« Tu ne mentiras point », un film sur un lourd secret cloîtré au couvent

par Vincent Delaury
jeudi 8 mai 2025

Irlande, en 1985. Un modeste entrepreneur dans la vente de charbon, tout carapacé de cuir, bonnet de laine sur la tête et camion jaune à sa disposition, un certain Bill Furlong, campé magistralement, tout en infériorité et en introspection, par l'acteur irlandais Cillian Murphy (Oscar du meilleur acteur en 2024 pour Oppenheimer de Christopher Nolan, dans lequel il jouait le père torturé de la bombe atomique), tâche de maintenir à flot sa petite entreprise, et de subvenir aux besoins de sa famille au tropisme profondément féminin : il est marié à sa chère... Eileen, comme dans la fameuse chanson des Dexys Midnight Runners (Come on Eileen, qui aura son importance plus loin), et père de cinq filles.

Un conseil : il vaut mieux ne rien avoir lu sur le film avant de l'avoir vu afin d'en profiter pleinement (ce qui fut mon cas), aussi vous pouvez arrêter votre lecture dès maintenant — vous voilà prévenus ! Ainsi, je ne réponds plus de rien - ou presque, vos commentaires sont bien sûr les bienvenus - par la suite, des spoilers risquant d'apparaître de-ci, de-là, je m’en excuse par avance. Mais ce film sur un personnage désespérément mutique, à la Bergman, rend paradoxalement plutôt bavard : il est riche de sens, plastiquement hyper séduisant - superbe photographie clair-obscur de Frank van den Eeden - et sa fin ouverte, des plus abruptes, prête le flanc à bien des hypothèses et conjectures. Un jour, lors d'une livraison au couvent de la ville, Bill, à la psyché déjà fragile (il est visiblement puissamment habité par des démons, du fait d'un passé familial trouble qui fait qu'il mêle dans sa tête, façon tempête sous un crâne, névroses de taille, désirs réfrénés et angoisses asphyxiantes), fait une découverte qui le bouleverse. Ce lourd secret, longtemps dissimulé, va le confronter à son passé et au silence complice d'une communauté vivant la peur au ventre.

Cillian Murphy, un bon samaritain introverti (Bill Furlong), dans « Tu ne mentiras point » (2024) du Belge Tim Meilants, coréalisateur, avec Bouli Lanners, de « L’Ombre d’un mensonge » (2021)

Plongée abyssale dans un pan douloureux et tabou de l'histoire irlandaise

Avec Tu ne mentiras point [le titre français, trop passe-partout, n'est pas très bon — l'original est bien plus subtil et évocateur : Small Things Like These, le titre étant adapté du roman éponyme Ce genre de petites choses de Claire Keegan, qui revient sur les tristement célèbres couvents de la Madeleine en Irlande], le Belge de Flandre Tim Mielants (qui a intégralement réalisé la troisième saison de la série télé Peaky Blinders), signe un film sombre et salutaire, littéralement porté par un Cillian Murphy incandescent, au sommet de son art. Dans l’Irlande rurale et rugueuse des années 1980, gangrenée par les non-dits, la pauvreté et l’autorité cléricale - celle-ci faisant froid dans le dos tant elle a les coudées franches pour imposer son joug sclérosant sur les mentalités et le libre arbitre, de surcroît aux abonnés absents, des habitants du comté (sa capacité de nuisance est redoutable) -, le film explore, avec une intensité rare, l’étouffement social et moral imposé par une Église toute-puissante.

L’Irlandais, au regard perçant, Cillian Murphy. ©Photo Condor Films

Alors, à dire vrai, ce n’est pas la première fois qu’au cinéma, ces couvents-blanchisseries de la Madeleine, qui avaient savamment mis en place, pendant plus de deux siècles, un système de séquestration et d’exploitation de filles dites « perdues » (car enceintes hors mariage ou jugées trop rebelles), sont sous le feu des projecteurs. Que l’on se souvienne du film de l’Écossais Peter Mullan en 2002, The Magdalene Sisters (Lion d’or à Venise), qui avait révélé au grand public les sévices subis par plusieurs dizaines de milliers de jeunes filles - le film Tu ne mentiras point leur est d’ailleurs naturellement dédié, un carton à la fin rappelant que 56 000 jeunes filles furent envoyées dans ces institutions entre 1922 et 1998 pour soi-disant « pénitence et réhabilitation », ainsi qu’aux enfants qui leur ont été enlevés pour être adoptés - pendant moult décennies dans des établissements religieux irlandais.

Une dizaine d'années plus tard, avec son poignant, et édifiant, Philomena (2013), l’Anglais Stephen Frears narrait, sur fond d’enlèvement et d’adoption forcée d’enfants orchestrés par des institutions religieuses, notamment des couvents, où des jeunes filles « pécheresses » étaient envoyées et exploitées, l’histoire vraie d’une Irlandaise qui avait accouché adolescente dans un couvent et dont l’enfant - un garçon - lui a été brutalement retiré à la naissance un demi-siècle plus tôt : n'étant pas mariée, elle avait été forcée de le faire adopter.

Alors, par rapport à ces deux films globalement réussis, portant sur un couvent effrayant et un passé qui, décidément, ne passe pas, qu'apporterait de plus ce Tu ne mentiras point ? Eh bien, tout bonnement l'effet spécial comme plus-value qu'est Cillian Murphy (son visage tourmenté est paysage, on se fait plein d'histoires avec), plus deux ou trois choses, notamment en termes de musique placée au bon endroit, dont je vais vous parler.

Acteur principal et coproducteur du film, Cillian Murphy, dans un je(u) bouleversant mâtinant silence, gestes douloureux et souffrance, a été l’un des principaux instigateurs de Tu ne mentiras point, adapté du bouquin de Claire Keegan, Ce genre de petites choses (… qui font toute la différence), publié en 2020 : « Je pense que cela s’est fait parce que je suis tombé amoureux du livre. J’avais vraiment envie d’incarner ce personnage. À ce moment-là, je me suis dit que la meilleure chose à faire était de voir si Claire [Keegan — ce n'est pas la première fois qu'un de ses romans devient film ; elle a déjà été adaptée, avec réussite, au cinéma avec The Quiet Girl, production irlandaise en 2022, qui est tirée de son livre Foster] accepterait de nous donner les droits, et si nous pouvions constituer une équipe. »

Murphy y incarne un homme brisé, hanté par un passé indicible - attention spoiler : sa souffrance est liée à un traumatisme de jeunesse, il fut peut-être l’un de ces enfants « honteux », parce que de père inconnu (en tout cas absent), qui échappa de peu aux agissements, sur plusieurs générations, des couvents de la Madeleine, on apprend, par l’intermédiaire de courtes réminiscences épiphaniques, des plus révélatrices, qu’il fut l’enfant illégitime d’une fille-mère ayant été recueillie par Mrs Wilson, une riche propriétaire terrienne protestante ; sa génitrice, morte prématurément, a manifestement échappé de peu au couvent et a ainsi pu élever, jusqu’à un certain temps, Bill - qui tente de retrouver un semblant de dignité dans un monde où la vérité est un luxe, et le silence, une obligation.

Mielants filme cette lente asphyxie avec une mise en scène sobre mais percutante, entre paysages brumeux, genre Le Loup-garou de Londres (1982), et intérieurs oppressants. Les crépuscules hivernaux sont tout juste court-circuités par quelques guirlandes de Noël, éparses. Au loin, les cloches retentissent, l'hypocrisie des paroissiens est à son comble. La menace fantôme du clergé semble omniprésente. Tête baissée, avec un regard brûlant et hanté qui semble constamment fuir la caméra, Cillian Murphy/Bill Furlong, au fond un homme ordinaire, charbonnier taiseux ayant, comme chevillée au corps, la foi du charbonnier - vous savez, cette espèce de croyance simple, ferme et sans remise en question (souvent sans chercher à comprendre ou à expliquer) -, ne peut s'empêcher de venir au secours, tel un bon samaritain, des enfants malmenés par l'existence. Certes, il charbonne à fond, pour autant il reste pétri de doutes, l'acteur le campant, précisant bien, en verbatim (Le Figaro), cet entre-deux clivant sa personne, c'est « un type d'Irlandais familier, qui mène une vie en apparence normale et ordinaire mais se débat avec des problèmes bien plus profonds.  »  

Ce film, à l'apparence de « lac placide », entre pluie sinistre et neige paralysante, s'avère pourtant intense en nous mettant (les spectateurs que nous sommes devenus observateurs) face à une société dominée par le poids de la religion et de ses injonctions : craindre Dieu pour bénéficier de sa miséricorde. Pourtant, la « reine mère » du couvent retors, prenant bientôt, avec ses couloirs ténébreux sans fin, des allures de château hanté comme tiré d'un conte horrifique, met en garde les croyants qui se risqueraient à la dénoncer dans ses agissements suspects : « Le Seigneur est miséricordieux et compatissant. Lent à la colère, et plein de bonté, (...) n'allez pas croire qu'on vous veut du mal. » Tu parles ! 

Et même sa propre femme met en garde Bill, en lui rappelant — d'où le titre originel du film (De petites choses comme celles-là) — que « Pour avancer dans la vie, il faut savoir ignorer certaines choses. » Sans oublier la tenancière du bar du coin qui, en aparté, lui glisse, discrètement mais sûrement : « Tu devrais garder pour toi ce que tu as vu là-bas. Ruiner ta vie ne leur prendra qu'un instant. »

Et pourtant, rien n'y fait. Malgré les nombreuses mises en garde, Bill Furlong, qui a trop vu de misères devant lui, se tenant jusque-là en simple observateur (impassible), lors des foyers et des clients, dont l'Église, qu'il dessert et sert - du gamin solitaire ramassant des bâtons sur une route en rase campagne à une ado effrayée malmenée voulant fuir le couvent, en passant par un autre gamin, des plus frigorifiés, qui dévore, pieds nus, un bol de lait -, se dresse contre l'injustice.

Plutôt que se taire, comme les autres, de peur des représailles, il va agir, quittant, en ôtant son épais manteau de cuir, son silence de plomb : aider la jeune fille à fuir l'innommable et tenter d'exposer, sans toutefois y parvenir pleinement (le face-à-face ultime, dans une pénombre abusivement envahissante, façon Rembrandt, avec la cruelle mère supérieure du couvent finit un peu en eau de boudin, sans réel coup d'éclat), les agissements des sœurs « sectaires » sur lesquels la communauté ferme les yeux. Il cherche tout de même coûte que coûte à sortir du tunnel, pour exorciser ses démons et pouvoir toujours se regarder dans la glace — il faut le voir, tel un leitmotiv agissant autant comme un sas de décompression que comme un rituel quotidien l'empêchant de définitivement couler, se nettoyer obstinément les mains quand il rentre tard à la maison, avant de rejoindre la table familiale.

Et c’est peu dire que Cillian Murphy ne fait qu’un avec ce Furlong obsessionnel. Comme tous les acteurs à fort charisme et magnétisme, à chaque fois, de film en film, il n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, avec effet miroir garanti entre lui-même et ses personnages emblématiques (Furlong le névrosé voulant s’en sortir en aidant autrui ; le soldat traumatisé, limite autiste, rescapé d’un naufrage dans Dunkerque ; l’énigmatique Robert Oppenheimer, culpabilisant d’avoir mis au point un engin de mort à destruction massive, l’arme nucléaire ; Tommy Shelby de la série Peaky Blinders (2013-2022), un héros de la Première Guerre mondiale devenu, en compagnie de ses deux frères, un chef de gang à Birmingham dans les années 1920, hyper-violent tout en suscitant une incroyable empathie). Détail révélateur : dans un article du Monde Magazine n°618 (juillet 2023, pp. 26-33 + la couve, pour la sortie du blockbuster Oppenheimer), il avouait au critique ciné Samuel Blumenfeld, bien informé comme d’habitude, qu’il faisait souvent un cauchemar étrange et pénétrant, celui, ni plus ni moins, d’être enfermé dans un tunnel étroit, on peut alors penser à la bouche d’ombre de la remise humide glaçante de Tu ne mentiras point – extrait (page 27) : « Cillian Murphy rêve qu’il se trouve dans un tunnel et avance à plat ventre. Ce tunnel se révèle si étroit qu’il devient juste possible d’avancer, voire de reculer, mais en aucun cas de trouver une échappatoire. » « Je me demande bien ce que cela signifie », s’interrogeait ouvertement le comédien dans la suite du papier au long cours. Du tunnel à une réserve de charbon, il n’y a qu’un pas. Je est un autre. Cillian Murphy tend la main à Bill Furlong et vice-versa. Et, bon Dieu (si je puis dire !), il est bien tourmenté, son silence, sacrément solitaire et sombre, donnant toute sa saveur au crépusculaire et rembranesque, dantesque « en souterrain », Tu ne mentiras point.

Come on Cillian !

Dans Tu ne mentiras point, il y a du Dexys Midnight Runners ! L’un de mes cinq groupes préférés de tous les temps : la voix de Kevin Rowland, chanteur anglais d’origine irlandaise, rime avec joie. Logique, l’intrigue : nous sommes en 1985. Le héros rentre dans un pub et, en fond sonore, discrètement (ce n’est même pas appuyé, juste placé là où il faut), les Dexys se font entendre à la radio, parmi les rires, la drague et les pintes de bière au comptoir. Il s’agit de leur tube intersidéral Come On Eileen, qui, à l’époque de sa sortie (1982), a su allègrement passer les frontières pour se rendre également populaire dans l’Hexagone. Youpi, ça nous changeait de Sardou.

Le film est très sombre, buté (il filme constamment, de manière minimale, de jour comme de nuit, l’arrière d’un camion contenant des sacs de charbon et des briques de tourbe), charbonneux au possible. C’est une sorte de Bétharram du côté de l’Irlande (c’est étonnant, d’ailleurs, de vite constater combien ce film irlandais vintage fait écho à l’actualité brûlante en France), dans une petite ville (New Ross) de la province du Leinster. Mais il y a les yeux bleu acier de Cillian Murphy, quel putain d’acteur (avec lui, même se laver les mains devient passionnant), et la promesse d’un bonheur - les Dexys - tapie sous la nuit noire de la lose, même pas magnifique (c’est le corsetage du clergé, pourtant pas d’abbé Pierre croque-mitaine diabolique à l’horizon, dans toute sa nuisance physique et psychique auprès de jeunes femmes vulnérables, filles-mères ou orphelines).

Bravo au réalisateur belge (Tim Mielants) d’avoir pensé à cette « parenthèse » sonore, à savoir distiller, en loucedé, de la pop rock anglaise bienvenue, et justifiée, croisant énergie new wave, punk et violons folks (The Celtic Soul Brothers). C’est à ce genre de détails que l’on reconnaît un bon film, et qu’il peut prétendre au cahier des charges vendu par son affiche promotionnelle : « toucher au cœur ». Oui. Il a l’air d’un « petit film » comme ça, mais il est tout de même sacrément bien fichu, s’appuyant sur une paire de producteurs solides (les Ricains Matt Damon et Ben Affleck, les ronds sont là pour rendre tout crédible, le vérisme crépusculaire d’ambiance mortifère contribuant grandement à la réussite du film, dont le tournage, pour la petite histoire, s’est véritablement déroulé à New Ross, en Irlande, dans le comté de Wexford  ; il faut savoir que ce souci d’authenticité a été poussé jusqu’à l’extrême puisque la maison des Furlong existe bel et bien, et que le couvent, loin d’être un simple décor, est le vrai couvent du Bon Pasteur (Good Shepherd) mentionné dans le livre – bref, tout sonne vrai), et sur un casting quatre étoiles.

Aux côtés de l’insondable et mutique Cillian Murphy (Bill Furlong se fait constamment de la bile, il ne démarre jamais, la loi de Murphy c’est assurément le silence, restant sans arrêt dans sa zone d’inconfort mémorielle pesante, c’est un intranquille, sauf à la fin : enfin un sourire… de bonté jaillit sous la glace !), s’imposent, entre componction et sadisme à froid sous l’apparence aimable, so british, du thé et des petits gâteaux offerts, respectivement Eileen Walsh, l’épouse de Furlong, aimante mais résignée, et Emily Watson - ce film, qui fut présenté en avant-première lors de la Berlinale 2024, lui a valu l’Ours d’argent de la meilleure performance dans un second rôle - terrifiante en révérende mère (supérieure) d’une Église catholique omniprésente dans l’Irlande traditionnelle, avec le soutien d’un État puritain complice — Sœur Mary, dame de fer en dentelle, manipulatrice et hypocrite à souhait, misant sur le poids du silence et de la culpabilité pour asseoir son autorité qui phagocyte corps et âmes, au sein d’une société gangrenée par l’omerta. Ici, le couvent, propre sous tous rapports (la blancheur immaculée du linge lavé et soigneusement repassé), se fait l’antre de la banalité du mal.

J’aime bien ce film. Il est frustrant. Ce long, assez court (juste 1h38, et c’est très bien comme ça), ne montre pas, il suggère, en s’aidant notamment du hors-champ, de dialogues parcimonieux, via un protagoniste central élusif, et surtout des non-dits - le silence est d’or, et ô combien parlant -, du son, véhiculant, pour celui-ci, joie (Dexys), très rarement (presque une anomalie ici), ou, a contrario, très souvent, tristesse infinie de l’exploitation de la femme « de peu » par la femme maîtresse, via le bruit d’outre-tombe infernal des machines de blanchisserie que l’on dirait tout droit sorties d’un roman de Dickens, avec des usines lugubres estampillées XIXᵉ siècle, crachant leur fumée noire, assombrissant un ciel délavé, gris comme une morne plaine - dans le film, on le dirait peint par Léon Spilliaert ou par un Boudin fort maussade -, mains sales et visages fatigués des ouvriers et ouvrières (petites mains déclassées, soumises et humiliées), corvéables à merci.

Sans jamais en faire de trop, le Belge Tim Mielants, 45 ans au compteur, sait très bien où il met les pieds, c’est-à-dire dans les terres anglaises, irlandaises et écossaises riches en « cinéma social » (donner la parole au peuple, aux gouvernés, et non aux gouvernants outrecuidants), de Ken Loach (le meilleur !) à Mike Leigh en passant par Jim Sheridan, Stephen Frears, Peter Mullan et autres Neil Jordan. Mais, par rapport à ses grands aînés à l’ombre envahissante, sans jamais les singer, il se la joue modeste, il a sa petite musique bien à lui, et il a bien raison.

Focus salvateur sur les pratiques douteuses de « réhabilitation morale » des couvents de la Madeleine

Son film s’arrête pile à la découverte d’un cataclysme (le gouffre du sadisme autorisé, sous couvert du « cul et chemise » entre clergé fortuné tout-puissant et politiques moralistes tenant le pays par la peur), et à la volonté de son « héros » se faisant, in fine, agitateur contestataire de l’ordre établi et sauveur malgré sa vertigineuse difficulté de vivre. Eh oui, il est possible que sa famille, à la toute fin, s’agrandisse encore, et ce toujours du côté du féminin, comme pari sur l’avenir : la femme est l’avenir de l’homme, disait Aragon.

S’il continuait, Tu ne mentiras point se faisait film-dossier standard, déclinant le narratif attendu d’une fiche Wikipédia sur une affaire d’État, ou, tout simplement, basculait dans le film d’horreur (un genre en soi, mais qui le ferait virer fissa vers autre chose, du genre Wes Craven chez les nonnes érotisées, salut à toi Clovis Trouille au passage, avec crucifix inquiétants, à double sens, partout !). Puis, merde quoi, il y a du Dexys Midnight Runners. Donc c’est un bon film (du 4 sur 5 pour moi) ! Croix-yez-moi ! CQFD.

Trêve de plaisanterie, car le sujet traité est tout de même profondément douloureux, ici chaque plan suinte l’injustice, chaque silence hurle la honte imposée. La charge contre l’hypocrisie religieuse est implacable, sans se faire pour autant paresseusement manichéenne, et s’avère, à l’arrivée, profondément humaine. Le jeune cinéaste belge ne cherche pas le scandale, il montre l’emprise, l’impunité, et surtout les dégâts sur les corps et les âmes. La douleur n’est jamais outrageusement, ou vulgairement, esthétisée : elle est là, brute, palpable, presque, si je puis dire, sensorielle — on a froid, avec le héros (malgré lui) et la pauvre fille maltraitée, quand Bill, par deux fois, découvre dans la réserve à charbon du couvent flippant du voisinage cette adolescente enceinte (Sarah), enfermée, affamée et battue. Elle symbolise l’innocence sacrifiée et la brutalité institutionnelle, devenant pour Bill, véritablement choqué, un catalyseur moral le poussant à remettre en question le silence collectif, autour des funestes « Magdalene Laundries », en référence à Marie Madeleine souvent perçue comme une pécheresse repentie dans la tradition chrétienne, afin de révéler la vérité cachée, briser les chaînes de l’ignorance, plus ou moins voulue, et enfin rendre justice à celles, les « faillibles » ou les « immorales », qui ont été réduites au silence par des institutions oppressives.

Criant de vérité, Cillian Murphy est le héros très discret Bill Furlong dans « Tu ne mentiras point » (2024, T. Mielants)

Tu ne mentiras point n’est pas seulement un film artistiquement réussi (malgré, avouons-le, quelques longueurs, une caméra peut-être un peu trop amoureuse de son acteur principal, qui ne cesse, il est vrai, de monter en puissance de film en film, et des flashbacks, au charme suranné de « publicité rétro », un peu trop appuyés par moments), c’est un cri. Un rappel, au fond, que le cinéma, lorsqu’il se montre engagé, mais sans lourdeur didactique pour le plomber en le faisant basculer inéluctablement, et regrettablement, vers le pensum idéologique à tendance journalistique lourdaude, peut encore être un acte de résistance, doublé d’une mise en lumière salutaire, au sein de l’outrenoir du désespoir plantant son drapeau noir sur nos crânes inclinés, de vérités trop longtemps étouffées. Mais c’est bien connu, face à un passé poisseux qui ne demande qu’à se faire oublier, la nature - ou vérité nue - reprend toujours ses droits, et le vrai cinéma, à savoir celui se montrant habité et solidement charpenté pour dire courageusement l’indicible, également.

Tu ne mentiras point (Small Things Like These), 2024 – 1h38. Irlande, Belgique, États-Unis. Drame historique de Tim Mielants. Scénario : Enda Walsh, d'après le roman Ce genre de petites choses de Claire Keegan. Avec Cillian Murphy, Eileen Walsh, Emily Watson, Michelle Fairley, Clare Dunne, Helen Behan. En salles depuis le 30 avril dernier.


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