Sacrifier la recherche, un pari à courte vue

par LolaHe
mercredi 6 juin 2012

Il est assez rare que la communauté mondiale des chercheurs exprime son unanimité. La récente décision des laboratoires AstraZeneca de réduire rapidement son département recherche et développement aura eu cet effet inédit. En dévoilant pour la troisième fois en cinq ans les contours de son plan de réduction d’effectifs, le laboratoire pharmaceutique a fait naître un sentiment général d’exaspération et d'inquiétude qui va bien au-delà des seuls salariés touchés, et qui a été relayée par des spécialistes parmi les plus éminents.

Se dérober devant l’obstacle, refuser d’affronter ce qui est défini communément comme « le problème de santé crucial du 21ème siècle », c’est-à-dire réduire la voilure des projets de « recherche et développement » : pour beaucoup d’entre eux, les laboratoires pharmaceutiques adoptent la même ligne de management et d’investissement qu’ AstraZeneca. En laissant de côté une question majeure : quid des traitements pharmacologiques à l’horizon 2020-2025 ?

Le reformatage des services recherche et développement est mis en place depuis une dizaine d’années. Les laboratoires pharmaceutiques considèrent que leur âge d’or est derrière eux. La décennie 1990-1999 a été faste, avec en moyenne plus de 30 nouveaux produits mis sur le marché. Pour les acteurs du secteur, 1996 reste en mémoire comme un pic, avec 54 nouveaux médicaments proposés. La décennie suivante marque un essouflement avec 24 médicaments proposés en moyenne, et celle qui s’annonce devrait confirmer un net ralentissement.

Pour autant, la branche industrielle de la pharmacologie continue d’afficher une excellente santé financière. Née en1999 de la fusion du suédois Astra avec le britannique Zeneca, le profil d’AstraZeneca est assez emblématique du secteur : un chiffre d’affaire en constante augmentation (+4% pour 2010), une présence dans plus de 100 pays avec plus de 60 000 collaborateurs… Le laboratoire est passé de la septième à la cinquième place parmi les "Big Pharma". Ce n’est donc pas en arguant de résultats économiques médiocres que les grands laboratoires, comme Merck ou Pfizer, sabordent leurs divisions recherche. Leur raisonnement est fondé sur d’autres motifs.

En premier lieu, l’ensemble des laboratoires de pharmacologie considèrent que jamais le processus de recherche n’est devenu aussi long et coûteux. Enserrée dans un protocole extrêmement contraignant, la recherche est un processus de moyen terme : il s’écoule en moyenne une quinzaine d’années entre la première piste scientifique et sa concrétisation sous forme de médicaments présents dans les officines. A cet étau en amont, les laboratoires mettent aussi en avant un carcan législatif et réglementaire de plus en plus strict.

En second lieu, la demande de nouveaux médicaments porte dorénévant sur des domaines complexes, qui font appel non seulement à la chimie pure mais aussi aux nouveaux domaines du savoir. Clairement mis en avant au cours du Congrès annuel de l’ECNP au mois de septembre dernier à Paris, l’enjeu actuel de santé publique porte massivement sur la question de la santé mentale. Avec d’une part l’allongement de la durée de la vie qui fait émerger de nouvelles pathologies de masse (démence sénile, maladie d’Alzheimer…) et d’autres part l’identification de facteurs sociétaux pathogènes (stress, angoisse, addiction ou troubles du sommeil), la demande de pharmacologie se focalise sur les troubles neurologiques, les plus délicats à traiter. Elle exige des investissements lourds que les laboratoires de pharmacologie refusent désormais de porter seuls.

Enfin, les politiques de santé défendues et mises en place par les gouvernements en Europe et dans l’ensemble des pays développés depuis une dizaine d’années favorisent la consommation des médicaments génériques et déremboursent nombre de produits. Justifiées par des considérations d’équilibre des finances publiques, ces deux axes sont contestés par les laboratoires qui voient leurs perspectives de profit ralentir à terme, et mettent en avant une équation imparable : moins de profits, donc moins d’investissement, donc moins de recherche…et donc moins de « trouvailles ».

En réplique à ce chemin dessiné par les Pouvoirs publics, Abott supprime 800 emplois de chercheurs au Pays-Bas et en Allemagne, MSD ferme six unités de recherche en Europe. AstraZeneca opte pour une stratégie plus abrupte et plus surprenante encore : l’entreprise s’apprête à externaliser presque totalement son activité de recherche. Pour son département de recherche sur les neurosciences, la firme anglo-suédoise ne conserve qu’une cinquantaine de chercheurs qui mèneront leurs travaux en partenariat avec un réseau d’interlocuteurs académiques et industriels. Au risque de la dispersion et de la dilution, considèrent la plupart des spécialistes, qui perçoivent dans le retrait d'AstraZeneca un dispositif économique à courte vue au détriment de la santé publique, soit une forme de démission, ou de représaille à l'encontre des pouvoirs publics, c'est selon...

Produire vite, produire dans le seul objectif de la rentabilité économique immédiate ne peut être une ligne d’horizon pour l’ensemble de l’industrie pharmaceutique. A elle seule, l’émergence de la question de la santé mentale pour le demi-siècle à venir contredit cette stratégie. Il y a là un faux calcul économique. En sacrifiant à une analyse de court terme, les laboratoires assèchent d’emblée le potentiel de leurs profits futurs : de nouveaux traitements proposés leur assureront une véritable manne financière. Mais, plus que tout, il y a là une dimension éthique des laboratoires et de leurs partenaires. Déserter le champ de la recherche neurologique, c’est aussi fragiliser la santé publique, c’est à dire le bien-être de chacun. C’est faire peu de cas de la responsabilité citoyenne d’un secteur qui doit avoir, en théorie du moins, le bien-être humain au coeur de son projet.

 

Pour en savoir plus :

AstraZeneca coupe dans ses effectifs mais pas dans ses dividendes, L'Agefi, Février 2012


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