait vrai, deux garçons et une fille échappent à ce rejet définitif. Hélas, l'un deux fut victime d'une leucémie foudroyante et les deux autres sont loin. Tous les autres, sans exception, ont participé peu ou prou à ce jeu misérable dont j'étais la victime facile. Les enfants sont des monstres quand on n'est pas comme eux. J'ai dû arrêter de porter des prismes à mes lunettes pour échapper à leurs affreuses railleries ; j'ai demandé des verres moins épais pour ne plus être montrée du doigt.
C'est seulement en me retrouvant dans le centre de rééducation, en troisième, après une opération lourde pour mes jambes, que j'ai retrouvé un peu de plaisir. À Saint Fargeau, je me suis sentie à ma place. Il n'y avait aucun jugement entre nous : les éclopés de la naissance, les cassés de la vie. Nous nous acceptions tous tels que nous étions. Enfin, il n'y avait plus de rire à mon passage.
J'y suis restée plus longtemps que prévu. J'ai souhaité y passer mon brevet et je l'ai eu, loin de tous ceux qui, depuis l'école primaire, faisaient de moi leur bouc émissaire, leur souffre-douleur du quotidien. Ah ! ce que je les maudissais je me souviens de l'effroi qui m'envahissait lorsque s'annonçait la rentrée des classes.
Le pire ce fut mon entrée en sixième. Nous étions tous réunis dans le réfectoire et je me rappelle encore le murmure qui s'est fait entendre à l'appel de mon nom. Je revois cette fille qui disait à ceux qui ne me connaissaient pas : « Surtout, ne vous mettez pas à côté d'elle ! » Elle a fait de mon arrivée au collège un calvaire qui ne s'est jamais démenti !
Quand je suis entrée au lycée, j'ai conservé des connaissances (j'évite de les désigner comme camarades). Celles -là ont transporté dans ce nouvel établissement leurs maudites attitudes. Je ne pouvais échapper à cette malédiction. Le pire fut cet incident quand j'étais dans le bus, en quittant le lycée. Je suis tombée ; personne ne s'est levé pour m'aider à me relever
Il y avait là des adultes, des passagers ordinaires, insensibles à mon sort et deux élèves de ma classe qui n'ont pas bougé le petit doigt. J'étais écœurée. Je ne voulais plus retourner au lycée. Le lendemain je suis allée raconter ma mésaventure au proviseur-adjoint. Il n'a rien compris, m'a demandé d'aller en classe alors que je n'en étais plus capable ce jour là. Je suis rentrée chez moi pour oublier, le temps du week-end, cet affront.
Le lundi, les deux filles ont été reçues par la CPE. Nous avons été confrontées ; elles ne sont même pas excusées ! Pire encore, elles n'ont eu aucune sanction. J'étais toujours le vilain petit canard avec ma démarche hésitante, mes grosses lunettes, mon strabisme et parfois mes plâtres et mon fauteuil roulant.
J'ai redoublé ma seconde et ce fut le début du changement. Ceux qui avaient effectué leur scolarité avec moi étaient au niveau supérieur J'étais enfin débarrassée d'eux. La deuxième seconde fut plus agréable et tout bascula en première, en janvier, quand j'allai avec mes camarades, visiter un camp de concentration.
Depuis ce séjour, je suis reconnue par tous mes camarades, respectée et considérée quand j'ai des difficultés. Ma vie a changé. Je découvre le plaisir d'aller à l'école, il était temps. Je ne suis plus jamais seule, il y a toujours quelques élèves pour m'attendre, pour m'aider, pour prendre soin de moi si je vais mal. Quel bonheur !
Voilà, je ne sais pourquoi je vous ai raconté tout ça. Ce n'est pas facile. Ça me coûte vraiment. Je me souviendrai toute ma vie de ces années d'enfer, de ces enfants intolérants, méchants, sans cœur. Je me souviendrai encore des adultes qui voyaient mais qui étaient impuissants à changer les choses. Je me souviendrai toujours de ma famille, toujours à mes côtés, toujours à venir se plaindre sans effet, hélas.
J'ai hâte de lire ce que vous allez écrire, comment vous allez traduire ce que je viens de vous raconter. Moi aussi d'ailleurs, je m'interroge. J'ai envie de prendre la plume, de raconter ce calvaire, de narrer ma vie à l'école depuis le CP jusqu'à la Pologne. Vous allez peut-être me fournir l'occasion de me lancer dans cette aventure. En attendant, nous relirons ensemble votre texte avant que de décider ce qu'il deviendra ! »
Je promis à Estelle de me mettre sans tarder à rédiger ce billet. Il me fut pourtant impossible de m'exécuter le jour-même. J'étais mal ; j'avais besoin de distance, de retrouver mes esprits. On ne sort pas indemne d'une telle confession. Ce cadeau suppose aussi de ne pas le galvauder. Estelle se lancera peut-être dans l'aventure de l'écriture ; je lui ai promis de l'accompagner si elle en éprouve le besoin . Voilà de quoi occuper le début de ma retraite.
Estelle mérite de réussir, d'effacer ces années de plomb. Elle a ouvert la bonde : les flots de sa détresse passée ont coulé en abondance. Nous n'avons pas vu le temps passer. La séance a largement débordé. Qu'importe, il y avait si longtemps que ce sac à tristesse s'était gonflé qu'il lui fallait bien crever. Les mots soulagent parfois des maux, même si jamais rien ne sera oublié !
Confidentiellement sien.
Photographies de Val Lorec et Alain Pavard-Doisneau