1300-2000, sept siècles de calcul s’achevant par un inhumanisme

par Bernard Dugué
mercredi 8 juin 2011

La révolution néolithique a duré des millénaires, entre sept et dix. Disons qu’elle s’est déroulée sur une période comprise entre 7000 av JC et l’âge médiéval européen. Débutant précocement au Moyen-Orient, puis s’affirmant en Europe. Sept millénaires de progrès technique et de transformations humaines.

 L’humanité a produit et vécu de rares révolutions techniques dont les conséquences ont été bouleversantes car ces innovations ont été poursuivies dans la durée avec application et persévérance, jouant sur une multiplication des inventions techniques. Age de pierre, de bronze, de fer, ont accompagné cette fameuse révolution néolithique qui a permis aux hommes d’exploiter les ressources végétales, animales puis minérales. Par la suite, l’invention du langage a permis aux hommes d’asservir une partie d’entre eux, qui furent esclaves. Toute invention technique offre un champ opératoire plus étendu qu’on ne le croyait au moment de son apparition. L’homme se caractérise par sa finesse d’observation et son incroyable savoir faire qui progresse sans cesse, se renforce, se rend de plus en plus efficace pour opérer en dépassant les limites naturelles. La révolution néolithique a fini par créer les conditions linguistiques et psychiques d’une ouverture mystérieuse de l’homme aux réalités qui le dépassent. Lao Tse, Confucius, Zoroastre, Platon, Moïse, Hésiode, Homère, Sophocle, Jésus et pour finir Mahomet. Longue période de développement spirituel à l’échelle mondiale. Période axiale pour Jaspers au flair infaillible. L’alliance du droit, de la religion, des techniques issues du néolithique, aurait dû produire des civilisations stables, pérennisées par les cités, enfin, c’est ce qu’on pourrait penser car la nature humaine semble instable, indocile, conquérante, avide de biens et de territoires, de pouvoirs. Le fer a autant servi à labourer les terres, tailler le bois, qu’à fournir des lances pour tuer l’ennemi.

L’Histoire raconte la révolution scientifique avec Galilée, Descartes puis Newton. Le destin de l’Europe se serait produit au 17ème siècle. Or, selon d’autres auteurs, le 14ème siècle aurait été décisif. Dans une savante étude, Alfred Crosby décèle une période cruciale entre 1275 et 1325, marquée par l’avènement du calcul et l’apparition d’un mode de pensée résolument tourné vers la quantification du réel. Lorsque fut fabriquée la première horloge mécanique et le premier canon, les Européens se sont mis à penser en terme de temps et d’espace mesurés. La comptabilité en partie double constitua une avancée majeure permettant le développement du commerce et des premières industries. Les cartes ont été tracées alors que les églises se sont mises à sonner le temps quantifié, se superposant à la « vision temporelle » induite par l’observation du soleil. Roger Bacon a mesuré l’arc-en-ciel, alors l’usage des chiffres arabes a dévoilé l’incroyable efficacité du zéro qui permet d’avoir une idée des ordres de grandeurs et donc, de penser à la manière d’un logarithme. La bataille de Crécy met en œuvre les premiers canons en 1346. La guerre de 100 ans saura mettre à profit ces armes nouvelles, la cavalerie étant alors supplantée par l’infanterie et l’artillerie. Autour de 1350 la terrible peste noire décime plus du tiers de la population européenne. A noter également l’impasse de la civilisation islamique arabe, dont le déclin fut analysé par Ibn Khaldûn. 1453 signe la fin de la guerre de 100 ans tout en consacrant cette nouvelle puissance que fut l’Empire ottoman qui s’empara de Constantinople, 150 ans après sa naissance en 1299.

Autant dire que le Trecento a été un siècle déterminant, plus que son successeur glorifié, le Quattrocento. La mesure et le calcul constituent une véritable révolution. C’est en vérité une transformation fondamentale aussi déterminante que celle du Néolithique mais concernant un champ distinct, celui de la pensée et l’esprit. Le Néolithique a vu naître les techniques appliquées aux matériaux inertes, pierre, métaux, bois, ou bien aux formes vivantes, végétales, animales. Le 14ème siècle a vu l’avènement des techniques de l’esprit, autrement dit du calcul, procédé promis à devenir universel et reposant sur la quantification des choses matérielles, physiques et naturelles. Techniques de l’esprit et techniques du calcul et de la quantification, voilà la véritable révolution européenne dont les réalisations vont se poursuivre incessamment, avec des accélérations au 19ème siècle. Le capitalisme est un accélérateur de production et d’échange, couplé avec l’utilisation des énergies naturelles. Le capitalisme est l’héritier de la comptabilité en partie double, alors que le charbon et le pétrole se substituent aux énergies éoliennes utilisées dans la marine et les moulins à vent, ainsi que les énergies hydrauliques utilisées dans la mécanique des moulins à eau.

Le tournant du 14ème siècle, c’est aussi l’ars magna, cette machine logique inventée par Raymond Lulle pour traiter diverses questions de théologie. Comme si Dieu pouvait se prévaloir d’une rationalité pouvant être utilisée afin de sécuriser les inquiétudes humaines face au questionnement. On voit le signe du déclin de la scolastique. A cette époque fut inventée une nouvelle manière de faire de la musique, l’ars nova, codifié par Philippe de Vitry alors que Pétrarque se signalait par une offensive poétique remarquable, anticipant la Renaissance italienne et porteur d’un authentique dessein humaniste pouvant être accompli par les lettres. 

L’humanisme est devenu peu à peu un dispositif d’ordre idéologique, culturel, voire même cultuel et religieux. La connivence entre le christianisme et l’humanisme européen est un secret de polichinelle. Ces deux dispositifs n’ont pas empêché l’Europe de s’abîmer dans un carnage avec le succès des armements issus de la civilisation calculante.

1969, année hautement symbolique qui signe le triomphe de la civilisation calculante, Europe, Japon, Russie et un monde médusé regardant à la télévision le premier pas sur la lune, prouesse due aux techniques spatiales, au calculateurs IBM. Mais le plus important, c’est que la télévision a retransmis l’événement.

A partir des années 1970, une révolution industrielle majeure se dessine, celle du numérique, qui permet de transformer des signaux en chiffres binaires, ce qui les rend directement insérable dans les calculateurs, sans compter les moyens de réplication et de transmission. Le temps de la comptabilité double ou des actions libellées sur un morceau de papier est révolu. Pour l’instant, il est difficile d’apprécier ce que ces nouvelles techniques vont induire en terme de changement sociaux et de transformations humaines. Allons nous vers une civilisation de l’hyper calcul héritée du 20ème siècle ou vers quelque chose de nouveau ?

Il existe maintenant un langage du calcul, sorte de novlangue performative permettant de communiquer dans le pays des choses chiffrées. C’est aussi le langage des sorciers de la marchandise. Il va de pair avec l’hypnotisation et caractère fétiche du nombre. Le chiffre étant au politique et au manager ce que la valeur est, en tant que forme fétiche, à la marchandise. Les années 1990 ont vu se dessiner les contours de la civilisation comptable, de la société des chiffres et du numérique. Une toile de formes envahissantes et de données numériques galopantes a submergé la civilisation mondiale occidentale. L’homme ne compte plus, il se compte !

L’analyse des techniques incorpore donc différentes périodes, certaines amenant des ruptures et des transformations notables dans la condition humaine et sociale. Mais un invariant se dessine, celui des dominations et du crime. Chaque innovation technique a engendré des systèmes de domination, accompagnés de conquêtes, de guerres pour avoir un territoire, une place dans le dispositif politique et le plus souvent, des avantages matériels. Meurtres et asservissement sont l’expression de l’essence de l’homme, comme le sont aussi les cultures, les religions, les réalisations artistiques. L’Antiquité avait ses esclaves, la modernité aussi, le Moyen Age avait ses serfs, le monde industriels ses travailleurs prolétaires. L’avènement de la société de l’hyper calcul amène de nouvelles dominations, confirmant l’essence de l’homme. Les années 1990 ont confirmé l’avènement des nouveaux asservissements. L’homme est un animal devenu intéressé puis à la limite de la vénalité. L’Etat protège la société de la vénalité galopante. Mais la leçon à retenir depuis les subtiles analyses d’Aristote sur les esclaves, c’est que l’asservissement repose sur un usage des moyens cognitifs. Dans la mesure ou le numérique et l’hyper communication renforcent les dominations intellectuelles, culturelles et cognitives, les nouvelles classes dominantes sont de plus en plus aisées, les Etats sont de plus en plus puissants et les populations de plus en plus asservies. L’information échangée épouse les contours d’une asymétrie offrant aux manipulateurs les rênes du pouvoir et du profit.

Il n’est pas sûr que la civilisation du numérique amène un nouvel humanisme. On peut même envisager l’avènement d’un inhumanisme constitué autour de la conception de l’homme comme un moyen, une matière à exploiter en échange de quelques acquis sociaux. Nous voilà au seuil de l’énigme. L’humanité va-t-elle se soumettre aux dominants ? C’est envisageable, au vu de l’imbécillité régnante. Les mécontents aboient. Ils ne pensent pas.


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