Stress et travail : les patrons sont-ils des assassins ?

par Jean Krakowiecki
vendredi 7 mars 2008

Les suicides de salariés sur leur lieu de travail, récemment médiatisés, nécessitent une réflexion sur le fond. Comment peut-on en arriver là ? Ici, une réponse, incomplète, mais qui éclaire ces faits à la lumière de la psychologie sociale.

Poser cette question de manière aussi ciblée : « les patrons », va en agacer plus d’un...
... et ne peut que générer une réponse non satisfaisante !

Alors posons-la autrement : « vous ou moi, sommes-nous des assassins en puissance ? »

C’est ici que mon lectorat se divise en trois parties : ceux qui connaissent Stanley Milgram et entrevoient déjà mon objectif caché dans le titre, ceux qui vont apprendre quelque chose et les autres qui ne vont pas tarder à nous quitter...

Stanley Milgram (psychologue social 1933-1984) est célèbre pour ses expériences liées à la soumission à l’autorité. [1]
Il y a une expérience très célèbre, reproduite dans le film d’Henri Verneuil I comme Icare : [2]

Un « moniteur » fait prendre connaissance à un « élève », une association de mots.
Après compréhension de « l’élève », le « moniteur » l’interroge sur la liste de mots.
Lorsque « l’élève » ne donne pas la bonne association, le « moniteur » doit lui infliger une décharge électrique de plus en plus forte, de 15 volts en 15 volts jusqu’à 450 volts.

En réalité, « l’élève » est un acteur qui fait semblant de recevoir ces décharges électriques, mais le « moniteur » ne le sait pas.

La question est de savoir jusqu’où est capable d’aller le « moniteur » dans la soumission pour accepter cet ordre imbécile que lui a donné l’autorité.

Grâce à cette expérience, nous savons maintenant que la plupart des braves gens (comme vous et moi) sont capables d’aller jusqu’à infliger une décharge de 450 volts à quelqu’un qui ne leur a rien fait, simplement pour obéir à cette autorité ! [3]

Ceux qui ont vu le film Un spécialiste feront le lien ! [4]

Adolf Eichmann, était le spécialiste par excellence, responsable de la déportation de millions de Juifs vers les camps nazis.
Hannah Arendt parle d’un bureaucrate d’une effroyable « banalité » exécutant et transmettant des ordres du début à la fin de sa mission.
Eichmann n’a montré ni antisémitisme ni troubles psychiques.
Elle le décrit comme étant la personnification même de la « banalité du mal », se basant sur le fait qu’au procès il n’a semblé ressentir ni culpabilité ni haine et présenté une personnalité tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Elle élargit cette constatation à la plupart des criminels nazis, et ce quel que soit le rang dans la chaîne de commandement, chacun effectuant consciencieusement son petit travail de fonctionnaire ou de soldat, plus préoccupé comme tout un chacun, par son avancement que par les conséquences réelles du travail.

Tout cela est effrayant !

Dans cette société humaine (qui a donné le mot « humanité »), les 2/3 de la population sont capables de me faire souffrir ou m’envoyer à la mort, simplement pour obéir à une autorité !!!
Cela va de l’infirmière capable de piquer une pauvre mamie mourante dont toutes les veines sont éclatées à force de piqûres [5], au DRH poussant au suicide des salariés fragilisés...
On comprend mieux aussi comment les récents « scandales de l’amiante » ont pu exister, alors que beaucoup de responsables étaient au courant de son effet mortel depuis longtemps... [6]

Et moi ? Comment réagirais-je à leur place ?

Toujours selon cette expérience, les « bourreaux » ne comprennent ni n’acceptent les conséquences de leur comportement sur leurs victimes-collaborateurs.
Le simple fait d’envisager de rompre avec l’autorité provoque une forte angoisse.
Leur conscience (qui contrôle d’ordinaire leurs pulsions agressives) est systématiquement mise en veilleuse dans le cadre d’une politique de management s’inscrivant dans une structure hiérarchique.

Etonnamment, le taux de sujets torturant à mort, passe de 63 % à 2 % lorsque celui-ci est libre de choisir la gravité de la torture.
Par contre, soumis à une pression hiérarchique forte, et disposant d’une hiérarchie inférieure à laquelle il délègue l’acte physique de la torture, le taux passe de 63 % à 92 % !!!

Autrement dit, celui qui inflige le tourment, s’en remet à l’autorité supérieure.


Quant à l’autorité supérieure, elle peut rejeter sa responsabilité :
1- sur l’ordre de sa hiérarchie directe,
2- sur la délégation de l’acte.

Nous pouvons de fait, comprendre que les responsables ayant une hiérarchie à disposition, seront plus enclins à « donner des ordres contraires à la dignité humaine » [7] ou « moralement discutables ».

Milgram avance une explication du processus :
1- L’éducation apprend à maîtriser les pulsions asociales, mais jamais il n’est enseigné à l’individu un contrôle personnel des actes imposés par l’autorité,
2- Et donc, l’autorité devient ainsi le seul juge du Bien et du Mal :
a. obéissance = Bien
b. désobéissance = Mal
3- L’individu se sent donc responsable de l’exécution de l’ordre, mais pas du contenu de cet ordre.
4- Et pour justifier cette discordance entre sa conscience et la douleur infligée, le sujet habillera ses actes de vertus morales telles que « sens du devoir », « loyauté », « discipline »...

Nous comprenons mieux comment, dans une société de vision à court terme, il est possible de trouver des comportements aberrants qui nuisent à la communauté, à la société en général.

Concernant la performance dans le milieu du travail, nous nous trouvons souvent confrontés à des comportements qui génèrent la souffrance, qui sont illogiques et contre-productifs.

Paradoxalement, c’est en cherchant la performance que beaucoup d’entreprises obtiennent davantage d’absentéisme, de présentéisme, de rétention d’informations, de turn-over, de démotivation...

... et surtout que certains patrons et autres responsables deviennent des assassins.
(Appelons un chat un chat ; ce n’est pas parce que le bourreau n’est pas en contact direct avec sa victime qu’il ne porte aucune responsabilité !)

Bien entendu, comme dans toutes les parties de la société, nous retrouvons chez les responsables, patrons, entrepreneurs, des comportements identiques.
Une autorité qui insuffle le respect des valeurs, le développement durable, l’efficience, va générer un cercle vertueux.
Par contre, une autorité soumise elle-même au court terme (dans le cadre de la financiarisation de l’économie, d’un « secteur hyper-concurrentiel »...) qui prônera un management directif, cherchera la « performance » (selon ses termes !), créera du harcèlement moral, du stress, de la dépression, des suicides... et de la contre-performance.

La conclusion de tout cela ?

Il est urgent d’agir ! [8]

Lorsqu’il y a souffrance, il y a urgence.

Il existe plusieurs pistes et niveaux d’action :

En dehors des préconisations classiques qui sont :

1) Mise en place dans les établissements publics et privés, des indicateurs permettant de détecter les points de faiblesse selon l’activité et l’organigramme.

2) Selon les résultats donnés par ces indicateurs, agir sur les stresseurs en réduisant leur action (prévention primaire).

3) Agir sur le stress lui-même et donner au salarié des outils afin de faire face plus efficacement dans le cadre d’une gestion individuelle (prévention secondaire).

4) Augmenter les relations interpersonnelles. [9]


Il y a deux points surtout, au vu de la démonstration précédente, qui peuvent faire toute la différence :

1) Prise de conscience personnelle de nos fonctionnements afin de ne pas faire partie de la catégorie « bourreaux », que l’on soit simple exécutant ou donneur d’ordre. La justesse et l’efficacité de l’action passent par la conscience et la connaissance. [10]

2) Privilégier le développement durable, la vision à long terme, [11] l’obligation du respect des valeurs morales, des méthodes managériales...
Il ne s’agit pas de créer une charte d’entreprise qui n’est bien souvent qu’une façade destinée à donner bonne conscience, mais bien d’une action volontaire de qualité.

Ainsi, nous pourrons sauver de nombreuses vies humaines en réduisant le nombre de suicides au travail, mais nous y gagnerons tous :
• le salarié par une meilleure qualité de vie ;
• l’entreprise grâce à une meilleure efficience (augmentation de la qualité, diminution des coûts...) ;
• la société qui paie un lourd tribut financier, évalué à plusieurs milliards d’euros.[12]

[1] - http://fr.wikipedia.org/wiki/Stanley_Milgram

[2] - I comme Icare - Henri Verneuil (1979)
Extrait : http://www.dailymotion.com/video/x2qtcv_i-comme-icare-1_news

[3] - Soumission à l’autorité - Collection « Liberté de l’esprit » - Calmann-Lévy (2de édition 1994)

[4] - DVD Un spécialiste Editions Montparnasse (2001)

[5] - Expérience de Hofling - 1966 : 21 infirmières sur 22 prêtes à tuer !
Hofling, C. K., Brotzman, E., Dalrymple, S., Graves, N., and Pierce, C. M. (1966). "An Experimental Study of Nurse-Physician Relationships," Journal of Nervous and Mental Disease, Vol. 143, pp. 171-180 Psychoweb

[6] - Amiante
Ouest-France

[7] - Le mensuel Les Echos (février 2008) dénonce l’univers de l’entreprise où « accepter les responsabilités revient à pactiser avec le diable » ! Le courage y est exalté (p. 40) et la lâcheté dénoncée (p. 46).

[8] - Nécessité et urgence d’agir :
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=36073

[9] - http://www.stress-info.info/bien_etre_au_travail_024.htm

[10] - « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’Univers et les Dieux... » Temple d’Apollon à Delphes

[11] - « Oser dire non à la financiarisation de l’économie », comme le dit Claude Bébéar.
« Eviter ces soi-disant investisseurs qui ne sont que des spéculateurs à la recherche de profits à court terme », « dénoncer l’obsession du court terme »... Le Figaro

[12] - Le coût du stress
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=22185


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