Vincent Lambert : l’impossible décision du Conseil d’État

par Sylvain Rakotoarison
samedi 15 février 2014

Comment départager l’épouse, qui souhaite arrêter la vie de son mari, et la mère, qui souhaite la faire durer parce que nul ne peut dire ce que ressent, aujourd’hui, Vincent Lambert, diminué au point de ne plus pouvoir communiquer avec l’extérieur ?



Le Conseil d’État se retrouve en position très délicate et inconfortable de droit de vie et de mort sur une personne, Vincent Lambert, victime malheureuse d’un accident de la route, qui est dans un état de conscience minimale.

La cause de cette remontée à la juridiction administrative suprême ? un conflit entre les deux personnes les plus proches de la personne en cause : son épouse et sa mère, opposées sur le devenir de leur mari ou fils.


Une décision qui dépasse Vincent Lambert

Le problème, c’est que ce "cas" particulier, spécifique, qui devrait seul concentrer tous les efforts d’analyse, est pollué par deux considérations, l’une inévitable qui fera que cette décision du Conseil d’État fera jurisprudence à l’avenir, et donc va compter également pour d’autres éventuels cas particuliers ; l’autre, plutôt révoltante, qui est l’instrumentalisation faite de cette tragédie par le "lobby" (je n’aime pas ce mot mais y en a-t-il un autre à part "groupe de pression" qui me paraît pire ?) des partisans de l’euthanasie active.

Si bien que cette décision dépasse très largement le cas individuel de Vincent Lambert pour devenir une sorte d’illustration pratique de la loi Leonetti du 22 avril 2005.

Se suffit-elle à elle-même ? La réponse est positive pour son auteur, l’ancien ministre Jean Leonetti. Ou au contraire, comme certains le souhaitent, surtout si le Conseil d’État rendait au final une réponse négative, faudrait-il une nouvelle loi ? De toute façon, aucune loi ne pourra légiférer sur tous les aspects de tous les cas particuliers, car que ce soit par accident ou maladie, l’état de santé n’est jamais généralisable, il est particulier, dépend de la psychologie, de l’histoire de la personne, de son entourage, des équipes soignantes, etc. On n’a encore jamais réussi à modéliser un être humain, ce ne sont pas quelques centaines de parlementaires, en quelques dizaines d’heures de débat, qui vont parvenir là où des scientifiques chevronnés se heurtent depuis des décennies voire des siècles…


Pas de l’indécision mais un approfondissement sincère

Le Conseil d’État a ainsi repoussé deux fois sa décision ce mois-ci : appelé à se prononcer à la suite d’un recours contre la décision du tribunal administratif de Reims prise le 16 janvier 2014, le Conseil d’État avait annoncé le 6 février 2014 qu’il reporterait sa décision au 13 février 2014 car il devait convoquer un collège de juges, le sujet étant beaucoup trop important pour être pris par un seul juge. Le 13 février 2014 au matin, la décision a été reportée au lendemain, ce vendredi 14 février 2014 à 16h.00.



Mais cette décision du 14 février 2014 était encore une nouvelle manière de surseoir à statuer : dans sa conférence de presse, le Vice-Président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé a insisté sur le fait que cette décision ne pouvait pas être prise à la légère, en raison de son caractère éventuellement définitif, et a demandé une expertise médicale de deux mois (ce qui est très court) pour avoir une idée exacte de l’état de santé actuel de Vincent Lambert (la dernière analyse médicale ayant eu lieu en 2011), et a souhaité un certain nombre de réflexions auprès de personnes qualifiées. La décision finale devrait être rendue « avant l’été ». Un agenda qui pourrait se bousculer avec un débat parlementaire sur la question.

Cela peut paraître très long, mais néanmoins, j’ai particulièrement apprécié la conscience professionnelle de cette instance qui ne souhaite pas prendre de décision sur le coup de l’émotion, sous la pression médiatique, et d’essayer de creuser au mieux toutes les réflexions possibles alors que l’enjeu est terrible, puisqu’il s’agi de la vie ou de la mort de Vincent Lambert.

Cette sagesse est même très émouvante de la part d’un grand corps de l’État qui montre ainsi beaucoup d’humanité et aussi, beaucoup d’humilité. Que ces hauts fonctionnaires soient salués comme ils le méritent alors qu’il est trop souvent à la mode de "cracher" sur les énarques (qu’ils sont).


Deviner l’indevinable ?

Le problème essentiel, c’est que Vincent Lambert n’a jamais donné de "dernière volonté" après avoir imaginé son sort d’aujourd’hui. Il avait émis juste une volonté théorique alors qu’il était en bonne santé. Sa mère témoigne aujourd’hui de plusieurs signes qui montreraient qu’il s’accroche à la vie, malgré son état très diminué. Le fait que, pendant un mois sans alimentation, il se soit accroché à la vie en mai 2013 en est un, de signe.

Qui peut savoir, aujourd’hui, ce qu’il se passe dans la tête de Vincent Lambert, privé de tout moyen de communiquer avec l’extérieur ? Je sais, pour en avoir eu l’expérience personnelle très proche, que certains peuvent finalement revenir sur ces souhaits en trouvant finalement un équilibre de vie dans une situation terrible, et même terrifiante pour ceux qui les accompagnent.





Les médias semblent avoir déjà pris majoritairement partie pour l’épouse, dont la détresse et la sincérité sont évidentes, opposée aux supposés "méchants" parents, déclarés "catholiques intégristes" (alors qu’il n’y a rien d’intégriste à croire à la vie, c’est même assez ordinaire pour un être humain, croyant ou athée ; voir par exemple les enfants d’Ariel Sharon qui n’étaient pas croyants).

Surtout, cette tragédie (je n’aime pas parler d’affaire, ce n’est pas une "affaire" ni une "histoire", il s’agit de l’existence d’une personne bien réelle, et pas seulement, comme on le lit parfois honteusement dans des dépêches, de "ce tétraplégique en état végétatif", il s’agit avant tout d’une personne humaine, qui a un cœur qui bat, pas simplement réduite à son unique état de santé, mais aussi avec son passé, ses souffrances, ses joies, ses émotions, et même son avenir, avec la même dignité que les lecteurs ou moi), cette tragédie se déroule dans un contexte particulièrement préoccupant pour deux raisons.


Une nouvelle culture de la mort en vogue dans l’entourage du pouvoir

La première, c’est cette volonté du Président François Hollande à vouloir absolument légiférer sur l’euthanasie active alors que tous les experts qui ont été missionnés dans les dernières années sur ce sujet ont vivement recommandé de ne pas modifier la loi Leonetti, si ce n’est par quelques améliorations minimes (en particulier en favorisant la sédation lorsque le malade se trouve en fin de vie).

François Hollande, qui n’a aucune opinion sur le sujet mais qui est poussé par des "groupes" qui ne semblent pas très différents de ceux qui réclamaient le mariage gay et qui réclament encore la PMA voire la GPA, voit dans ce sujet un instrument inespéré pour redorer une popularité en berne (16% seulement de satisfaits !) et une occasion de diversion en or pour ne pas assumer sa responsabilité dans la hausse qui n’a jamais cessé du chômage. Et pour arriver à ses fins, il n’a pas hésité à politiser le Comité d’éthique avant de lui demander un nouveau rapport de mission qui irait, enfin, dans le sens souhaité par l’Élysée.


La Belgique d’accord avec l’euthanasie des bébés !

Mais au-delà de cette situation politicienne très circonstancielle franco-française, il y a la tournure dramatique que prend la législation adoptée par la Belgique. En effet, ce jeudi 13 février 2014, les députés belges ont adopté définitivement la proposition de loi déjà votée par les sénateurs belges pour autoriser l’euthanasie active des enfants, sans condition d’âge ! C’est une situation extrêmement préoccupante qui va multiplier les abus comme c’était déjà le cas avec la loi qui l’autorisait aux seuls adultes où l’on a vu "euthanasiées" des personnes dépressives, atteintes de maladies non incurables, voire des orphelins dont on ne savait que faire après la mort d’un parent et l’internement de l’autre.

Voici que l’on s’achemine tout doucement sur la voie de l’eugénisme, certes, de façon progressive, sans s’en rendre compte, mais c’est clairement le genre de société que je ne souhaite pas pour demain, ni en Belgique ni en France (ni ailleurs).


Le handicap doit être reconnu et accompagné, pas éliminé

Se retrouver dans un état de handicap extrêmement grave, terrible, n’est pas la destinée du seul Vincent Lambert malheureusement. Cela peut échoir hélas à tout le monde. Moi-même, je peux me retrouver peut-être demain dans cette même terrible condition. C’est donc un sujet qui concerne l’ensemble des citoyens.

Or, avec cette promotion systématique de l’euthanasie, de façon plus ou moins subtile, ce sont deux dérives qui forcément arriveront : d’une part, l’incapacité de la société à accompagner les malades, qu’ils soient en fin de vie ou qu’ils aient des handicaps graves nécessitant une dépendance, alors que c’est sans doute l’un des critères clefs d’une société avancée ; d’autre part, et c’est sans doute un corollaire de la dérive précédente, la logique économique renforcera nécessairement l’élimination de tous les improductifs à partir du moment où une autorisation est donnée pour des cas très spécifiques. La Belgique montre à quel point le champ des cas spécifiques s’élargira au fil du temps jusqu’à englober tous ceux qui, par leur infortune, n’apporteront plus rien à la société.


Les scénarios catastrophes en bonne place dans un avenir sombre

De nombreux scénarios de romans ou de films ont déjà largement traité le sujet mais la leçon ne semble pas encore vraiment comprise que la catastrophe humaine est pour maintenant, celle de rendre une société imperméable à ses "imperfections", qui éliminerait tout ce qui ne la rendrait pas "parfaite". Par exemple, étrangement, lorsqu’on circule dans les rues de Pyongyang, il n’y a aucune personne en fauteuil roulant. La Corée du Nord est devenue un pays parfait où il n’y a aucune personne ayant un handicap ; mais il est vrai que cette société est tellement parfaite qu’il n’y a non plus aucun opposant à celle-ci (qui pourrait être contre le bonheur du peuple ?)...

C’est dans ce contexte qu’il faut reconnaître au Conseil d’État à quel point il fait preuve de responsabilité et de sagesse en voulant s’éloigner le plus possible des pressions du temps présent et de l’instrumentalisation d’un drame humain. Restons toujours attentifs à nos valeurs républicaines ; l’État est celui qui protège le faible face au fort. Il doit toujours le rester.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (15 février 2014)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La nouvelle culture de la mort face à la mission du médecin.
La dignité et le handicap.
Communiqué de l'Académie de Médecine du 20 janvier 2014 sur la fin de vie (texte intégral).
Le destin de l'ange.
La déclaration des évêques de France sur la fin de vie du 15 janvier 2014 (à télécharger).
François Hollande.
La mort pour tous.
Suicide assisté à cause de 18 citoyens ?
L’avis des 18 citoyens désignés par l’IFOP sur la fin de vie publié le 16 décembre 2013 (à télécharger).
Le Comité d’éthique devient-il une succursale du PS ?
Le site officiel du Comité consultatif national d’éthique.
Le CCNE refuse l’euthanasie et le suicide assisté.
François Hollande et le retour à l'esprit de Valence ?

L’avis du CCNE sur la fin de vie à télécharger (1er juillet 2013).
Sur le rapport Sicard (18 décembre 2012).
Rapport de Didier Sicard sur la fin de vie du 18 décembre 2012 (à télécharger).
Rapport de Régis Aubry sur la fin de vie du 14 février 2012 (à télécharger).
Rapport de Jean Leonetti sur la fin de vie du 28 novembre 2008 (à télécharger).
Loi Leonetti du 22 avril 2005 (à télécharger).
Embryons humains cherchent repreneurs et expérimentateurs.
Euthanasie : les leçons de l’étranger.
Euthanasie, le bilan d’un débat.
Ne pas voter Hollande pour des raisons morales.
Alain Minc et le coût des soins des très vieux.
Lettre ouverte à Chantal Sébire.
Allocation de fin de vie.


 


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