Liberté ou Égalité ?

par maltagliati
vendredi 3 février 2012

Dans la Sainte Trinité républicaine, Liberté et Égalité sont indissolublement associées et semblent, avec la Fraternité, se « compléter » naturellement. Il n’est personne qui, dans le contexte d’aujourd’hui, ose aller à l’encontre d’une telle perception des choses. Et pourtant ? Liberté ou Egalité ?

Dans la tradition politique française, un seul homme a osé poser cette question ouvertement : Alexis de Tocqueville (1805-1859). Principalement dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique, paru en deux tomes (1835 et 1840). Tocqueville a fait le voyage du Nouveau Monde et nous décrit avec rigueur et, il faut le dire, avec un certain enthousiasme ces sociétés nouvelles que sont allés fonder des Européens souvent marginaux, en rupture avec une société aux affres de laquelle ils voulaient échapper : un ancien régime avec, depuis la fin du XVIème siècle surtout, son cortège de guerres et de misères, ses religions intolérantes et ses inégalités.

Le titre de la Démocratie en Amérique recouvre donc pour Tocqueville cette société basée sur l’égalité, question à laquelle il est personnellement d’autant plus sensible qu’il est issu de l’aristocratie, son propre père ayant vécu directement les bouleversements de la révolution française. Malgré quoi, Tocqueville ne part pas d’un point de vue défavorable. Il constate que nous sommes dans une société marquée par l’Égalité des conditions. Ce qu’en tant que fils d’aristocrate il pourrait regretter. Là n’est pas la question. Cette égalité est pour lui un DONNÉ des sociétés modernes, qu’il faut accepter (1). Devant ce constat de l’avènement de l’égalité, il se demande : qu’en advient-il dès lors de la Liberté  ? Car si un régime de liberté ne peut manquer d’engendrer une grande égalité, l’inverse n’est pas nécessairement vrai : l’égalité est compatible avec un régime de liberté mais elle peut également favoriser l’essor d’un régime despotique. Pourquoi ? Dans les régimes aristocratiques, le pouvoir de l’État trouve face à lui des grands (aristocrates, élites) capables de lui résister. Quand s’instaure l’égalité, les humains sont tous réduits à LA MEME CHOSE, très peu de chose, et sont en outre posés les uns à côté des autres comme autant d’atomes isolés. Une large voie s’ouvre dès lors au Pouvoir d’État. C’est Montesquieu qui a dit un siècle avant Tocqueville que si dans une société d’hommes libres, tous sont égaux en condition, le Despote lui aussi s’accommode de l’égalité : sous un despote tous les hommes sont égaux, car ils ne sont RIEN.

Si l’on peut incontestablement prendre pour point de départ que l’avènement d’une ère d’égalité est un grand BIEN, on ne peut à mon sens éluder la question de Tocqueville, qui se pose bien de la façon suivante : une société basée sur l’Égalité des conditions est-elle compatible avec un régime de Liberté ?

La réponse de Tocqueville est à mon sens en deux temps : 1) ce n’est pas du tout évident (et il montre pourquoi), 2) les risques sont grands (et il développe lesquels).

Ce n’est pas du tout évident

Pas facile de suivre Tocqueville dans son interrogation sur la formation des États américains et leur organisation en Confédération (États-Unis). Les choses ont bien changé en deux siècles et le contexte est très différent : nous sommes en Europe dans une société qui s’est lentement constituée à travers les siècles et dans laquelle le principe d’égalité proclamé par la révolution française a encore bien du chemin à faire. Au contraire de Tocqueville, qui la met en question, les idéologues républicains et leurs émules auraient tendance à attribuer bien des maux de nos sociétés au fait précisément qu’elles ne sont pas encore assez égalitaires et à nous pousser toujours plus avant dans cette voie.

Je l’ai dit, Tocqueville montre un certain enthousiasme pour les jeunes démocraties américaines (2) et tranche globalement en leur faveur ; Il y voit un espace où au départ le règne de l’EGALITE construit avec beaucoup d’adresse et de détermination celui de la LIBERTE. Et pourtant, à y regarder de plus près, les conséquences de ce régime d’égalité sont loin d’être évidentes, que l’on regarde ses effets dans le domaine politique, judiciaire… Le point nodal de la réflexion de Tocqueville se trouve dans le chapitre VII de la deuxième partie du volume I (1835) où il envisage les conséquences du règne de la majorité (la Démocratie) sur la pensée humaine dans lequel il montres le carcan imposé à la pensée par la dictature de la majorité. Elle ne pratique certes ni censure ni autodafé mais contraint intérieurement au silence. Ce chapitre est un chapitre prophétique où Tocqueville profère l’avertissement suivant : « Les monarchies absolues avaient déshonoré le despotisme ; prenons garde que les républiques démocratiques ne le réhabilitent, et qu'en le rendant plus lourd pour quelques-uns, elles ne lui ôtent, aux yeux du plus grand nombre, son aspect odieux et son caractère avilissant. » Un univers totalitaire qui procéderait plus de l’Utopie d’Huxley (Le meilleur des mondes) où l’État veut le « bonheur » de chacun, que de celle d’Orwell (1984) qui conserve le côté odieux et oppresseur de Big Brother.

Le despotisme démocratique

Il y aurait donc deux égalités : d’une part l’égalité d’hommes libres développant sainement leur environnement politique, et d’autre part cette égalité abstraite imposée par le Pouvoir agissant de telle sorte qu’à l’intérieur de la société personne ne soit plus qu’un simple atome, que rien ne puisse donc se structurer qui remette en question l’omnipotence de l’État (3). Ce que Tocqueville montre avec excellence, c’est que dans la société basée sur l’Égalité, le Pouvoir – l’État – trouve grande ouverte la voie à tous les abus. La thèse qu’il développera plus tard dans L’Ancien Régime et la Révolution est au rebours de toutes les idées reçues sur les dangers de la démocratie. Tocqueville montre en effet que loin d’avoir affaibli le Pouvoir, sa démocratisation l’a rendu moins arrogant sans doute, mais plus fort, plus absolu en lui donnant pour justification ultime d’être l’émanation de tous. Il serait injuste d’interdire de contester le pouvoir d’un Roi ou d’une oligarchie. A l’inverse, il serait juste d’interdire toute remise en cause d’un « Pouvoir exercé au nom du Peuple ». Dans la Démocratie, celui qui se dresse contre l’État devient l’ennemi du peuple !

Tocqueville nous emmène par cette voie au cœur même du dilemme de la Démocratie, d’un côté pouvoir qui s’exerce au nom de tous et qui apparaît ainsi comme la négation même du pouvoir, mais en même temps de l’autre côté pouvoir absolu qui régit tout et ne supporte aucune remise en cause. Tocqueville pose alors un diagnostic à l’encontre de tous ceux qui voient la Démocratie menacée par le désordre, l’anarchie : « je ne pense pas que la nature d'un pouvoir démocratique soit de manquer de force et de ressources ; je crois, au contraire, que c'est presque toujours l'abus de ses forces et le mauvais emploi de ses ressources qui le font périr. » Il se pose en véritable prophète de l’apocalypse politique des XXème et XXIème siècles : « On avait pensé, jusqu'à nous, que le despotisme était odieux, quelles que fussent ses formes. Mais on a découvert de nos jours qu'il y avait dans le monde des tyrannies légitimes et de saintes injustices, pourvu qu'on les exerçât au nom du peuple.  » (ch. X) (4)

Dans le deuxième volume (1840), Alexis de Tocqueville envisage les conséquences du règne de l’Égalité sur l’ensemble des aspects de la vie humaine et découvre avec plus d’un siècle d’avance bien des méfaits (tous les méfaits !) de la société du XXème siècle :

  1. « C'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde » (ch. II)
  2. « J'aperçois comment, sous l'empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l'état social démocratique favorise, de telle sorte qu'après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l'esprit, humain s'enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre. » (ch. II)
  3. « Dans les aristocraties, [l’ouvrier] cherchait à vendre ses produits très cher à quelques-uns ; il conçoit maintenant qu'il y aurait un moyen plus expéditif de s'enrichir, ce serait de les vendre bon marché à tous. […] Ainsi, la démocratie ne tend pas seulement à diriger l'esprit humain vers les arts utiles, elle porte les artisans à faire très rapidement beaucoup de choses imparfaites, et le consommateur à se contenter de ces choses. » (ch. XI)
  4. « L'hypocrisie de la vertu est de tous les temps ; celle du luxe appartient plus particulièrement aux siècles démocratiques. […] Ne pouvant plus viser au grand, on cherche l'élégant et le joli ; on tend moins à la réalité qu'à l'apparence. » (ch. XI) 
  5. « Chez les peuples démocratiques, les individus sont très faibles ; mais l'État, qui les représente tous et les tient tous dans sa main, est très fort. » (ch.XII)
  6. « Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n'aperçoivent dans les lettres qu'une industrie, et, pour quelques grands écrivains qu'on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d'idées. » (ch.XIV)
  7. « Les peuples démocratiques, en doublant ainsi le sens d'un mot, rendent quelquefois douteux celui qu'ils lui laissent et celui qu'ils lui donnent. […] Ceci est une conséquence fâcheuse de la démocratie. J'aimerais mieux qu'on héris¬¬sât la langue de mots chinois, tartares ou hurons, que de rendre incertain le sens des mots français. » (ch.XVI)
  8. « Les historiens de l'Antiquité enseignaient à commander, ceux de nos jours n'apprennent guère qu'à obéir. » (ch. XX) 
  9. « Ainsi, il pourrait bien s'établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts. » (II, ch. XI)
  10. « Celui qui a renfermé son cœur dans la seule recherche des biens de ce monde est toujours pressé, car il n'a qu'un temps limité pour les trouver, s'en emparer et en jouir. » (II, ch. XIII)
  11.  « Si les hommes parvenaient jamais a se contenter des biens matériels, il est à croire qu'ils perdraient peu à peu l'art de les produire, et qu'ils finiraient par en jouir sans discernement et sans progrès, comme les brutes. » (II, ch.XVI)
  12. « Ce qui met en danger la société, ce n'est pas la grande corruption chez quelques-uns, c’est le relâchement de tous. Aux yeux du législateur, la prostitution est bien moins à redouter que la galanterie. » (III, ch. XI)
  13. « Dans les démocraties, tous les hommes sont semblables et font des choses à peu près semblables. Ils sont sujets, il est vrai, à de grandes et continuelles vicissitudes ; mais, comme les mêmes succès et les mêmes revers reviennent continuellement, le nom des acteurs seul est différent, la pièce est la même. » (III, ch. XVII)
  14. « Il n’y a de fort dans un pays démocratique que l’État. » (III, ch. XXIV)


Je m’arrête là. Mon désir n’est pas de vous fatiguer à force de citations. Trop tard, Maltagliati ! Excusez-moi, je me suis laissé emporter, mais c’est parce que je regrette vraiment que l’ouvrage de Tocqueville soit difficile d’accès, pour ne pas dire illisible aujourd’hui. Ceci dit, maintenant que vous avez approché sa démarche, je vous invite instamment à lire les chapitres V à VII qui terminent le deuxième volume : Que parmi les nations européennes de nos jours le pouvoir souverain s'accroît, quoique les souverains soient moins stables - Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre. (4)

Quant à ma question de départ, LIBERTÉ ou EGALITÉ ? ma réponse est bien que le véritable problème humain est le libre développement de ses facultés créatrices. Dans un tel contexte, l’être humain n’a pas besoin de s’asseoir sur la tête de son voisin pour surnager. Il n’est par contre pas éternellement contraint à la médiocrité universelle qu’implique le faux règne de l’Égalité sous lequel nous vivons.

MALTAGLIATI

« Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d'individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organes ; pour l'arrêter, des révolutions, et non des lois : en droit, un agent subordonné ; en fait, un maître. » (L’Ancien Régime et la Révolution)

(1) « Je n’ai même pas prétendu juger si la révolution sociale, dont la marche me semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à l’humanité ; j’ai admis cette révolution comme un fait accompli ou prêt à s’accomplir, et, parmi les peuples qui l’ont vue s’opérer dans leur sein, j’ai cherché celui chez lequel elle a atteint son développement le plus complet et le plus paisible, afin d’en discerner clairement les conséquences naturelles , et d’apercevoir, s’il se peut, les moyens de la rendre profitable aux hommes. J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique... » (Introduction)

(2) « Les principes généraux sur lesquels reposent les constitutions modernes, ces principes, que la plupart des Européens du XVIIème siècle comprenaient à peine et qui triomphaient alors incomplètement dans la Grande-Bretagne, sont tous reconnus et fixés par les lois de la Nouvelle-Angleterre : l'intervention du peuple dans les affaires publiques, le vote libre de l'impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, la liberté individuelle et le jugement par jury, y sont établis sans discussion et en fait. » (chapitre II)

(3) « La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu'il faisait représenter devant les courtisans. » (Tocqueville dans ce même ch.VII)

(4) L’ouvrage est disponible en ligne dans les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec (http://classiques.uqac.ca/).
Contrairement à la Démocratie en Amérique, l’ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution est lui court et lisible. Il renverse bien des idées reçues (disponible sur le même site).


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