1945-2017. Une France qui tombe… avant une autre France ?

par Bernard Dugué
mercredi 11 juin 2014

Ce qui rend consistante et dynamique une Nation, c’est un consensus sur une manière de vivre collectivement avec en plus une idéologie structurante à laquelle adhère une majorité parmi les habitants d’un pays. Par idéologie, on entend plus quelque chose relevant d’un sentiment d’unité et de relation, patriotisme, religion, valeurs, plutôt qu’un ensemble de règles formelles. L’idéologie structurante représente un cadre pour penser et agir. Les évolutions mentales, techniques et culturelles impriment leur marque dans les esprits et transforment les idéologies structurantes. Les régimes politiques ont le choix entre maintenir l’ancien système où se réformer avec la société, cette réforme pouvant se faire progressivement ou alors après une phase violente. C’est arrivé sous Giscard et Pompidou, après les événements de 68. C’est arrivé sous Napoléon, après la Révolution et la Terreur ; mais aussi en 1917 en Russie ou plus loin encore, vers 1870 en France avec l’avènement de la Troisième République dans un contexte de fronde après la défaite de Sedan contre la Prusse ; un régime qui s’installa dans la durée, quelques 70 ans, entre la Commune de Paris marquant la crise sociale du monde industriel et la défaite contre l’Allemagne nazie en 1939. En 1917 naissait l’Union soviétique, en 1945 renaissait la France après l’épreuve de l’Occupation, une France inédite, nouvelle, vouée à se reconstruire avec les ressorts industriels et sociaux.

1917-1992, la courte histoire de l’Empire soviétique qui, faute d’avoir su s’adapter, a chuté dans un contexte de désamour du communisme et d’efficacité de l’économie libérale devenue une valeur occidentale partagée sur la planète. Les Berlinois de l’Est furent accueillis par leurs homologues de l’Ouest par un cadeau de bienvenue sous la forme de billets libellés en marks. Les historiens ont placé Jean-Paul II comme ressort spirituel ayant favorisé la chute soviétique mais les Berlinois de l’Est ont semble-t-il adhéré à une autre religion, se précipitant dans ces nouveaux temples modernes que sont les centres commerciaux. L’Union soviétique a trop tardé à se réformer, croyant le communisme aussi éternel que la terre qui tourne. Quand Mikail Gorbatchev entama les grandes manœuvres pour changer d’orientation, il était trop tard. Son successeur Eltsine a géré la débâcle, assurant la transition libérale en privatisant les industries. Les opportunistes ont raflé la mise et les gens de peu ont récupéré encore moins. La Russie a failli disparaître à la fin des années 1990 sur fond de crise asiatique. Vladimir Poutine a partiellement redressé le pays en appliquant une politique faite de gaullisme à la sauce orthodoxe et tsariste.

Et la France contemporaine ? Elle est née dans la souffrance après la Libération, avec une reconstruction voulue et de nouveaux outils, la plupart ayant été façonnés par le Conseil National de la Résistance. Retraite, santé, congés, accompagnement économique et industriel, vote des femmes, éducation… La France des trente glorieuses était sur les rails, avec au début des ratés et des déraillements, la décolonisation à gérer et aussi la crise des partis qui acheva la Quatrième République. La France qui suivit et prospéra remarquablement, c’est la France du général de Gaulle et du mouvement gaulliste accompagné par le parti communiste assez influent depuis la Libération mais en perte de vitesse. Après le départ du général, Pompidou, Giscard et Mitterrand se sont partagés le soin de maintenir le rang de la France, ses valeurs, ses institutions et son dynamisme. Les uns dans le sillage du gaullisme et les autres dans celui du communisme vite absorbé par une idéologie plus au goût de l’époque, le socialisme mitterrandien. Avec une gauche qui comme la droite, se scindait en trois mouvances, le bonapartisme de Mitterrand, le libéralisme de Rocard et le républicanisme de Chevènement. Le double sceaux idéologique transmis depuis la Libération par les mouvances gaullistes et socialistes a été efficace jusque dans les années 1980 puis dans le sillage de la chute du mur, l’héritage a été dilapidé.

Les fossoyeurs du gaullisme et du socialisme se sont partagés le pouvoir en France, avec le premier à œuvrer, un certain Jacques Chirac assez indécis, brouillon mais tenant la barre, pas vraiment au fait des changements de la société et du monde. L’épisode Jospin a enterré le socialisme de 1981. Puis les liquidateurs sont arrivés. Une décennie perdue sur fond de crise politique, sociale de transformation des équilibres mondiaux. Une décennie jouée à deux, avec Nicolas Sarkozy et François Hollande. Les évolutions économiques, technologiques, mentales et socioculturelles ont rendu inopérant le modèle social français. Les corps intermédiaires, syndicats, corporations, édiles en charge des institutions fondamentales que sont l’université, l’éducation, la santé, la culture, ont peu à peu laisser filer l’excellence et les valeurs pour mettre les institutions au service d’individualité. Prenez l’université, elle a été galvaudée par les libéraux qui l’ont vendue et les bureaucrates qui l’ont trahie. Les hôpitaux ont suivi le même chemin.

Un trait ironique. Aux States, c’est la ploutocratie. On réussit dans les affaires et après on fait de la politique. Quoique, de plus en plus, la politique sert à renforcer ses affaires. En France c’est l’inverse, la bureaucratie. On fait de la politique et après on monte une affaire. De Jean-François Copé à Guillaume Peltier ou Gilles Savary du PS qui monta sa boîte en fils spirituel de DSK. En général, les politiciens qui montent une affaire se contentent d’œuvrer dans le conseil ou la com. C’est plus facile à faire prospérer une affaire lorsqu’on peut compter sur des amis et des marchés publics. Pierre Desproges dirait qu’un politicien, c’est un type qui rêve de diriger une entreprise mais qui s’il en avait la charge, la coulerait au bout de six mois. Alors ce type fait de la politique, souvent au niveau local. Il construit des terrains de sport, des salles de spectacle, des ronds points, le tout sans aucun risque puisqu’il gère l’argent public. Ces quelques lignes représentent un portait de nos sociétés. Un artiste pourrait en faire une fresque qui explique pourquoi ça marche pas très bien et ça finit par marcher sur la tête. L’argent y a sa part de responsabilité. Fermons la parenthèse.

2017 (ou 2015 ?) ça nous situe quelques 70 ans après la Libération. Sept décennies, c’est à peut près ce qui sépare l’avènement de Napoléon de la défaite à Sedan et la Troisième République, elle-même ayant duré à peu près 70 ans avant l’épreuve de l’Occupation. Sept décennies, c’est aussi la durée de l’Empire soviétique. Sans sacrifier à un maléfice numérologique, on peut voir se dessiner un épuisement de la France qui a pris ses distances avec les valeurs et principes qui l’ont accompagnée pendant les trente glorieuses et deux décennies de plus. 2017, ça résonne un peu comme une chute, une fin. Les idéologies structurantes d’il y a 50 ans n’ont pas été supplantées par de nouvelles idéologies structurantes. Du coup, ce sont les idéologies déstructurantes qui oeuvrent, à la fois dans les partis de gouvernements et dans les partis contestataires. La politique de l’offre et de la compétitivité, c’est une idéologie déstructurante, au même titre que la transition écologique. Quant au FN, inutile de faire un effort intellectuel pour comprendre qu’il participe aussi de l’idéologie déstructurante. Le communisme et le gaullisme furent porteurs. Le FN, le FG et l’UMPS ne portent plus les espoirs de la France qui se replie dans les peurs. 2017, la France risque de tomber. Il faut refonder ou même inventer une nouvelle idéologie structurante, qui incorpore des valeurs anciennes et éprouvées autant que quelques principes en adéquation avec le contexte actuel.

La France risque aussi de résister et c’est le plus grand risque. Résister en jouant sur les leviers de contrôle et de séduction avec deux appareils non plus structurant mais régulant et organisant un monde où l’homme a abdiqué face à sa constitution de prince du royaume. Un homme devenu asservi face à la domination de la finance et de la bureaucratie. La société peut s’effondrer. C’est une hypothèse. Elle peut perdurer avec le contrôle scientifique. C’est une autre hypothèse. Elle peut aussi se métamorphoser pour un nouvel équilibre plus humain. C’est du rêve.

L’idéologie structurante, c’est celle de la religion cathodique, avec des grandes messes qui reviennent régulièrement, le mondial de foot, les JO, et puis des petites messes hebdomadaires, voice, années bonheurs, amour dans le pré, grand pâtissier ; il y en a pour tous les goûts, de Julie Lescaut au Dr House. Autre pôle structurant, le centre commercial avec les burgers et aussi le smartphone. Structurant, certes, mais tenez, puisque j’y pense, il y a plus de quinze siècles, un empire s’effondrait avec pourtant un pôle très structurant : « du pain et des jeux ! »

Ces quelques réflexions ouvrent sans doute des perspectives à développer dans des analyses un peu moins brouillonnes. Le spectre des 70 ans n’est qu’une astuce de lanceur d’alerte philosophique. Faites en bon usage. La vie continue ! Nous entrons dans une nouvelle ère scientifique. Et philosophique. Le monde devient un rêve et un cauchemar.

 


Lire l'article complet, et les commentaires