Restriction de la liberté d’installation : premier pas vers la disparition du système de santé solidaire ?

par Thomas
mercredi 17 octobre 2007

Face à la crise démographique médicale, particulièrement critique dans les zones rurales, certaines banlieues et régions peu attractives, le gouvernement, garant de l’accès au soin, n’hésite pas à agiter la menace de l’équivalent de l’arme nucléaire, le déconventionnement. Cette démarche d’aménagement du territoire est louable, mais il peut sembler alors paradoxal que, dans le même temps, il ait une démarche tout à fait inverse avec la réforme de la carte judiciaire et la fermeture de nombreux tribunaux de proximité. À moins que son objectif principal ne soit pas l’aménagement du territoire...

Le 18 septembre dernier, le gouvernement annonce la fermeture de la moitié des tribunaux de proximité, d’un tiers des tribunaux de commerce et des conseils de prud’hommes et d’une dizaine de TGI. Le tout au motif que la carte judiciaire est en décalage avec l’évolution démographique et économique de la France (

Carte judiciaire : précisions sur les projets de fermetures

, Principes de la réforme de la carte judiciaire).

Quelques jours plus tard, le gouvernement publie le PLFSS 2008 (Projet de loi de financement de la Sécurité sociale) et Sarkozy évoque à mots couverts les premières restrictions et la liberté d’installation alors même qu’il y avait affirmé son attachement au cours de la campagne présidentielle (

Liberté d’installation : l’estocade de Sarkozy).

On pourrait à première vue s’étonner de deux mesures aussi paradoxales en matière d’aménagement du territoire : on retire des magistrats des campagnes et on y met des médecins. Bien sûr, on comprend bien que les délits se trouvent principalement concentrés dans les grands centres urbains mais n’en va-t-il pas tout autant des maladies ?

Sauf que... il est facile pour un politicien, a fortiori de droite, de marquer des points dans l’opinion en s’attaquant à une population qui passe pour nantie. Après avoir largement courtisé les médecins pour obtenir leur soutien électoral, après les avoir notamment assurés de son attachement à la liberté d’installation, le voilà qui fustige les médecins qui préfèrent la Côte d’Azur à la Picardie ! (Une préférence qui n’est sans doute pas spécifique aux médecins).

Et la population est prompte à trouver toutes les raisons pour lesquelles les médecins devraient accepter ces contraintes : ce sont des nantis, ils sont payés par l’argent des contribuables (ce qui est avant tout une chance pour les patients car les médecins pourraient aussi bien vivre des remboursements d’assurances privées que publiques), leurs études sont gratuites (comme celles de nombreuses autres professions, auxquelles on ne demande aucune forme de remboursement, si ce n’est que les bonnes études font souvent les bons contribuables et que, par le biais de l’impôt, les médecins remboursent plusieurs fois leurs études au cours de leur carrière), ce métier est un sacerdoce (l’argument creux ultime : « votre métier est beau donc vous devez accepter plus de contraintes »)...

Bien sûr, pas un médecin ne contestera l’existence d’une crise démographique (le Conseil de l’ordre dénonce une crise en gestation depuis longtemps) et de difficultés d’accès aux soins dans certaines parties du territoire. Leurs organisations professionnelles et leurs syndicats sont prêts à étudier des systèmes de rééquilibrages, mais le gouvernement n’est pas dans une logique de négociation, les médecins sont « associés aux négociations », mais il leur refuse une voie délibérative.

Mais comment l’État pourrait-il crédiblement se préoccuper de l’accès aux soins et dans le même temps restreindre l’accès à la justice ? La réponse est probablement que l’aménagement du territoire et la gestion de la crise démographique médicale sont des préoccupations secondaires du PFLSS 2008. Que risque-t-il se passer ?

Temps 1 : sous couvert de mettre des médecins dans les campagnes et les régions sous-médicalisées (alors que l’État s’en moque depuis des années, pas plus qu’il ne se préoccupe d’assurer le maintien dans les zones « d’habitat dispersé » d’artisans, de commerçants, de bureaux de poste, de transports, de tribunaux...), le gouvernement menace les médecins de mettre en place des moyens coercitifs pour rétablir l’égalité d’accès aux soins, leur laissant le choix entre l’exil rural ou le déconventionnement.

Temps 2 : comme une part croissante de leurs concitoyens, les médecins ont les mêmes raisons de préférer la vie citadine ou les régions riantes. Ils ont notamment des conjoints qui travaillent (et comme 60 % des jeunes médecins sont des femmes, 60 % de leurs conjoints sont des hommes, souvent de niveau de formation équivalent, donc ni désireux de rester au foyer ni susceptibles de trouver facilement du travail hors des centres urbains). Ajoutez à cela que dans certaines zones du territoire, la permanence des soins ne repose que sur une poignée, voire un unique médecin, ce qui n’est guère compatible avec un temps raisonnable consacré à la vie de famille ou à l’éducation des enfants, a fortiori lorsque les deux conjoints travaillent. Dès lors, aucun niveau d’incitation n’est susceptible de les convaincre de s’établir en zone rurale ou en région à faible densité de population. On relève au passage que l’exercice dans ces zones est plutôt plus lucratif que dans les grandes agglomérations, du fait de la plus forte charge de travail et aussi de charges plus faibles. Qu’on se le dise, l’argent n’y est pour rien et ne suffira pas à convaincre les médecins de partir en zone rurale, seule une politique d’aménagement du territoire, authentique et globale, le pourrait (Ce qui dicte le choix des jeunes médecins)

. Remettez des habitants dans ces régions, les médecins les suivront naturellement.

Face à ce chantage du gouvernement, un nombre significatif de médecins risque donc de préférer le déconventionnement à l’exil. De deux maux, ils choisissent le moindre. Crise démographique oblige, ce choix se révèle viable pour eux car avec le vieillissement de la population, le besoin de soins augmente tandis que la population médicale diminue. Donc bon gré mal gré, la population accepte de payer des médecins non conventionnés.

Temps 3 : répondant à l’opportunité et à un besoin réel, des assurances privées fleurissent pour faciliter l’accès aux médecins non conventionnés. Bien sûr, les citoyens qui optent pour ces assurances coûteuses s’agacent de continuer parallèlement à financer une Sécurité sociale qui ne prend plus en charge leurs soins et commencent à réclamer de ne plus financer un système qu’ils n’utilisent pas. Ceux qui ne peuvent s’offrir ces assurances se résolvent à prendre patience dans les listes d’attentes qui se créent inévitablement chez les médecins encore conventionnés (a priori les plus anciennement installés donc les plus proches de la retraite). Pendant ce temps, le problème de la démographie médicale dans les zones rurales n’est toujours pas résolu.

Temps 4 : la Sécu perd sa raison d’être ou ne s’adresse plus qu’à la population qui ne peut payer les assurances privées... et on fait porter aux médecins la responsabilité devant la population de la fin de la solidarité nationale. On montrera du doigt les méchants médecins qui ont obligé des compagnies d’assurance bienveillantes à intervenir et voler au secours d’une population prise en otage. Si l’on regarde l’exemple américain, les revenus des médecins ont plutôt à gagner de cette situation qu’ils n’ont pas voulue, ce qui les consolera de porter le chapeau. Grands perdants : tous les citoyens, en proportion inverse de leurs revenus ; grands gagnants : médecins (« à l’insu de leur plein gré » et sans préméditation), compagnies privées d’assurance (je laisse à d’autres que moi le soin de chercher des accointances avec certains membres du gouvernement, mais je remarque tout de même que Xavier Bertrand, ministre de la Santé et des Solidarités du précédent gouvernement, actuel ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, est agent d’assurance de formation).

Voilà donc le scénario qui pourrait se réaliser en peu d’années et mener à la disparition de notre système de santé solidaire. En montrant les médecins du doigt, en mettant la crise démographique médicale sur leur compte et non sur l’absence blâmable d’anticipation des gouvernements des vingt dernières années, en voulant leur faire payer les conséquences d’une politique longtemps entretenue de restriction médicale, on réussira peut-être à les manipuler. Tout comme en les désignant comme bouc émissaire à une population qui connaît d’authentiques difficultés d’accès aux soins, on parviendra à la manipuler pour lui faire renoncer à un élément majeur du patrimoine français, la Sécurité sociale.


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