Le Projet Venus : analyse critique (1/3)

par Morpheus
jeudi 6 janvier 2011

A l’heure où tout part à vau-l’eau, où tout se mêle dans un vaste cacophonie, où les valeurs s’entrechoquent et se perdent, où les repères s’estompent et se brouillent, à l’heure où demain est plus incertain qu’il ne l’a jamais été, cette heure qui semble, comme dans un poème, être la plus sombre avant l’aube, nous en sommes à chercher une lumière, n’importe laquelle, pourvu qu’elle puisse éclairer notre route et indiquer un chemin. Un espoir.

Rien d’étonnant en pareilles circonstances, de voir poindre les utopies. Or, des utopies, il n’y en a plus guère de nos jours. Elles sont le plus souvent battues en brèche avant même de naître, tuées dans l’œuf par une propagande que certains ont appelés « la fin de l’Histoire », "la fin des idéologies", alors même que ceux-là, se faisant, défendent la dernière idéologie dominant le monde : le capitalisme.

Or, voici que je découvre un projet utopique au sens premier du termes : cette utopie s’appelle « The Venus Project » (Le Projet Venus), et elle est véhiculée à travers le Mouvement Zeitgeist, issu des films diffusés sur internet Zeitgeist (2007) et Zeitgeist : Addendum (2008). Ce début d’année 2011, le 26 janvier, sortira sur internet, simultanément et en vingt langues, le troisième volet, Zeitgeist : Moving Forward (Zeitgeist : Aller de l’Avant).

C’est donc l’occasion que j’ai choisie pour rédiger une analyse critique de cette utopie qu’est le Projet Venus. Etant donné la longueur de cette analyse que j’ai voulue argumentée, je la propose ici en trois parties, dont voici la première.

J'ai découvert le Projet Venus lorsque j'ai visionné le film Zeitgeist : Addendum. Ma première impression a été mitigée. Alors que la critique des errements effarants de notre société monétariste, consumériste, manipulatrice, fondée sur le pouvoir, la rareté et la hiérarchie, promouvant le compétition, la guerre et la domination, traduit parfaitement mon propre sentiment et mes propres préoccupations, la solution proposée dans le film afin de refonder une civilisation reposant sur le "tout technologique" ne m'a pas convaincu. Malheureusement, à l'époque ou j'ai vu le film (à sa sortie en 2008), il n'y avait que la version anglaise du document "Designing the Future", et je ne maîtrise pas suffisamment l'anglais pour pouvoir en saisir les subtilités. Aucun approfondissement n'étais alors possible. J'ai donc attendu que ce document soit traduit en français, ce qui est maintenant chose faite (Concevoir le Futur). Je me suis donc penché sur ce document, non sans a priori il est vrai, mais néanmoins disposé à accueillir tout argument susceptible de me convaincre.

Tout d'abord, je me suis intéressé au concepteur principal du Projet Venus, Jacque Fresco. J'ai visionné une conférence où il défend son analyse et présente ses motivations. En l'entendant, il ne fait pour moi aucun doute que ses intentions sont des plus louables. C'est visiblement un homme intelligent, bienveillant, sensible à l'intérêt de tous, désireux de voir une civilisation humaine digne de ce nom se développer et qui puisse profiter à tous, sans exception. C'est à l'évidence un humaniste, et sa critique argumentée de notre civilisation actuelle est des plus pertinente. Dans cette conférence, il encourage chacun à "ne pas être poli avec lui", c'est-à-dire, à ne pas craindre de poser des questions, quitte à "déranger", "bousculer" son projet et ses idées. Il se montre donc très ouvert à la critique, et cela prêche en faveur de son honnêteté intellectuelle.

En parcourant le Projet Venus qu'il a développé, il apparait qu'il s'agit d'une utopie. Qu'est-ce qu'une utopie ? Le mot utopie est un néologisme de l'écrivain Thomas More, fondé sur base de termes grecs signifiant à la fois "lieu qui n'existe pas" et "lieu de bonheur". Un projet utopique est donc un projet qui propose une ville, un pays, voir un monde où règnerait le bonheur et l'harmonie. Le Projet Venus entre donc pleinement dans la définition de l'utopie : il propose une civilisation globale, planétaire, mondiale, fondée sur une économie basée sur les ressources, abondantes équitablement et intelligemment réparties ne nécessitant plus de système monétaire, excluant ainsi de facto la compétition, la hiérarchie, le pouvoir, le contrôle et la domination. Une société où tous les humains seraient considérés, sinon "égaux", du moins de façon équitable. Une société qui vivrait en harmonie et en bonne intelligence avec son environnement. Une symbiose entre l'Homme et la Nature. Pour Jacque Fresco, le moyen de parvenir à réaliser cette utopie est la science, la technologie : "Or - dit-il dans une conférence - on ne peut gérer intelligemment les ressources de la Terre qu'en ayant recours à la technologie". Tel est le créneau porteur, la clef de voute, le "hook" du Projet Venus. Le credo du Projet Venus repose donc entièrement sur les bénéfices de la méthode scientifique.

Dans son exposé, Jacque Fresco explique que tous les humains sont le fruit de leur éducation et de leur environnement : ils ne sont ni "bons" ni "mauvais", ils répondent seulement aux attentes et pressions de leur environnement. C'est indéniable, et lui-même est le fruit de son éducation et de son environnement. Quoi d'étonnant, dès lors, à ce que son projet repose entièrement sur ce qui a conditionné toute sa carrière et l'ensemble de sa vie : la science et la technologie ? Mais l'on pourrait toutefois déjà poser une question : pourquoi Jacque Fresco, qui a lui-même évolué dans un milieu formaté par la compétition, l'élitisme, le profit, la rentabilité et la guerre (il a travaillé notamment pour l'armée de l'air), semble échapper à ces conditionnements ? Pourquoi, évoluant dans de telles sphères, vivant au Etats Unis d'Amérique - ce pays qu'il n'aime pas, dit-il - pourquoi n'est-il pas devenu comme la majorité de ses compatriotes ? Il doit bien y avoir un facteur déterminant qui lui permet d'échapper à cet environnement conditionnant, non ? Je ne connais pas la réponse, mais je suis certain que cette question est des plus pertinente, parce que si l'on souhaite pouvoir mettre en œuvre un tel projet, il est essentiel de comprendre par quel processus un être humain peut se soustraire aux conditionnements néfastes.

Le raisonnement principal de Jacque Fresco (notons qu'il n'est pas le seul à tenir ce raisonnement), c'est que dans un environnement sain, bienveillant, un être humain déploie son potentiel créatif, tandis que dans un environnement malveillant, malsain, stressant, un être humain sera amené à développer des comportements destructeurs. Je partage en grande partie cette analyse. Des expériences humaines concrètes tendent à le démontrer, notamment la Summerhill School, fondée par le pédagogue anglais A.S. Neill, un projet qui devrait inspirer les écoles du Projet Venus.

Les individus qui, comme Jacque Fresco, A.S. Neill, et tous les exégètes du Projet Venus, échappent peu ou prou aux conditionnements de leur environnement ne constituent qu'une minorité d'êtres humains. Il est vrai que le succès de Zeitgeist et l'extension du Mouvement Zeitgeist à travers le monde semble traduire une attente, un besoin d'un nombre grandissant d'hommes et de femmes. Mais pour voir le jour, un tel projet devra se mesurer à des forces contraires extrêmement puissantes, belliqueuses, arrogantes et d'autant plus féroces qu'un tel projet, s'il voyait le jour, représenterait une menace de mort pour leur monde ! Alors il me semble que découvrir ce qui permet à une personne comme Jacque Fresco de s'affranchir des conditionnements dus à son environnement serait un grand atout pour promouvoir le projet.

Alors commençons à explorer les chapitres du Projet Venus. Attention, comme le titre du sujet l'indique, je vais soulever les points qui me semblent critiquables. L'intention n'est pas de détruire ou décrédibiliser le projet, je ne veux pas jeter le bébé avec l'eau du bain, mais soulever les points qui me semblent peu pertinent, erronés ou fondés sur des a priori. Je vais donc suivre le conseil de Mr Fresco, me montrer "impoli" et "bousculer" le Projet Venus.

Science vs superstition ?

Le premier point qui me fait tiquer est celui-ci, en introduction : "Les prédictions des prophètes et des sages étaient basées sur les rêves, les hallucinations, la ferveur religieuse, l’interprétation des organes des animaux, les boules de cristal, etc. Certaines se révélèrent exactes car la chance leur sourit parfois, et non parce qu’ils étaient en communication directe avec le surnaturel." Voilà un cas remarquable d'affirmation fondée sur un a priori, lui-même reposant sur le conditionnement dut à l'éducation scientifique et le scientisme matérialiste qui succéda au mouvement ésotériste de la fin du dix neuvième et début du vingtième siècle. Rappelons que Mr Fresco est né en 1916, et a donc grandit dans les pensées des années vingt et trente. A cette époque, de même que dans l'après seconde guerre mondiale, la pensée dominante était que la science et la technologie serait le sésame de tous les problèmes rencontrés par l'humanité. La science répondrait à toutes les questions, proposerait des solutions à tout et offrirait un monde d'abondance et de bonheur pour tous ... Il semble que Jacque Fresco ait toujours gardé vivace cette idée, puisqu'elle est au cœur du Projet Venus.

Toutefois, il est des scientifiques qui ont une autre vision, une autre perception des choses. Au lieu d'opposer science et spiritualité, au lieu d'opposer science et ésotérisme, ils considèrent que l'un et l'autre étudient l'univers selon des approches différentes, mais complémentaires. Ils ne rejettent pas l'un pour l'autre. Ainsi, Werner Heisenberg, physicien Allemand, fondateur de la mécanique quantique, disait : "Je considère que l'ambition de dépasser les contraires, incluant une synthèse qui embrasse la compréhension rationnelle et l'expérience mystique de l'unité, est le mythos, la quête, exprimée ou inexprimée, de notre époque." Les phénomènes spirituels et ésotériques que Jacque Fresco dépeint comme de l'ordre de la superstition ne peuvent devoir qu'à la chance (c'est-à-dire au hasard), selon lui, les résultats probants dont ils peuvent se targuer. Il affirme cela, bien entendu, car ces résultats ne peuvent répondre aux exigences de l'expérimentation scientifique. Il voudrait qu'une méthode de connaissance ésotérique réponde au canevas de la méthode scientifique pour être considérée comme valable. Or, des recherches ont été faites dans ces domaines, par des personnalités qui, si on ne peut véritablement les qualifier de "scientifique" au sens "pur" du termes, sont pourtant considérées comme des sommités dans leur domaine. Ainsi, par exemple, pour C.G. Jung, qui a étudié le mécanisme de ces phénomènes de divination, ceux-ci ne relèvent pas de la chance, mais d'un phénomène mystérieux qu'il a nommé synchronicité. Un phénomène que j'ai personnellement expérimenté, et de façon si spectaculaire que le doute n'est pour moi pas permit sur la réalité et l'importance du dit phénomène.

Au sujet du hasard, l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan nous explique : "L'interdépendance implique des interactions fluctuantes et dynamiques. La nouveauté peut donc émerger de la synergie de l'ensemble sans être attribuée à un nombre limité de causes, ni faire appel au "hasard vrai", c'est-à-dire à l'absence de cause. Nous faisons appel à la notion de hasard parce que cette infinité nous échappe. Le chaos, tel que le physicien le comprend, ne signifie pas "absence d'ordre", mais se rattache à une notion d'impossibilité de prédiction à long terme. Appeler cela "hasard" n'est qu'une commodité de langage qui est source d'ambiguïté." En effet, il est curieux qu'un scientifique comme Jacque Fresco fasse appel à la notion de chance, alors que la science repose sur l'étude et l'observation des phénomènes manifestés, qui répondent eux-mêmes, à l'évidence, sur une loi fondamentale : la loi de causalité[1]. Impossible d'évoquer le "hasard vrai" (absence de cause) dans un univers où tous les phénomènes répondent à la loi de causalité : ce serait incohérent.

Rien, donc, dans cette affirmation de Jacque Fresco, ne démontre que les anciens n'étaient pas en communication avec le surnaturel[2]. D'ailleurs, qu'est-ce que cette notion de "surnaturel" vient faire dans la bouche d'un scientifique ? Un scientifique étudie les phénomènes naturels. La science considère qu'elle peut décrire l'univers et les forces qui le régisse par l'observation de la nature, c'est-à-dire par l'observation des phénomènes manifestés. Considérer des phénomènes comme étant d'ordre "surnaturel" (au dessus des phénomènes naturels), est une façon ambigüe de réifier l'univers : "tout ce que je ne peux comprendre et expliquer, je le range dans le domaine du surnaturel". Ce n'est pas une démarche scientifique. C'est tout le contraire. La bonne attitude serait donc de dire "je ne comprend pas ce phénomène, il convient donc que je l'étudie".

Dans le premier chapitre, intitulé D'hier à demain, est dressé un résumé succinct de l'état des lieux de notre société actuelle, ses travers et ses erreurs. L'accent principal vise à convaincre que des idées novatrices sont nécessaires pour remplacer l'ancien paradigme par un nouveau. Ce nouveau paradigme repose, cela a déjà été dit plus haut, sur l'usage de la technologie. "Les décisions doivent découler de l’usage de la méthode scientifique." nous est-il expliqué. Il est dommage que cette méthode scientifique ne soit pas présentée, car enfin, peu d'entre nous sommes au fait de cette méthode. Jacque Fresco est convaincu, c'est son rayon, il sait de quoi il parle, nous n'en doutons pas. Il est dommage qu'il soit paradoxalement si peu convaincant sur le fait que ce soit la méthode scientifique qui doive guider les décisions. "Nombre d’évènements de nos vies sont dus à des causes échappant à notre contrôle." nous est-il dit avant cela, afin de nous faire comprendre que beaucoup de nos malheurs sont dus au fait que nous n'avons pas prise sur les événements. Mais quelle prise pourrions-nous avoir dans le cadre d'une civilisation régie par la technologie, les machines et les ordinateurs ? Nous y reviendrons.

Le principe d'entropie

Dans le chapitre deux, intitulé Toute chose change, nous est expliqué que rien ne demeure jamais tel quel, que tout évolue, mais que les hommes ainsi que les systèmes de société qu'ils élaborent ont une résistance au changement. Hélas, une fois de plus, peu d'arguments sont apporté et le sujet, pourtant très intéressant, sinon fondamental, n'est pas développé. Je vais tâcher, dans la mesure de mes moyens, d'y remédier un petit peu. Pour faire simple, le sujet dont il est question est ce que l'on appelle "principe d'entropie". Ce principe démontre que l'état de désorganisation d'un système tend toujours vers plus de désordre. Qu'est-ce que cela signifie ? Prenons un exemple simple. Lorsque nous construisons une maison, nous dépensons de l'énergie afin de transformer un ensemble de matériaux bruts et "désorganisés" dans le but d'en faire un ensemble de matériaux transformés et organisés. En faisant cela, nous établissons dans un système désordonné une "zone d'ordre". Toutefois, cette zone d'ordre, qui a demandé une grande dépense d'énergie, ne restera pas ordonnée. Si rien n'est fait pour que cette zone d'ordre demeure en l'état, elle retournera progressivement à un état de désordre. C'est l'usure du temps. Pour maintenir cette zone d'ordre, il faut entretenir l'ordre (entretenir la maison), ce qui demande une dépense supplémentaire d'énergie, constante et régulière. Le "coût" énergétique d'un édifice, d'une construction, d'un objet fabriqué, est directement proportionnel à la durée dans laquelle on veut maintenir son état "d'éléments ordonnés". En d'autres termes, une maison coûte, par exemple, beaucoup plus que le prix de sa fabrication.

Considérant cela, il n'est pas difficile de voir que l'on puisse naturellement avoir tendance à s'attacher à tout ce qui nous coûte, ce qui explique en partie que nous résistions au changement. Or, cela pose problème, puisque ce changement est inscrit dans les principes mêmes de notre environnement. Ce que cela peu nous enseigner, c'est que la meilleure attitude à adopter, plutôt que de nous attacher aux choses, aux concepts, aux idées ou aux croyances, serait d'aborder la vie avec plus de détachement et de pragmatisme, et ainsi développer une pensée fondée sur l'adaptation. Contrairement à une idée fausse, largement diffusée dans notre mode de pensée par une interprétation sophiste de la théorie de l'évolution de Darwin, ce ne sont ni les qualités du plus fort, ni celles du plus compétitif qui déterminent la durabilité et le fait de s'inscrire dans l'évolution : c'est l'adaptabilité. Ce qui fait la force d'une espèce à travers les âges, ce sont ses qualités d'adaptation, qui impliquent dans bien des cas la coopération, bien plus efficace que la compétition. Alors il conviendrait de rompre avec l'esprit de compétition et la loi du plus fort, et cesser de croire que cette loi est la seule et unique qui puisse régir l'Homme et la Nature : c'est un sophisme des plus primaire et subséquemment, une perfide et tragique tromperie.

D'un autre côté, la faculté d'adaptation qui a permis à l'homme de s'étendre et de se multiplier à la surface de la terre est-elle due à la technologie ? Là se pose une question fondamentale dans le cadre du Projet Venus. Nous y reviendrons également[3].

La méthode scientifique

Au chapitre trois, intitulé User de la méthode scientifique, le seul paragraphe probant qui apporte un début d'explication sur ce que peut être la méthode scientifique est celui-ci : "La méthode scientifique s’oppose aux partis pris, aux préjugés et aux idées préconçues. Cette méthode exige que toute déclaration soit vérifiée et que les chercheurs découvrent au moyen de l’expérimentation ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Les scientifiques posent la question suivante : « De quoi s’agit-il ? » Puis ils pratiquent des expériences pour déterminer la nature du monde physique."

Il va sans dire que l'on ne peut qu'être d'accord avec ce principe. Mais il ne s'agit que d'un principe. Dans ce chapitre est développé et défendu l'idée que nous devrions utiliser ce principe pour organiser la structure de la société. Soit, mais comment ? Un exemple, une illustration, une ébauche de structure sociale fondée sur le principe scientifique serait intéressant pour juger sur pièce de la pertinence de la proposition. Mais rien de tout cela. Jusque là, je reste donc sceptique. La seule chose que je puisse percevoir, c'est que la société, au lieu d'être dirigée et/ou gérée par des politiciens et des économistes, serait dirigée par des scientifiques et des experts ... Permettez-moi d'émettre des réserves, au regard de ce que cela donne de nos jours. Certes, vous me rétorquerez que ce n'est pas comparable, car dans le cas du Projet Venus, les scientifiques et les experts ne seraient pas conditionnés dans un monde régit par le profit, mais par la seule rationalité et le pragmatisme scientifique, dans un cadre bienveillant.

Je regrette, mais cette pensée est naïve. Le fait d'évoluer dans un environnement bienveillant et sain ne suffit pas à écarter certaines tendances notables du comportement humain. Le pouvoir, quel qu'il soit, a toujours tendance à être grisant. De plus, la curiosité scientifique a un fâcheux revers : elle peut entraîner une soif de connaissance d'où peut résulter des désastres. Aucune recherche scientifique ne devrait être engagée sans une réflexion approfondie des conséquences possibles qu'une découverte mise en application peut engendrer. Les choix de société les plus sages ne peuvent résulter que de la vision que l'on a de la chaîne de causalité de chacun de ces choix. Or, on ne peut voir au delà des choix que l'on ne peut comprendre.

Je ne me sens pas plus rassuré à l'idée de vivre dans une société dirigée par des scientifiques et des techniciens (autrement dit, des technocrates au sens propre du terme) que par une société dirigée par des prêtres, des banquiers, des rois ou des présidents. N'en déplaise à Mr Fresco, la science est elle-même, à bien des égards, une religion. Une preuve se trouve dans les affirmations même de Jacque Fresco, lorsqu'il explique que la science procède tout à la fois de l'observation d'événements fortuits (par exemple, la découverte du métal à mémoire de forme), et d'innombrables erreurs et ratés. Il explique que ceux qui reçoivent des prix Nobel ne devraient pas les recevoir, car ce ne sont que des gens chanceux à qui le sort à sourit, tandis que derrière eux, ce sont des dizaines, des centaines voir des milliers de chercheurs qui ont travaillé avec autant de passion, mais sans avoir la chance de voir aboutir un résultat.

D'autre part, et voilà qui sera encore plus pertinent, la science se montre le plus souvent dogmatique, en cela qu'elle repousse avec force les théories nouvelles qui mettent en cause les théories anciennes. Einstein disait d'ailleurs à propos : "Il est beaucoup plus facile de désagréger un noyau d'atome qu'un préjugé humain." Bien souvent, les idées anciennes (scientifiques ou autres), c'est à dire les idées les plus véhiculées, sont celles qui ont cours et ces idées forment le canevas des croyances sur lesquelles repose tout l'édifice scientifique. Mais comme le montre l'évolution constante des sciences et techniques, une théorie chasse l'autre[4]. Scientifiquement, nous savons déjà que ce que nous croyons aujourd'hui est déjà mis en défaut par les théories nouvelles, qui ne demandent qu'à être démontrées. C'est une question de temps. Einstein, encore lui, disait que "Les concepts physiques sont de libres créations de l'esprit humain, même s'ils ont l'air d'être déterminés uniquement par le monde extérieur." Alors, au regard de ces objections, pensez-vous toujours que fonder une civilisation reposant sur la méthode scientifique soit aussi pertinent que cela ?

Le langage scientifique constitue, comme cela est expliqué dans ce chapitre, un langage commun entre les peuples de la terre. Vraiment ? Mais qui, sur terre, peut vraiment prétendre connaître et maitriser le langage scientifique suffisamment bien pour pouvoir développer une critique des solutions proposées dans le cadre du Projet Venus ? Ne nous faudrait-il pas déposer entre les mains des scientifiques et des ingénieurs des décisions qui nous impliquent ? Il faudrait donc une fois de plus faire acte de foi. Personnellement, ce n'est pas ainsi que je conçois une démocratie participative. Nous sommes bien souvent dépassé par les décisions prises par nos élus car la complexité des arcanes de la politique nous dépasse et que bien peu d'entre nous peuvent comprendre réellement les tenants et aboutissant des problèmes. Qu'en serait-il si nous déposions le pouvoir de décision entre les mains de techniciens et de scientifiques, ou plus encore, entre les circuits électroniques d'ordinateurs ultra perfectionnés ? N'y a-t-il pas autant de divergences d'opinion entre les scientifiques et les techniciens qu'il n'y en a entre politiciens ou bureaucrates ? Comment le citoyen pourra-t-il juger avec discernement et influer sur les choix à faire lorsqu'il y a divergence, comme le veut toute démocratie digne de ce nom ? Les citoyens seront forcé de croire telle ou telle opinion, en se basant sur des arguments qui, par nécessité d'emporter les suffrages, seront au mieux vulgarisé, au pire mensonger. Il se peut tout aussi bien que la mauvaise foi et l'émotionnel s'insère dans les débats : lorsqu'il s'agit de faire triompher une idée, que celle-ci soit religieuse, philosophique, politique ou scientifique, les travers humains risquent fort de pointer leur nez. Toutes ces questions, il faut les poser.

(fin de la première partie)



[1] la loi de causalité en physique est étroitement liée au déterminisme, mais celui-ci est battu en brèche par la mécanique quantique, qui tend à donner une tout autre perspective à la loi de causalité, perspective qui se rapproche alors fort curieusement de la définition bouddhiste de la loi de causalité réciproque également appelé karma.

[2] Albert Einstein disait "Il semble que les anciens connaissaient quelque chose que nous avons oublié."

[3] voir le paragraphe intitulé Retour sur la civilisation.

[4] de nos jours, la théorie quantique tend fortement à chasser la théorie déterministe de l'univers, par exemple.

 

Bibliographie

Nouveau dictionnaire étymologique du français, par Jacqueline Picoche, éd. Hachette-Tchou (1971)

L'infini dans la paume de la main, par Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan, Nil Edition (2000)

Les dernières heures du Soleil ancestral, par Thom Hartman, éd. Ariane (1998-1999)

Essai d'exploration de l'inconscient, par C.G. Jung, éd. Robert Laffont (1964)

La clé, par Grace Gassette et Georges Barbarin, éd. Astra (1950)

Le chemin le moins fréquenté, par Scott Peck, éd. Robert Laffont (1987)

Libres enfants de Summerhill, par A.S. Neill, Librairie François Maspero (1970)

Le meilleur des mondes, de Aldous Huxley, éd. Plon (1977)

1984, de Georges Orwell, éd. Gallimard (1950)

La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre, par Naomi Klein, éd. Acte Sud (2008)

 


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